Premières impressions du monde “point.quelquechose”
Par Jason Miller, boursier, Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
Il y a quelques années seulement, le système de noms de domaine ne comprenait que quelques domaines génériques de premier niveau (gTLD). Aujourd’hui, il existe plus de 1000 domaines de premier niveau (TLD), sans compter ceux qui vont bientôt entrer en ligne. Les gTLD bien connus comme les “.com” et “.net” se partagent aujourd’hui l’Internet avec les nouveaux arrivants tels que “.online” et “.ngo”. Le système de noms de domaine devient un monde “point.quelque-chose”.
Selon l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), qui coordonne l’architecture du système de noms de domaine (DNS), son programme relatif aux nouveaux gTLD va transformer le mode d’utilisation de l’Internet en faisant place à la concurrence, au choix et à l’innovation . À l’aube de cette expansion, l’auteur de l’article sur L’évolution du paysage des noms de domaine dans le Magazine de l’OMPI de 2012 écrivait : “Seul l’avenir pourra nous dire comment l’introduction de plus de 1000 nouveaux gTLD par l’ICANN influera sur les propriétaires de marques et les internautes.”
Qu’ont révélé les trois dernières années à propos des projets d’expansion du DNS de l’ICANN? Les prévisions de l’ICANN se sont-elles concrétisées ou au contraire son programme relatif aux nouveaux gTLD est-il tombé à l’eau? La réponse n’est peut-être pas la même selon qu’il s’agit de prospecteurs de noms de domaine, du grand public ou de titulaires de marques.
L’expansion de 2012
L’ICANN a accepté ses premières demandes de nouveaux gTLD en janvier 2012. À cette époque, tout type d’entités depuis les marques (“.hsbc”) jusqu’aux associations à but non lucratif (“.hiv”) en passant par les autorités locales (“.nyc”) ont déposé leurs demandes.
L’ICANN a reçu 1930 demandes provenant de 60 pays et territoires. Environ 47% de ces demandes provenaient de l’Amérique du Nord, 35% de l’Europe et 16% de la région Asie et Pacifique. Les 2% restant correspondaient à l’Amérique du Sud et l’Afrique. L’ICANN a reçu 116 demandes “internationalisées” pour des gTLD, entre autres en caractères arabes, chinois, cyrilliques, devanagari et grecs, ce qui témoigne de la portée mondiale de l’Internet. À titre d’exemple, ces demandes comprennent (.公司 (“.société” en chinois), et .онлайн (“.online” en russe).
Parmi ces nouveaux gTLD, les premiers (.شبكة ou .shabaka – traduction arabe de “.web/.network”) ont été mis en service en octobre 2013, et depuis 2012 plus de 700 TLD sont en service sur l’Internet.
Sensibiliser le public aux nouveaux gTLD
L’ICANN avait lancé ce programme en 2012 dans le but d’offrir une palette de choix plus large aux consommateurs, en partie en facilitant la concurrence parmi les opérateurs de gTLD (appelés “opérateurs de registres”). Les options offertes aux futurs propriétaires de noms de domaine ne se limitent plus à quelques noms situés à droite du point. Un avocat peut par exemple placer l’enseigne numérique de son cabinet dans les registres “.avocat” ou même “.lawyer” ou “.abogado” ou “.juriste”.
Sur le marché encombré des noms de domaine, les opérateurs de registres doivent promouvoir leurs espaces de noms de domaine pour survivre. Certains clament haut et fort le potentiel de leurs offres. C’est le cas de l’opérateur du registre “.sucks”, qui a placé à l’extérieur du stade de baseball Fenway Park à Boston un panneau publicitaire affichant “NEWYORK.SUCKS” (New York, ça craint!), se servant ainsi de la rivalité historique entre les équipes sportives des deux villes, comme accroche publicitaire pour montrer comment les gTLD peuvent également servir de cadre de débats. En réalité, toutefois, les visiteurs du site “newyork.sucks” sont invités à enregistrer leur propre nom de domaine “.sucks”. En effet, si le registre “.sucks” s’est fait connaître comme forum de critiques des autres, il a lui-même fait l’objet de critiques pour avoir profité des inquiétudes des titulaires de marques pour leur extorquer des taxes d’enregistrement atteignant parfois 2500 dollars É.-U. alors que les membres du grand public paient moins de 250 dollars É.-U. C’est ce que le sénateur américain Jay Rockefeller a qualifié “d’extorsion éhontée”.
D’autres font la promotion de la valeur d’authentification de leurs chaînes de caractères. Le TLD “.vote” par exemple est commercialisé dans le cadre de campagnes politiques comme faisant office de “label” pour les utilisateurs de l’Internet, puisque seuls ceux qui sont officiellement associés à une campagne politique peuvent enregistrer des noms de domaine “.vote”. Mais aux États-Unis d’Amérique, la concurrence va se déchaîner entre des noms tels que “.voto”, “.democrate”, “.republicain” et même “.gop” du nom du parti républicain.
D’autres opérateurs de registres commercialisent aussi leurs nouvelles identités en ligne par le biais de programmes axés sur les “fondateurs”. Le programme “.nyc”, par exemple, visait des demandeurs dont le travail incarnait l’esprit et les opportunités de la ville de New York. Les 50 demandeurs retenus comprenaient notamment des associations à but non lucratif établies dans la ville de New York (Bike New York; “bike.nyc”) ou des quartiers de la ville de New York (District de Flatiron; “flatirondistrict.nyc”) ainsi que des représentants de la culture locale (Gothamist; “gothamist.nyc”).
Quelle que soit la stratégie choisie, les nouveaux opérateurs de registres gTLD ont bien l’intention de sensibiliser les utilisateurs finals afin d’éviter de devenir des villes fantômes numériques.
Adoption de nouveaux gTLD parmi les noms de domaine enregistrés
Depuis le lancement de ce programme il y a trois ans, aucun nouveau gTLD n’a pu détrôner les “.com” ou “.net” toujours aussi populaires parmi les noms de domaine enregistrés. Le premier trimestre 2015 a affiché 294 millions d’enregistrements de noms de domaine dans tous les domaines de premier niveau (à savoir, gTLD et ccTLD), dans lesquels 117,8 millions d’enregistrements ont été en “.com” et 15,1 millions d’enregistrements ont été en “.net”, représentant à eux deux environ 45% du nombre total d’enregistrements.
Au contraire, les nouveaux gTLD ont représenté 4,8 millions d’enregistrements à la fin du premier trimestre 2015, soit 1,6% du nombre total d’enregistrements de noms de domaine. Toutefois, même ces chiffres modestes peuvent indiquer de façon trompeuse un niveau d’adoption par les utilisateurs assez élevé, car certaines unités d’enregistrement semblent avoir fait cadeau aux demandeurs de noms de domaine dans les nouveaux gTLD.
Par ailleurs, la majorité de ces enregistrements ne semblent pas être en service. Selon www.ntldstats.com, depuis le 7 août 2015, 78% des nouveaux noms de domaine gTLD sont “parqués”, ce qui signifie qu’il s’agit de sites Web avec rémunération au clic sans contenu développé.
Nouveaux gTLD et utilisateurs de l’Internet
Ce n’est pas un hasard si les anciens gTLD qui restent populaires parmi les enregistrements de noms de domaine sont encore très prisés par les utilisateurs de l’Internet. Selon Quantcast, qui classe les sites Web en fonction de leur nombre de visiteurs par mois aux États-Unis d’Amérique, 95 des 100 sites Web les plus populaires, tous d’anciens gTLD, étaient en “.com” et ont reçu entre 13 et 207 millions de visites par mois aux États-Unis d’Amérique. En revanche, à partir d’août 2015, le site Web qui a reçu le plus grand nombre de visites aux États-Unis d’Amérique est le site sur l’art d’être parent, et plus précisément d’être maman, www.beingamom.life, qui a enregistré 960 733 visiteurs par mois aux États-Unis d’Amérique.
Nouveaux gTLD et investisseurs dans les noms de domaine
Le fait que les nouveaux gTLD représentent moins de 2% du nombre total d’enregistrements et se situent bien en dessous du trafic des “.com” ne signifie pas pour autant qu’ils ne peuvent pas constituer de précieux atouts. Récemment “autism.rocks” a été vendu 100 000 dollars É.-U. Les chroniqueurs économiques ont eu tôt fait de faire remarquer que ce prix est 10 fois supérieur à celui payé par le même acheteur pour la variante en “.com” du nom de domaine (“autismrocks.com”). Si l’on observe à ce jour que les prix des ventes à succès en “.com” écrasent ceux des nouveaux gTLD (“IG.com” vendu en 2013 pour 4,7 millions de dollars É.-U. par exemple), les noms de domaine dans les nouveaux gTLD se vendent encore comme des produits précieux.
Nouveaux gTLD et titulaires d’enregistrements de marques
Si des centaines de titulaires d’enregistrements de marques ont maintenant déposé une demande pour leur propre TLD “.nomdemarque”, davantage de titulaires ont néanmoins préféré rester dans la série de 2012 en raison de l’incertitude régnant quant au choix des consommateurs. Pour ces mêmes raisons, la majorité des titulaires qui ont déposé des demandes (soit 34% du nombre total de demandes) attendent encore de voir la tournure des évènements. Quelques pionniers en la matière, comme la Barclays Bank, ont commencé à migrer sur la toile, et le nom de domaine “barclays.com” vous renvoie aujourd’hui vers “accueil.barclays”, nouvel espace en ligne sécurisé à l’accès fortement restreint. S’agissant des banques qui n’ont pas pu profiter de l’opportunité de cette nouvelle application gTLD, un nouveau nom de domaine “.bank” a été créé, emplacement en ligne sécurisé et authentifié, limité aux banques que le registre aura approuvées.
Protection des noms de marque dans un monde gTLD en pleine expansion
Les titulaires de marques s’inquiétaient, ce que l’on peut comprendre, que le programme de l’ICANN relatif aux nouveaux gTLD ne déclenche une hausse massive du nombre d’atteintes aux marques et d’infractions contre les consommateurs. Pour résoudre ces problèmes, et pour recueillir l’accord de la communauté afin de lancer son programme, l’ICANN a mis en place un certain nombre de nouveaux outils de protection des marques, dont l’utilité reste toutefois à vérifier.
Résolution des litiges
À ce jour, le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI a géré pratiquement 400 affaires concernant de nouveaux gTLD en vertu des Principes directeurs concernant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (principes UDRP), établis à l’instigation de l’OMPI. Cela représente une proportion faible mais croissante du nombre d’affaires que doit traiter l’OMPI chaque année au titre des principes UDRP. Les budgets des propriétaires de marques alloués à l’application des principes UDRP sont toutefois essentiellement consacrés aux gTLD traditionnels (essentiellement en “.com”).
S’agissant des efforts déployés pour l’application des droits à l’égard des nouveaux gTLD, d’après l’expérience acquise tant en matière de mécanisme de suspension uniforme (voir encadré) que de principes UDRP, les propriétaires de marques semblent surtout surveiller les nouveaux gTLD dont le nombre d’enregistrement est significatif, ou les noms de domaine qui font référence à leur secteur d’activité (par exemple, “canyon.bike”, “coit.cleaning” ou “cliffordchance.attorney”). Même lorsque les titulaires de marques ne suivent pas tout à fait cette approche, ils axent essentiellement leurs efforts d’application des droits sur les noms de domaine qui correspondent exactement à leur nom de marques, et refusent pour l’instant de s’attaquer aux noms de domaine dont la typographie porte atteinte à leurs droits.
Concernant les propriétaires de marques désireux de renoncer à la protection curative par le mécanisme de suspension rapide ou par les principes UDRP, ceux dont la marque figure dans la base de données TMCH (voir encadré) peuvent, à titre préventif, acquérir des noms de domaine qui correspondent à leurs marques pendant la phase préliminaire de l’enregistrement. Il va sans dire que cela a un prix, bien souvent 10 fois supérieur à la taxe d’enregistrement ordinaire. Il semble qu’en raison du nombre important de nouveaux gTLD, et sans oublier la pression croissante exercée sur les budgets alloués à l’application des droits, les propriétaires de marques font montre d’une extrême prudence même en matière d’utilisation de cet outil d’application des droits à titre préventif.
Il est encore trop tôt pour se prononcer
Seul l’avenir nous dira si le programme relatif aux nouveaux gTLD de l’ICANN aura bien les effets de transformation prévus. Le nombre d’enregistrements et le trafic Web sont faibles, même en ce qui concerne les nouveaux gTLD les plus populaires, et le principe d’adopter un nom de domaine “.nomdemarque” n’en est qu’à ses débuts. Nous n’en sommes toutefois qu’aux prémisses de cette évolution, et il reste encore à lancer un grand nombre des nouveaux gTLD les plus populaires (qui ont été vendus aux enchères en vertu des règles de l’ICANN).
En outre, les opérateurs de registres misent sur le fait que les utilisateurs vont rechercher de nouveaux gTLD en tant qu’alternatives aux noms de domaine détenus par ceux qui spéculent sur les noms de domaine “.com”, et ils comptent sur leur préférence pour des noms de domaine plus courts, plus élégants, disponibles parmi les nouveaux gTLD. Au-delà de ces évolutions progressives, toutefois, il est encore trop tôt pour déterminer les conséquences intéressantes que pourra avoir l’expansion du système de noms de domaine. Les pionniers tels qu’Amazon et Google (tous deux ayant déposé des demandes pour un grand nombre de noms de domaine en “.nomdemarque” et “.motclé”) peuvent commencer à envisager de sortir du cadre du modèle économique d’aujourd’hui qui ne consiste qu’à revendre des noms de domaine. En effet, les noms de domaine peuvent également trouver une application au-delà des identifiants alphanumériques, par exemple, une utilisation en lien avec l’Internet des objets ou avec d’autres efforts encore inédits en matière d’innovation.
Les services de règlement des litiges relatifs aux noms de domaine au Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
- L’OMPI fournit des services de règlement extrajudiciaire des litiges de manière objective et non lucrative, notamment pour les litiges traités dans le cadre des Principes directeurs concernant le règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (principes UDRP).
- L’OMPI est le principal prestataire de services UDRP au niveau mondial et a géré plus de 30 000 procédures depuis 1999. En 2014, le Centre a traité 2634 affaires.
- En 2014, les cinq premiers pays en volume de procédures UDRP étaient les États-Unis d’Amérique, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suisse. Les cinq premiers secteurs commerciaux étaient la vente de détail, la banque et la finance, la mode, l’Internet et le traitement de l’information et l’industrie lourde et la construction de machines.
- Cette institution est la seule à offrir gratuitement des ressources jurisprudentielles en ligne; elle propose également le remboursement des taxes de dépôt en cas de règlement entre les parties (dans pratiquement 25% des procédures).
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