Google et les moteurs de la créativité et de l’innovation dans l’économie numérique
Fred Von Lohmann, avocat responsable des questions de droit d’auteur chez Google
On a fait couler beaucoup d’encre sur la façon dont la protection des droits exclusifs de propriété intellectuelle a contribué à promouvoir l’innovation, la création et la culture. Or, dans l’économie numérique actuelle, ce constat a un corollaire : limiter raisonnablement ces droits exclusifs semble tout aussi essentiel au développement de l’innovation, de la créativité et de la culture. Dans le domaine du droit d’auteur en particulier, les limitations stimulent la croissance économique en ouvrant de nouvelles opportunités aux créateurs et en favorisant l’incubation de nouvelles technologies. Les limitations et exceptions relatives au droit d’auteur apparaissent donc non pas comme des contraintes subies mais comme des outils allant de pair avec les droits exclusifs pour créer des incitations à la culture et à l’innovation.
Prenons quatre exemples issus de notre économie numérique : les plateformes, la copie privée, le remix et l’apprentissage automatique. Quel est le point commun entre ces différents sujets? Dans chaque cas, des limitations raisonnables du droit d’auteur jouent un rôle clé en donnant aux créateurs et aux innovateurs l’incitation nécessaire à la création. Ces incitations vont à leur tour encourager la créativité et l’investissement, comme est censée le faire toute bonne politique en matière de droit d’auteur.
Les plateformes
Actuellement, plus de 400 heures de vidéos sont publiées sur YouTube chaque minute. Une grande partie de ce foisonnement créatif n’aurait pu voir le jour sans l’existence de plateformes en ligne comme YouTube, qui ont permis tant aux amateurs qu’aux professionnels de toucher un public mondial. Une croissance fulgurante de la créativité s’observe également sur de nombreuses autres plateformes, telles que Facebook, Twitter et Snapchat, où sont postées chaque jour plus de 1,8 milliard de nouvelles photos. Les développeurs créent aujourd’hui plus de logiciels que jamais auparavant grâce aux nouvelles possibilités qu’offrent les plateformes comme GitHub, l’iTunes Store d’Apple et le Play Store de Google. Les journalistes et écrivains font entendre leur voix sur Blogger, Medium et Tumblr, tandis que les nouveaux musiciens prospèrent sur BandPage, SoundCloud et, bien entendu, YouTube. En bref, la création jouit d’un regain de croissance foudroyant. La raison? Elle est due en grande partie à la pléthore de nouvelles plateformes en ligne qui permettent aux créateurs de trouver leur public pour un coût minime, voire nul.
Lorsqu’il s’agit de plateformes en ligne, la question de la législation en matière de droit d’auteur demeure au centre des discussions. Sans les “clauses d’immunité” raisonnables en cas d’atteinte au droit d’auteur, toutes ces plateformes n’existeraient pas sous leur forme actuelle. Les États-Unis d’Amérique, par exemple, ont mis en œuvre la loi sur le droit d’auteur à l’ère du numérique de 1998, le “Digital Millennium Copyright Act” (DMCA), qui limite la responsabilité des fournisseurs de services en ligne en matière de droit d’auteur pour autant qu’ils mettent en œuvre des mesures telles que des “mécanismes de notification et de retrait”, dans le but d’aider les titulaires de droits à lutter contre les atteintes commises en ligne. L’Europe a adopté des dispositions du même genre en 2000 et, plus récemment, a transposé cette approche dans une série d’accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux. Les plateformes en ligne qui suscitent de nouveaux flux de créativité dépendent étroitement de ce genre d’éléments de flexibilité.
La copie privée
Aujourd’hui, quoi de plus naturel dans notre environnement numérique que de pouvoir accéder à nos fichiers personnels, en tout temps, n’importe où et sur n’importe quel appareil? Et pourtant, si la législation en matière de droit d’auteur était appliquée de façon stricte, ce geste banal pourrait être considéré comme une possible atteinte au droit d’auteur.
Fort heureusement, la plupart des économies actuelles disposent d’exceptions au droit d’auteur qui tiennent compte de la réalité numérique de notre temps. Certains pays comme la France et l’Allemagne prévoient des exceptions au titre de la “copie privée”, tandis que d’autres, comme les États-Unis d’Amérique, s’appuient sur des exceptions plus générales comme “l’usage loyal”. Quel que soit leur nom, ces éléments de flexibilité dans la législation sur le droit d’auteur sont absolument essentiels pour permettre au consommateur de recueillir les fruits du numérique. Sans eux, les activités les plus banales, comme naviguer sur l’Internet, sauvegarder le contenu de notre ordinateur ou encore copier des morceaux de musique sur notre téléphone, pourraient engager notre responsabilité. Même théorique, un tel risque saperait la légitimité de la législation sur le droit d’auteur aux yeux du public. Et si un tel conflit entre l’informatique mobile et le droit d’auteur devait se concrétiser, les fournisseurs de services de stockage dématérialisés finiraient par se retirer du marché au détriment de l’innovation, de la concurrence et du bien-être des consommateurs.
C’est pourquoi le très influent rapport Hargreaves de 2011 du Gouvernement britannique recommandait vivement l’adoption d’une exception moderne en faveur de la copie privée. Deux raisons à cela : premièrement, préserver la légitimité du droit d’auteur aux yeux du public et, deuxièmement, stimuler l’innovation dans les technologies mobiles et dématérialisées, qui dépendent de la copie privée. Si le Royaume-Uni doit encore donner suite à cette recommandation, le rapport Hargreaves peut s’avérer très instructif pour toute économie moderne qui souhaite se doter d’une législation sur le droit d’auteur qui réponde aux attentes légitimes des consommateurs. Et même dans les pays qui ont adopté une exception pour la copie privée, nous devons nous assurer que les exceptions mises en place à l’ère des photocopieurs restent en phase avec les besoins et les attentes des utilisateurs de téléphones mobiles que nous sommes devenus.
Le remix
Le fait que les créateurs s’inspirent souvent d’œuvres préexistantes pour produire leurs propres créations n’a rien de surprenant, puisque cela fait partie du processus créatif. Mais, à l’ère du numérique, le “remix” est au centre du travail de nombreux créateurs qui détournent et transforment des œuvres existantes pour analyser, critiquer, célébrer ou moquer notre culture influencée par les médias de masse. Des émissions comme The Daily Show aux États-Unis d’Amérique parodient chaque soir les programmes d’information du câble, en reprenant des extraits de vidéos diffusées par d’autres chaînes d’information. Les YouTubeurs modifient et commentent le contenu publié par les uns et les autres le plus naturellement du monde. Des stars mondiales comme Psy en République de Corée et DJ Baauer aux États-Unis d’Amérique, ont été propulsées sur la voie de la célébrité grâce aux milliers de fans qui ont partagé des versions remixées et réinterprétées de leurs clips les plus connus. Les joueurs qui débutent à Minecraft peuvent s’inspirer de guides qui comprennent des captures vidéos du jeu disponibles sur YouTube. Même la Maison Blanche s’est mise à utiliser les “mèmes” pour faire valoir ses opinions sur des questions telles que le récent accord sur le nucléaire iranien.
Dans cette “culture du remix” actuelle, il semble évident que la législation sur le droit d’auteur ne saurait traiter ce type d’œuvres détournées comme du piratage. Là encore, une limitation raisonnable des droits exclusifs peut servir d’incitation à la création et à l’innovation. Les pays qui reconnaissent l’“usage loyal”, par exemple, peuvent ainsi appliquer cette exception à la pratique du remixage tout en protégeant les créateurs contre les utilisations qui réduisent leurs débouchés. Le Canada, par exemple, a récemment adopté une exception en vue d’autoriser certaines pratiques de remixage vidéo à but non commercial. Les exceptions traditionnelles en faveur des citations peuvent également être modernisées afin d’intégrer ces nouvelles pratiques culturelles, offrant à davantage de créateurs la possibilité de s’inspirer du travail de leurs prédécesseurs.
L’apprentissage automatique
Si les plateformes en ligne, les appareils mobiles et les services de stockage dématérialisé s’imposent en tant que technologies à part entière, nous devons garder à l’esprit que la valeur de ce qui n’a pas encore été inventé dépasse toujours la valeur de ce qui existe déjà. Même s’il est impossible de prédire l’avenir, les signes avant-coureurs laissent à penser que l’apprentissage automatique jouera un rôle essentiel dans le prochain bond en avant en matière d’innovation et de croissance économique.
Encore une fois, des limitations raisonnables du droit d’auteur ont un rôle essentiel à jouer. En effet, les technologies d’apprentissage automatique font généralement appel à d’énormes quantités de données et d’informations à analyser. Ces séries de données peuvent comprendre des éléments protégés par le droit d’auteur. Imaginons que nous créons un système de traduction automatique au moyen d’un corpus d’ouvrages traduits dans plusieurs langues, ou un système de diagnostic médical fondé sur des textes et des articles scientifiques, ou encore un système de reconnaissance d’images qui se fonde sur des millions de photographies. Ces types d’utilisations intermédiaires et non apparentes d’éléments protégés ne portent en rien préjudice aux débouchés commerciaux pour ces mêmes éléments. Cela prouve une fois de plus à quel point des limitations du droit d’auteur bien conçues peuvent et doivent stimuler la croissance, la concurrence et l’innovation.
Cela fait trop longtemps que l’accent est mis sur les droits exclusifs en tant que principal moteur de l’investissement dans l’innovation, la culture et la créativité. Il ne fait aucun doute que les droits exclusifs sont un élément essentiel de notre système mondial de propriété intellectuelle. Mais nous devons admettre que les limitations et les exceptions relatives à ces droits jouent un rôle tout aussi important dans la formation des incitations propres à stimuler la créativité et la culture ainsi que l’innovation technologique.
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