À qui profitent les droits de propriété intellectuelle dans le domaine de l’innovation agricole?
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Dans un monde aux ressources limitées et à la démographie croissante, l’innovation agricole est indispensable pour accroître la productivité et assurer la sécurité alimentaire de la planète. Or la recherche-développement dans le domaine agricole est une activité à la fois risquée et coûteuse.
Si, autrefois, la recherche-développement agricole était essentiellement financée par des fonds publics, aujourd’hui, c’est principalement le secteur privé qui en assume les coûts à l’échelle mondiale, notamment en matière de biotechnologie agricole. Selon un récent rapport établi à la demande de CropLife International et EuropaBio, les 10 plus grandes entreprises du secteur consacrent pas moins de 1,69 milliard d’euros par an (soit 7,5% de leur chiffre d’affaires) à la mise au point de nouveaux produits. Dans ce contexte, les droits de propriété intellectuelle jouent un rôle clé en permettant aux sociétés d’attirer des investisseurs et de dégager des bénéfices suffisants pour compenser les frais de développement et investir dans de nouvelles activités de recherche-développement.
Dans certains milieux cependant, on s’inquiète de voir les droits de propriété intellectuelle liés à des technologies agricoles pousser les prix à la hausse et permettre aux innovateurs d’engranger des profits colossaux au détriment des agriculteurs et des consommateurs. Ces préoccupations sont-elles fondées? Ces innovations auraient-elles pu voir le jour sans les incitations offertes par le système de la propriété intellectuelle?
L’étude réalisée par Steward Redqueen pour le compte de CropLife International et EuropaBio se penche sur ces questions et examine plus en détail l’exercice d’équilibriste qui sous-tend le système de la propriété intellectuelle, notamment le compromis à trouver entre la nécessité d’offrir des incitations à investir dans l’innovation de façon à proposer, à terme, de nouveaux produits plus performants (avantages à long terme), et celle de faire en sorte que le grand public ait accès aux avantages que procurent les innovations du moment (avantages à court terme).
Les chercheurs ont établi un cadre pour évaluer de quelle façon sont utilisés les droits de propriété intellectuelle puis ils l’ont mis à l’épreuve en étudiant le cas de la technologie du colza hybride Ogura. L’étude se penche sur les différentes retombées socioéconomiques de trois scénarios distincts relatifs à la concession de licences (sur des brevets) : l’utilisation à titre non exclusif de droits de propriété intellectuelle, leur utilisation à titre exclusif et la non-utilisation de ces droits. Elle traite de l’influence qu’aurait chacun de ces scénarios sur les incitations à l’innovation et des avantages pour le consommateur de l’arrivée sur le marché d’un nouveau produit.
Le cas de la technologie d’Ogura
Mise au point par l’Institut national de la recherche agronomique en France (INRA) dans les années 90, la méthode d’Ogura permet, sans recourir à la biotechnologie, de produire une variété de colza hybride à haut rendement. Utilisé depuis longtemps comme “tête de rotation” essentielle pour améliorer la qualité des sols destinés à la culture de céréales comme le blé ou l’orge, le colza représente également une source d’huile végétale et d’alimentation animale de très grande qualité, ses petites graines noires contenant 45% d’huile et 55% de protéines fourragères. Il sert également à produire du biodiesel et des lubrifiants industriels, ce qui en fait une plante de grande valeur aux multiples usages.
Il ressort de l’étude que les droits de propriété intellectuelle jouent un rôle crucial en favorisant l’innovation dans le secteur agricole. “Les droits de propriété intellectuelle sont indispensables à l’innovation car ils donnent aux inventeurs les moyens d’amortir leurs dépenses d’investissement et de financer de nouvelles activités de recherche-développement”, déclare Willem Ruster, coauteur du rapport. “Les nouvelles cultures ont transformé l’agriculture et sont gages de productivité à long terme et de durabilité du secteur. Les semences hybrides ont contribué et continuent de contribuer de manière substantielle aux gains de productivité agricole; elles ont ainsi permis d’accroître les revenus agricoles de quelque 75 milliards d’euros à l’échelle mondiale.”
L’innovation agricole comprend cinq grandes étapes : la découverte, la validation du concept, le développement expérimental, les essais et la phase précédant le lancement. “La mise au point de semences viables sur le plan commercial pouvant prendre de 10 à 15 ans, une protection au titre de la propriété intellectuelle se révèle indispensable pour encourager l’inventeur et tenir à distance les francs-tireurs”, fait observer M. Ruster.
Après avoir fait le nécessaire pour valider le concept d’Ogura, l’INRA s’est rendu compte qu’il lui faudrait encore de 5 à 10 ans pour être en mesure de produire des semences viables sur le plan commercial. “L’INRA avait parfaitement conscience de ses capacités et en a rapidement conclu que l’institut n’était pas le mieux placé pour assurer le développement commercial de la méthode Ogura; il a donc décidé d’acquérir un ensemble de brevets sur la technologie d’Ogura et de les concéder sous licence à des semenciers capables de la faire évoluer”, explique M. Ruster.
La concession de licences non exclusives : une stratégie judicieuse pour l’INRA
L’INRA décida de mettre sa technologie sur les semences hybrides Ogura à la disposition de différents producteurs de semences par le biais de licences de brevet non exclusives. “La concession de licences est un outil crucial pour obtenir un retour sur investissement. Elle permet également de créer le cadre juridique nécessaire pour rendre la technologie accessible à un groupe de chercheurs élargi travaillant dans des laboratoires aussi bien publics que privés et susceptibles de contribuer à son perfectionnement”, affirme M. Ruster. S’agissant de la technologie Ogura, l’accord était avantageux pour les deux parties. En tant que donneur de licence, l’INRA a pu compenser ses frais de développement, soit plus de 5 millions d’euros, tout en continuant de participer à son évolution. Parallèlement, en leur qualité de preneurs de licence auprès de l’INRA, les semenciers n’ont pas eu à assumer les dépenses liées à la mise au point ex nihilo de la technologie.
Le contrat de licence de brevet proposé par l’INRA prévoit le versement d’une redevance de 5% sur le chiffre d’affaires dégagé jusqu’en 2011, puis de 1% jusqu’en 2016. Plutôt que de demander le paiement initial d’une redevance forfaitaire, l’institut a privilégié cette solution car elle permettait de stimuler l’investissement nécessaire pour promouvoir la mise au point des semences. Cette stratégie a porté ses fruits : jusqu’en 2011, l’INRA a perçu 50 millions d’euros de redevances sur sa technologie Ogura, ce qui lui a permis de couvrir ses frais de développement et de réduire sa dépendance vis-à-vis des subventions publiques.
Les premières semences hybrides Ogura furent commercialisées en 2000. Elles permirent une hausse des rendements de près de 10% et reçurent un accueil favorable auprès des agriculteurs. En 2012, elles occupaient 83% du marché français des semences de colza, le plus gros producteur d’Europe, soit près de 9% de la production mondiale de colza. “Le fait que plusieurs semenciers différents se penchèrent sur la technologie partout en France, un pays aux fortes variations climatiques, fut un atout, car le processus déboucha sur la mise sur le marché de plusieurs types de semences, ce qui contribua fortement à la diffusion de la technologie”, fait observer M. Ruster.
Pour autant, en dépit de conditions de marché favorables (hausse du prix du colza et adoption à grande échelle de la technologie), l’INRA dut maintenir sa politique de concession de licences pendant plus de 15 ans avant de réussir à couvrir ses dépenses de recherche-développement et d’atteindre le seuil de rentabilité. “Si l’INRA donne l’impression d’avoir tiré d’énormes profits de sa technologie Ogura, il ne faut pas oublier que ces recettes servent également à couvrir les frais de recherche-développement de toutes les autres technologies qui n’ont pas abouti ainsi que les coûts de futurs projets de recherche-développement. Pour un projet qui réussit, à l’image de la technologie Ogura, une douzaine d’autres d’un coût identique peuvent échouer”, précise M. Ruster.
Des avantages conséquents pour le consommateur
L’étude fait apparaître que sur toute la durée de vie du brevet, la technologie Ogura a permis de dégager quelque 1,2 milliard d’euros, dont environ 80%, soit près d’un milliard d’euros, en faveur des agriculteurs, des transformateurs en aval et des consommateurs. Les 20% restants sont revenus aux personnes ayant contribué à la mise au point des semences et à leur commercialisation. De 2000 à 2012, d’après les estimations du rapport, la technologie Ogura aurait rapporté un total de 471 millions d’euros aux agriculteurs.
Le cas Ogura brosse un tableau idyllique des avantages économiques qui peuvent découler de la concession de licences de brevet non exclusives, mais qu’en aurait-il été si l’INRA avait opté pour une autre stratégie? Que se serait-il passé si l’institut avait conclu un contrat de licence exclusive ou décidé de passer outre le système de protection des droits de propriété intellectuelle?
Les effets escomptés de la concession de licences exclusives
L’étude laisse entendre que la conclusion d’accords de licences exclusives – au titre desquels un seul acteur se verrait confier le marché – serait plus intéressante pour les producteurs en termes d’incitation et leur assurerait un poids plus important sur le marché. À court terme, cette approche pourrait se traduire par un moindre recours à la technologie de la part des agriculteurs et, par conséquent, à moins d’avantages immédiats pour le monde agricole et le consommateur. “Les prix seraient probablement en légère augmentation, d’où une plus grande réticence à acheter des semences de la part des agriculteurs”, explique M. Ruster.
À plus long terme en revanche, cette solution stimulerait l’innovation car du fait des prix plus élevés demandés par les preneurs de licence, les concurrents seraient davantage incités à mettre au point leur propre technologie de colza hybride. Dans ce cas, “la concession de licences exclusives exercerait un pouvoir d’attraction plus important vis-à-vis des investissements du secteur privé et multiplierait les chances d’innovation”, déclare M. Ruster. Parallèlement, les agriculteurs aussi bien que les consommateurs se verraient offrir une plus large palette de technologies améliorées.
Pour autant, peser plus lourd sur le marché ne signifie pas forcément que les producteurs auraient carte blanche en matière de fixation des prix et n’est pas non plus synonyme de taux d’adoption plus élevés dans le milieu agricole. “À supposer qu’un producteur du type de l’INRA, un semencier ou un distributeur fixe des prix trop élevés, le taux d’adhésion sera plus faible car les agriculteurs rechigneront à adopter les nouvelles semences hybrides, d’où une baisse des recettes. De même, si les prix sont trop bas, les agriculteurs seront plus nombreux à adopter la nouvelle technologie mais les marges bénéficiaires en pâtiront”, explique M. Ruster. “Il ressort de notre étude qu’en réalité, l’influence des titulaires de brevets sur le marché est limitée par l’existence de solutions de substitution et par l’hétérogénéité des préférences des agriculteurs.”
Le non-recours aux droits de propriété intellectuelle entrave-t-il l’innovation?
Il est donc légitime de s’interroger sur les effets d’une absence de recours aux droits de propriété intellectuelle. L’étude montre qu’en pareil cas de figure, les agriculteurs, les consommateurs et d’autres utilisateurs plus en aval en tireraient plus d’avantages et que les prix diminueraient sous l’effet d’une concurrence accrue; en revanche, l’incitation à innover serait pratiquement réduite à néant parmi les producteurs. “On constate que selon ce scénario, la décision de ne pas recourir au système de la propriété intellectuelle présente elle aussi un coût car elle entrave l’incitation à innover. Plus un inventeur a la possibilité de récupérer son investissement de départ et de dégager un bénéfice pour le réinvestir dans d’autres projets innovants, plus l’incitation à innover et les chances de voir aboutir de nouvelles idées augmentent”, affirme M. Ruster.
S’agissant de la technologie Ogura, il semble que la décision d’opter pour la concession de licences de brevet non exclusives ait permis à l’INRA de trouver un juste équilibre entre avantages à court terme et à long terme. L’étude témoigne concrètement de la façon dont les brevets peuvent favoriser l’innovation dans le secteur agricole et des avantages socioéconomiques et écologiques considérables (voir encadré) qui peuvent en découler.
Bien que selon M. Ruster, dans le contexte de l’agriculture, “la capacité à exploiter pleinement les droits de propriété intellectuelle dépend de la technologie elle-même et des conditions de marché”, l’étude de cas relative à la technologie Ogura offre un cadre intéressant pour évaluer les différents régimes de droits de la propriété intellectuelle, la logique qui les sous-tend et l’exercice d’équilibriste auquel doivent se livrer les décideurs cherchant à améliorer la sécurité alimentaire dans le monde. En définitive, le choix de telle ou telle stratégie de propriété intellectuelle dépend de l’objectif visé, du rapport entre avantages à court terme et avantages à long terme, des conditions de marché, et de la nécessité de gérer les risques liés aux activités de recherche-développement.
Les avantages à plus grande échelle de la technologie Ogura
Outre les retombées économiques directes de la technologie Ogura, l’étude réalisée à la demande de CropLife témoigne également de ses avantages en termes d’efficacité environnementale et de création d’emplois, grâce à une augmentation des revenus agricoles.
Les économies réalisées dans le cadre de la production de colza Ogura se traduisent par une réduction de près de 66 kg de carbone par tonne et de près de 300 000 tonnes d’émission de CO2, soit l’équivalent des émissions de 150 000 voitures sur un an.
Pour la seule année 2012, le colza à haut rendement a permis aux agriculteurs de percevoir 123 millions d’euros supplémentaires, ce qui a donné lieu à la création de 1200 nouveaux emplois.
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