Sonic Pi : la programmation informatique au service de la créativité
Jenny Judge, chercheuse en sciences et en musique, Université de Cambridge (Royaume-Uni)
Par un jeudi après-midi pluvieux, à Cambridge, au Royaume-Uni, Sam Aaron raconte à une serveuse qu’il prépare un concert. Elle lève les yeux de sa machine à expressos et lui demande, curieuse : “Tu joues de quel instrument?”. “En fait, ça va te paraître un peu étrange”, lui répond Sam dans un éclat de rire. “Je joue de l’ordinateur”.
Sam Aaron, programmeur informatique, s’est effectivement donné pour mission de “jouer de l’ordinateur” et d’aider d’autres personnes à faire de même. Depuis son bureau au laboratoire informatique de l’Université de Cambridge, il a mis au point Sonic Pi, un synthétiseur d’exploitation libre qui permet de faire de la musique à partir de commandes de texte. Il a été conçu pour être utilisé sur la plate-forme informatique programmable à faible coût Raspberry Pi. Au départ, Sam a bénéficié de l’appui financier de la Broadcom Foundation, qui s’était engagée à soutenir ses travaux pendant les trois premiers mois. Ensuite, la Raspberry Pi Foundation a pris le relais et contribué à son projet au moyen d’un don en faveur du laboratoire informatique.
Sonic Pi est un projet à vocation davantage sociale que commerciale. Il incite à apprendre à coder tout en s’amusant avec les sons. Sam s’est associé à des éducateurs pour concevoir du matériel permettant d’enseigner l’informatique dans le primaire. Il a également collaboré avec des artistes pour explorer tout le potentiel du logiciel. La dernière phase du projet, baptisée “Sonic Pi Live and Coding”, vise à faire de Sonic Pi un instrument de musique à part entière utilisé dans le cadre de concerts en direct.
Sonic Pi : un projet à vocation sociale
“J’ai créé Sonic Pi dans le but de permettre au plus grand nombre de donner libre cours à leur créativité grâce au codage”, explique Sam. “C’est mon principal objectif. Pour y arriver, il suffit de lever les entraves qui empêchent de vivre cette expérience”. L’interface Sonic Pi se veut avant tout simple, conviviale, dotée de grosses touches aux couleurs agréables, ce qui permet de porter un autre regard sur la programmation. “Le logiciel fait de la programmation un processus plus simple et moins effrayant au premier abord”, explique-t-il. “Les environnements de programmation traditionnels présentent généralement un aspect rebutant pour tout novice”. Le fait que Sonic Pi soit un logiciel libre est un autre avantage majeur. Mieux encore, il peut être utilisé sur un ordinateur coûtant à peine 25 livres sterling.
Encourager les enfants à explorer de nouveaux horizons
Le Raspberry Pi est le fruit de l’ingéniosité d’un groupe de chercheurs de l’Université de Cambridge bien résolus à changer la façon dont les enfants appréhendent l’informatique. En 2006, Eben Upton, Rob Mullins, Jack Lang et Alan Mycroft, depuis leur laboratoire à l’université, commencèrent à s’inquiéter du fait que pratiquement aucun des nouveaux étudiants inscrits en informatique à Cambridge n’étaient adeptes de la programmation. Pourquoi les jeunes se détournaient-ils du monde de la programmation? Selon le groupe, le problème tenait en partie au prix extrêmement élevé et à la complexité croissante des ordinateurs. Ils arrivèrent à la conclusion que, soucieux du coût de cette pratique, les parents empêchaient peut-être leurs enfants de s’y adonner. Les membres du groupe décidèrent alors de commencer par mettre au point un ordinateur bon marché que les enfants pourraient manipuler sans risque. C’est ainsi que le Raspberry Pi vit le jour. Trois ans plus tard, le modèle B était produit en masse et se vendait à près de quatre millions d’exemplaires.
Les concepteurs du Raspberry Pi avaient conscience que certains enfants ne seraient pas intéressés par un appareil purement destiné à la programmation. Pour plaire au plus grand nombre, il fallait que le Raspberry Pi soit suffisamment performant pour prendre en charge d’excellents formats multimédias. D’où le Sonic Pi. Grâce à ce programme, les enfants apprennent à coder en produisant des sons. Ils font de la musique, de manière autonome ou en groupe avec des camarades de classe ou des amis et, ce faisant, ils découvrent le codage informatique.
Sonic Pi et la propriété intellectuelle
Le logiciel Sonic Pi est diffusé sous licence MIT, un type de licence d’exploitation gratuite et très souple prévu par l’Open Source Initiative pour les logiciels, la principale condition étant que les clauses du contrat de licence (y compris l’attribution de la paternité de l’œuvre au programmeur initial) soient systématiquement jointes au code. “En somme, vous pouvez adapter le logiciel comme bon vous semble”, indique Sam. “Vous pouvez par exemple le remanier, le rebaptiser Cheese Pi et le mettre en vente”. On peut s’interroger sur la raison qui a poussé le programmeur à opter pour cette solution car elle semble aller à l’encontre de celle généralement choisie dans le cadre de la concession de licences sur des logiciels exclusifs. Il l’admet. “La ligne de conduite habituelle consiste à diffuser les logiciels sous des licences beaucoup plus restrictives; l’inconvénient est qu’elles risquent d’entraver le partage des données”, explique-t-il. “Je conçois mes logiciels comme des produits évolutifs, à durée de vie infinie, et dont le développement ne pourra être entravé par aucune licence”.
La concession de licences sur les logiciels n’est cependant pas la seule question à étudier en matière de propriété intellectuelle. Les utilisateurs de Sonic Pi peuvent par exemple manipuler des extraits de musique déjà intégrés dans le programme. “Les échantillons musicaux proposés par Sonic Pi sont tous sous licence Creative Commons Zero”, explique-t-il. Connue sous le nom de “CC0 1.0”, cette licence de transfert dans le domaine public ne nécessite aucune autorisation ou obligation quant à la paternité de l’œuvre. “Je veux m’assurer que les personnes utilisant les échantillons intégrés au logiciel n’auront pas à rechercher qui en a la paternité, payer des taxes en échange de leur utilisation ou se soucier de quoi que ce soit les concernant”. Il y a juste un inconvénient. “Le problème, c’est que je n’ai pas d’autre choix que de faire confiance aux gens qui téléchargent ces échantillons sur freesound.org, la base de données où je me les procure, lorsqu’ils déclarent en être les créateurs et ne pas porter atteinte au droit d’auteur. Je pense que freesound.org prend la précaution de vérifier la provenance des morceaux, mais ce n’est pas certain”. En réalité, freesound.org décline toute responsabilité.
“Je crois vraiment que ce serait une bonne chose si le processus d’octroi de licences concernant les médias était plus clairement défini”, affirme Sam. D’un autre côté, pour pouvoir recourir aux licences CC0 ou MIT, une clause de renonciation expresse aux droits est indispensable. Cette règle est sans doute adaptée dans le cas de logiciels ouverts comme Sonic Pi mais elle peut aussi être source de difficultés en cas de produits exclusifs ou lorsqu’un logiciel est au cœur de dispositifs ayant des effets concrets, par exemple dans le domaine familial ou de la santé.
Sonic Pi et les artistes
Sam a également pour ambition de faire de Sonic Pi un outil artistique à part entière, ce qui soulève de nouvelles questions en termes de propriété intellectuelle. En effet, lorsqu’un morceau créé à l’aide de Sonic Pi est diffusé, il ne s’agit pas d’un simple fichier audio, il s’agit aussi d’un code. Dès lors, la question se pose de savoir si la musique informatique produite grâce au codage doit relever du droit de la propriété intellectuelle. Un artiste peut-il être poursuivi pour avoir utilisé l’algorithme d’un morceau appartenant à un tiers tout comme il le serait s’il utilisait le riff d’un autre compositeur?
“Ce qui m’intéresse vraiment, ce sont tous les horizons encore inconnus vers lesquels cette pratique nous emmène”, affirme-t-il. “J’ai bon espoir que la création de musique à partir de texte donne à davantage de personnes la capacité de s’ouvrir aux autres et d’apprendre du travail d’autrui. Supposons que j’entende un morceau qui me plaise. Je vais me demander comment son auteur s’y est pris pour en arriver là. En temps normal, j’aurais du mal à obtenir une réponse, mais là, c’est simple, tout est dans le code, juste sous mes yeux. Partager un savoir-faire musical devient ainsi aussi simple que d’envoyer un fichier texte par courrier électronique. Il me suffit de parcourir le code pour découvrir toutes les étapes du processus de création de l’artiste et en tirer des enseignements”.
Il ne pense pas pour autant que son approche va supplanter les pratiques musicales actuelles. “On me demande tout le temps si, du fait de ce programme, les enfants vont arrêter de jouer d’instruments traditionnels. Je trouve cette question ridicule”. Il secoue la tête. “Les programmes de type Sonic Pi ne cherchent pas à supplanter quoi que ce soit. Ils sont juste synonymes de nouvelles possibilités, parfois plus vastes, parfois plus restreintes. Le champ des possibles s’élargit par exemple en ce qui concerne la gamme des timbres que l’on peut obtenir; il se rétrécit s’agissant de la relation physique que l’on peut avoir avec l’instrument. Il faut aussi penser en termes de motivation. Si un enfant refuse de jouer d’un instrument, il se peut qu’il adopte plus facilement le Sonic Pi”.
Sam Aaron tient par ailleurs à souligner que la programmation informatique est une démarche créative en soi. “J’ai la ferme conviction que la programmation est un nouveau moyen d’expression pour l’homme. Il se peut même qu’en apprenant le codage aux enfants, on parvienne à en aider certains à exprimer leur créativité, ce dont ils n’auraient pas la possibilité autrement”.
Encourager la créativité
Sam est persuadé que l’art doit occuper une place centrale dans l’enseignement. “L’éducation ne peut se résumer aux seules quatre grandes disciplines que constituent les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques”, affirme-t-il. “C’est tout simplement impossible car c’est sur les emplois nécessitant une réflexion innovante que repose l’avenir de l’économie”. Certes, de plus en plus de postes dont il est possible de formaliser le contenu sont aujourd’hui automatisés, explique-t-il, mais l’automatisation ne peut s’appliquer à toutes les tâches. Quels sont les postes que seuls des êtres humains peuvent occuper? “Ceux où il faut faire preuve de créativité bien sûr”.
Selon Sam Aaron, l’art est un élément crucial pour encourager la créativité. Il est bien conscient que les cours de musique ou de dessin ne sont pas le seul moyen de développer l’esprit créatif chez les enfants mais il pense qu’ils n’ont pas leur pareil pour mettre en valeur la créativité des jeunes. “Avec l’art, les élèves se retrouvent dans une situation qui les pousse à véritablement réfléchir au processus créatif et à trouver de nouvelles idées. La créativité passe ainsi au premier plan”. Il rejette la distinction artificielle faite entre les sciences et l’art dans certains programmes scolaires. Pour lui, la créativité est au cœur de la science. “La démarche scientifique ne se limite pas à valider des hypothèses et à faire preuve d’une discipline et d’une rigueur extrêmes”, explique-t-il. “Il faut avant tout imaginer l’hypothèse de départ. Puis il faut apprendre à faire face aux imprévus, et ainsi de suite. C’est ainsi que la recherche progresse, par tâtonnements. D’où la dimension créative”.
Jouer, échouer et apprendre
L’atout de Sonic Pi, c’est son aspect ludique. Présenté comme une activité amusante plutôt que sérieuse, le codage devient attrayant. Or, si un enfant est invité à s’amuser avec un objet, il prendra plus volontiers des risques. “L’échec fait partie intégrante du processus d’apprentissage”, affirme Sam. “C’est en ne cessant de tomber et de se relever que les enfants apprennent à marcher. S’ils avaient peur de tomber, ils n’apprendraient pas à marcher”. Sonic Pi dissipe la peur de l’échec liée à l’apprentissage du codage. C’est un modèle très instructif, sachant que les enfants d’aujourd’hui seront les dirigeants de demain. Or, il est essentiel d’apprendre à ces dirigeants à ne pas avoir peur de prendre des risques et à faire face à l’échec. L’échec est une étape cruciale sur le chemin de l’apprentissage et c’est un concept qu’une approche créative de l’enseignement – qui associe la technologie, les sciences et l’art au lieu de les séparer – devrait favoriser. L’avenir de l’homo sapiens pourrait bien déprendre de l’homo ludens : c’est en jouant que l’enfant devient savant.
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