Droit d’auteur et musées numériques
Yaniv Benhamou, avocat et chargé de cours, Université de Genève (Suisse)
Les musées numériques, accessibles sur les plateformes technologiques et les réseaux sociaux, sont en en passe de devenir la norme. Ils soulèvent cependant un certain nombre de questions juridiques concernant notamment le droit d’auteur, le droit à l’image, la protection des données et le droit des contrats. Le droit d’auteur, en particulier, joue un rôle essentiel, car il dicte quel contenu peut être utilisé et de quelle façon. Le présent article se penche sur certaines des questions essentielles se posant aux musées qui proposent des expositions en ligne ou des applications pour smartphone reposant sur des stratégies de réseaux sociaux et des possibilités de financement participatif. Il propose également des conseils pour que les musées puissent s’assurer que leurs activités sont conformes au droit d’auteur.
En quoi consistent précisément les musées numériques?
Les musées numériques peuvent prendre plusieurs formes et avoir différents objectifs. Le “musée brochure” est un site Web qui donne des informations sur un musée, le “musée contenu” est une base de données contenant les collections du musée, et le “musée virtuel” ou “musée sans murs” propose différents contenus en ligne.
Les musées numériques peuvent supposer la numérisation ou la diffusion des collections par le biais des réseaux sociaux ou d’autres plateformes technologiques. Dans tous les cas, ils sont confrontés à un certain nombre de questions juridiques concernant le droit d’auteur, le droit à l’image, la protection des données, les savoirs traditionnels et le droit des contrats, entre autres.
Le droit d’auteur, en particulier, joue un rôle essentiel, car il dicte quel contenu peut être utilisé et de quelle manière. Quelles sont les questions relatives au droit d’auteur qui peuvent survenir lorsque l’on s’engage dans un projet de numérisation d’un musée? Quels sont les points qui doivent être pris en compte lorsque l’on souhaite organiser une exposition à l’aide d’un site Web interactif, ou d’une application pour smartphone reposant sur une stratégie de réseaux sociaux efficace et des possibilités de financement participatif?
Le musée a-t-il le droit de numériser le contenu de l’exposition?
Tout d’abord, le musée doit déterminer la situation au regard du droit d’auteur des œuvres qu’il souhaite numériser. Pourquoi? Parce que la numérisation des œuvres protégées par le droit d’auteur et la mise à disposition en ligne de ces œuvres touche au droit de reproduction et au droit de communication. Autant l’un que l’autre requièrent habituellement l’autorisation du titulaire du droit d’auteur. En d’autres termes, le fait qu’un musée détient l’exemplaire physique d’une œuvre ne lui donne pas nécessairement le droit d’en faire une copie numérique ou de l’exposer numériquement.
Trois questions se posent alors : l’œuvre est-elle protégée par le droit d’auteur? Le cas échéant, le musée est-il autorisé par le titulaire du droit d’auteur à la numériser? L’utilisation prévue par le musée s’inscrit-elle dans le cadre d’une exception au droit d’auteur?
Principe fondamental : l’utilisation d’une œuvre protégée est soumise à autorisation
Certaines œuvres ne sont pas protégées par le droit d’auteur, auquel cas le musée est libre de les numériser. Par exemple, un vélo ancien exposé dans un musée d’histoire peut ne pas être protégé par le droit d’auteur parce qu’il n’est pas original. De façon similaire, un manuscrit ancien autrefois protégé par le droit d’auteur peut tomber dans le domaine public en raison de l’expiration de cette protection. Conformément à la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, la durée minimale de protection du droit d’auteur est de cinquante ans après la mort de l’auteur bien que, dans la plupart des systèmes juridiques, elle soit à présent de soixante-dix ans.
En ce qui concerne les autres œuvres protégées par le droit d’auteur, le musée doit s’assurer de l’autorisation du titulaire du droit d’auteur. À moins que le droit d’auteur sur cette œuvre ne lui ait été cédé par un contrat, donation ou vente, le musée peut devoir identifier le titulaire du droit d’auteur afin d’obtenir l’autorisation de numériser l’œuvre et de la mettre à la disposition du public en ligne. Cette autorisation peut être obtenue par négociations individuelles et directes avec les ayants droit ou en vertu d’un accord-cadre permettant une numérisation de masse, à l’instar de l’Europeana Licensing Framework du projet Europeana.
Cette règle connaît-elle des exceptions?
Dans certains cas, il peut être possible de numériser une œuvre protégée par le droit d’auteur sans que l’ayant droit n’ait donné son autorisation, par exemple lorsque l’utilisation envisagée fait l’objet d’une exception en vertu de la législation sur le droit d’auteur. Il est stipulé dans la Convention de Berne, qui établit les normes minimales internationales de protection au titre du droit d’auteur, qu’il est possible d’utiliser une œuvre “dans certains cas spéciaux, pourvu qu’une telle reproduction ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni ne cause un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur”. Cette disposition est connue sous l’appellation de triple critère.
Les lois relatives aux exceptions au droit d’auteur varient en fonction des systèmes juridiques. Aux États-Unis d’Amérique, l’exception au droit d’auteur connue sous l’appellation d’“usage loyal” est prévue par l’article 107 de la loi sur le droit d’auteur. Celui-ci dispose que “l’usage loyal d’une œuvre protégée … ne constitue pas une atteinte au droit d’auteur”. De façon similaire, la directive 2001/29/CE de l’Union européenne prévoit une liste obligatoire et facultative d’exceptions, alors que la directive 2012/28/UE consacre le principe des œuvres orphelines (dans les cas où l’auteur de l’œuvre n’a pas été identifié ou localisé).
Lors de la création d’un musée numérique, quatre circonstances principales dispensent le musée d’obtenir l’autorisation des ayants droit.
- Premièrement, lorsqu’une œuvre est placée de façon permanente dans un lieu public. Si ce principe est prévu par la législation de nombreux pays, sa portée varie d’un système juridique à l’autre. Par exemple, l’exception du Panoramafreiheit (liberté de panorama) en Allemagne autorise la publication de photos ou l’enregistrement vidéo d’œuvres d’art situées de façon permanente dans un lieu public sans qu’il ne soit porté atteinte au droit d’auteur pouvant éventuellement subsister sur celles-ci Il s’agit d’une exception au droit exclusif du titulaire d’autoriser la création et la distribution d’œuvres dérivées, particulièrement importante pour des projets culturels tels que le Google Street Art qui numérise les œuvres de rue situées dans des espaces publics et les met en ligne à l’aide de la technologie Street View.
- Deuxièmement, lorsqu’une œuvre fait partie des archives. Dans certains systèmes juridiques, les musées peuvent bénéficier d’une exception prévue par la législation sur le droit d’auteur. Ils peuvent reproduire les œuvres qu’ils détiennent à des fins de préservation, sans obtenir d’autorisation préalable des ayants droit. Ce principe est inscrit dans la législation sur le droit d’auteur de nombreux pays, mais la portée de l’exception peut varier d’un système juridique à l’autre, notamment en ce qui concerne le format (analogique ou numérique), l’utilisation envisagée (conservation uniquement ou également diffusion) ou le nombre de copies pouvant être produites (une copie de sauvegarde ou plusieurs copies avec un but non commercial ou un but commercial indirect). En Europe, la directive 2001/29/CE autorise non seulement la numérisation mais également la mise à disposition des œuvres au moyen de terminaux spécialisés (voir l’affaire Technische Universität Darmstadt Eugen Ulmer KG). La législation relative à l’usage loyal aux États-Unis d’Amérique suggère que la numérisation et la mise à disposition du public avec une fonction de recherche plein texte sont autorisées (voir la décision rendue par la cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le deuxième circuit le 16 octobre 2015 (n° 13-4829-cv), dans le cadre de l’affaire Authors Guild Inc et al. c. Google Inc).
- Troisièmement, une exception au droit d’auteur peut s’appliquer dans le cadre de l’utilisation dans des catalogues d’images d’œuvres exposées. Cette exception, inscrite dans la législation de nombreux pays, varie également d’un système juridique à l’autre. Dans l’Union européenne, la directive 2001/29/CE autorise une telle exception, mais certains États membres de l’Union européenne n’ont pas inclus les musées, et d’autres n’ont pas précisé si elle couvrait l’édition en ligne.
- Quatrièmement, les œuvres dont les auteurs sont introuvables ou injoignables peuvent être utilisées par les musées. Dans l’Union européenne, la directive 2012/28/UE permet de numériser et de mettre en ligne ces “œuvres orphelines” sous réserve qu’une recherche diligente ait été effectuée pour identifier l’auteur. Cette exception n’est encore une fois pas appliquée de la même façon par tous les pays de l’Union européenne. En France, par exemple, l’exception est limitée à certains types d’œuvres, tandis qu’en Angleterre elle couvre tous types d’œuvres, à condition, ici aussi, qu’une recherche diligente ait été effectuée. Aux États-Unis d’Amérique, bien qu’il n’y ait aucune loi spéciale sur les œuvres orphelines, l’affaire Google Book précédemment citée a permis de définir les contours de cette exception (la numérisation et la mise à disposition du public avec une fonction de recherche plein texte sont autorisées).
Utilisation du Web participatif (réseaux sociaux, financement participatif, production participative)
L’utilisation de sites Web à des fins de financement participatif, de production participative ou de promotion (notamment MuseoGeek, Facebook et Twitter) visant à encourager une plus grande participation du public accroît les risques que les utilisateurs y publient des œuvres portant atteinte au droit d’auteur ou à d’autres dispositions législatives (notamment de droit pénal et de droit de la personnalité). Afin d’éviter d’engager leur responsabilité, les musées doivent informer les utilisateurs des conditions générales d’utilisation du site Web et être prêts à retirer sans délai tout contenu litigieux dont ils prendraient connaissance.
Les musées souhaitant souvent réutiliser le contenu publié par les internautes (images, textes, idées), ils doivent mettre en place un mécanisme en ligne sur chacune des plateformes qu’ils utilisent afin de s’assurer que les utilisateurs fournissent automatiquement les autorisations nécessaires. En outre, les musées doivent tenir compte du fait qu’ils sont eux-mêmes soumis aux conditions générales d’utilisation de tous les réseaux sociaux qu’ils utilisent (Facebook, Twitter). Cela peut très bien vouloir dire que tout le contenu qu’ils publient peut être réutilisé par la plateforme concernée.
Les médias numériques sont également protégés par le droit d’auteur (réalité augmentée, jeux vidéo, etc.)
Les musées doivent également tenir compte du fait que les médias utilisés pour créer une exposition en ligne (site Internet, enregistrements vidéo, applications) sont également protégés par la législation sur le droit d’auteur. C’est pourquoi ils doivent obtenir l’autorisation des techniciens et des graphistes ayant participé à la conception de ces produits.
- Si ces créateurs sont des employés du musée, leur contrat de travail précise en principe que le droit d’auteur sur tout aspect technique ou graphique des médias appartient au musée. Néanmoins, si le créateur est extérieur au musée, le musée doit s’assurer que le contrat conclu avec celui-ci lui permet de continuer à utiliser librement tous les médias créés.
- De façon similaire, lorsque les médias ont été développés dans le cadre de partenariats technologiques, par exemple entre les musées, les universités ou l’industrie, les musées doivent s’assurer qu’ils ont le droit d’utiliser ces technologies. Il est toujours opportun de prévoir en détail les dispositions relatives au droit d’auteur dans le cadre de tels partenariats.
Statut juridique des copies licites
Il est une question rarement évoquée mais qui mérite notre attention, celle de savoir si la copie numérique d’une œuvre protégée bénéficie d’une protection au titre du droit d’auteur. Si la copie numérique est une œuvre artistique originale, par exemple en raison d’effets de lumière ou de cadrage, elle peut être protégée par la législation sur le droit d’auteur en tant qu’œuvre dérivée. Même la copie numérique d’une œuvre du domaine public peut être protégée par le droit d’auteur pourvu qu’elle soit suffisamment originale. L’utilisation postérieure de ces œuvres dérivées exige par conséquent l’autorisation de l’ayant droit. Toutefois, si la copie numérique est une simple reproduction de l’original, elle n’est pas protégée par le droit d’auteur dans la mesure où elle est dépourvue de caractère individuel ou d’originalité.
Cela semble simple, mais l’est-ce vraiment? Est-ce que les nouveaux appareils photo numériques haute définition, qui permettent à l’utilisateur de régler la résolution, la lumière et le contraste, sont en mesure de produire des œuvres originales? Le critère d’originalité est peu contraignant dans certains systèmes juridiques et même une image qui n’est manifestement pas originale peut constituer une œuvre dérivée protégée par le droit d’auteur.
Recommandations et questions à examiner
Les questions juridiques soulevées par la création de musées numériques sont complexes et de nombreuses années seront encore nécessaires pour que le droit arrive à s’adapter à ces nouvelles réalités. Entre-temps, les musées engagés dans des projets de numérisation peuvent prendre certaines mesures pour éviter des problèmes imprévus liés à la propriété intellectuelle.
- Dans le cadre de la gestion de leurs collections, il est fondamental que les musées règlent la question du droit d’auteur au moment de l’acquisition d’une œuvre. Il est notamment nécessaire d’identifier le titulaire du droit d’auteur et, le cas échéant, d’obtenir l’autorisation nécessaire pour numériser les œuvres et les rendre accessibles en ligne de façon gratuite.
- Les musées peuvent mettre en œuvre leurs projets de numérisation de masse et accéder à d’importantes compétences techniques en mettant en place des partenariats technologiques avec les universités et l’industrie.
- Ils peuvent également favoriser l’open data (la réutilisation à titre gracieux de données publiées par les musées sous licence libre garantissant l’accès et la réutilisation). Les données ouvertes sont devenues un enjeu central des politiques culturelles car elles permettent un meilleur partage et une plus large diffusion de l’information. Elles font également l’objet de projets de loi dans plusieurs pays (notamment la directive 2013/37/UE concernant la réutilisation des informations du secteur public, transposée en droit français par l’ordonnance n° 2005-650 et le Guide Data Culture du Ministère de la culture).
- L’accélération de la révolution numérique et les défis pratiques auxquels celle-ci confronte les musées au quotidien soulignent la nécessité de parvenir à un consensus sur un cadre juridique international réagissant l’utilisation des œuvres par les musées. Cette nécessité est d’autant plus impérieuse que la formulation et l’application des exceptions varient considérablement selon les pays. Ce cadre juridique exigera un certain nombre de codes de conduite, afin, notamment, d’harmoniser les formats de données ouvertes (les types et formats d’images numérisées et les données scientifiques s’y rapportant) et les exceptions au droit d’auteur, en particulier pour définir si la numérisation affecte le droit moral. Le cas échéant, il sera nécessaire de prévoir une exception au droit moral et de définir le lien entre ladite exception et le droit des contrats et, si nécessaire, d’affirmer la primauté des exceptions sur le droit des contrats afin d’éviter que les musées ne renoncent aux exceptions lorsqu’ils concluent des contrats avec des tiers.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.