Entretien avec Francis Gurry sur les enjeux du multilatéralisme dans le domaine de la propriété intellectuelle
Alors que les 189 États membres de l’OMPI se préparent à se réunir à Genève pour leurs assemblées annuelles, le Directeur général, M. Francis Gurry, s’est entretenu avec le Magazine de l’OMPI afin de partager son point de vue sur les enjeux du multilatéralisme dans le domaine de la propriété intellectuelle.
En quoi le multilatéralisme dans le domaine de la propriété intellectuelle est-il important?
Le multilatéralisme est la meilleure source de légitimité et d’ouverture lorsqu’il s’agit d’établir des règles. Par le biais de négociations multilatérales, la communauté internationale aspire à proposer un système qui soit équitable pour tous les pays participants, y compris les petits États.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, le multilatéralisme est particulièrement important compte tenu de la mobilité et de l’application universelle des innovations, idées et œuvres de création, à plus forte raison à l’ère numérique. Si la propriété intellectuelle veut remplir sa mission et fournir une incitation économique appropriée en accordant une protection aux créateurs et aux inventeurs, des règles analogues devront s’appliquer autant que possible à l’échelle planétaire.
Quels sont les principaux enjeux du multilatéralisme dans ce domaine?
Le principal défi est le contraste croissant entre, d’une part, l’évolution technologique ultrarapide et la vitesse de réaction des entreprises et, d’autre part, la relative lenteur des processus intergouvernementaux conventionnels axés sur le développement de la coopération internationale. Ces processus ont un caractère participatif et nécessitent que tous les États adhèrent aux changements qui interviennent, ce qui peut prendre du temps. Cela constitue un défi réel et durable pour le multilatéralisme dans le domaine de la propriété intellectuelle qui, par définition, s’intéresse à ce qui est nouveau – innovations et œuvres de création.
Ces rythmes différents expliquent dans une large mesure pourquoi, ces vingt dernières années, la coopération internationale – non multilatérale – a progressé aux niveaux bilatéral, plurilatéral et régional. Il est en effet plus facile d’établir des règles et de s’entendre au sein d’un cercle plus réduit d’États que de le faire à l’échelon mondial. Cette révolution dans le paysage international est un enjeu majeur pour le multilatéralisme.
Quelles conséquences ces enjeux ont-ils pour la propriété intellectuelle et comment l’OMPI y répond-elle?
Dans ce nouveau paysage plus complexe, chaque membre de la communauté internationale doit réfléchir attentivement au rôle du multilatéralisme et à la valeur ajoutée qu’il peut apporter. Dans le domaine de la propriété intellectuelle, nous devons examiner avec soin ce qui doit être fait et ce qui peut être accompli à l’échelon multilatéral. Il convient d’évaluer ce qui requiert une action multilatérale plutôt que nationale, bilatérale ou plurilatérale. Nous devons aussi nous demander ce qu’une institution multilatérale peut apporter comme valeur ajoutée.
Ces évaluations nécessitent un dialogue approfondi entre les États membres de l’OMPI et les intérêts concernés dans les secteurs productifs et culturels – industrie, créateurs, innovateurs et institutions culturelles telles que les bibliothèques. Cette concertation devrait, en principe, permettre aux États membres de s’entendre sur les domaines dans lesquels une certaine forme d’action multilatérale est nécessaire – et sur les mesures à prendre.
En tant qu’instruments de coopération internationale, les traités ont-ils un avenir?
Toute forme de coopération internationale ne nécessite pas d’être mise en œuvre par un traité. En 1961, dans son ouvrage intitulé The Law of Treaties, Lord McNair écrivait que le “traité a été décrit, non sans exagération, comme le seul instrument, utilisé à l’envi, dont la société internationale dispose pour mener à bien ses diverses activités”. Le monde était ainsi il y a 60 ans. Aujourd’hui, nous disposons d’un plus large éventail d’instruments de coopération internationale. De nombreuses avancées concrètes peuvent être réalisées sans traité.
Toutes les formes de coopération internationale ne nécessitent pas d’être mises en œuvre par un traité.
Les États préfèrent souvent coopérer en petits groupes et pour diverses raisons – liens historiques, proximité géographique, intérêts économiques communs. Deux États peuvent facilement s’entendre pour coopérer d’une manière ou d’une autre. Ils peuvent sceller leur entente par un accord mais rien ne les y oblige. De la même façon, la communauté internationale peut décider d’agir au moyen d’une résolution ou d’une décision de l’un des organes de l’OMPI (par exemple, l’Assemblée générale de l’OMPI). Si ces accords ne sont généralement pas contraignants d’un point de vue strictement juridique, à moins d’être adoptés sous la forme d’un traité auquel les États adhèrent officiellement, ils peuvent promouvoir la réalisation d’objectifs convenus à l’échelon international. À cet égard, l’approche à suivre pour recenser les domaines dans lesquels le multilatéralisme peut apporter une valeur ajoutée s’impose également au choix de l’instrument utilisé pour définir la nature de la coopération internationale à mettre en place.
Parmi les exemples réussis de coopération internationale (voir l’encadré) entre États membres à l’OMPI, on peut citer les bases de données mondiales de l’OMPI, qui constituent une source extrêmement riche d’informations commerciales. L’OMPI offre également des services pratiques comme le système WIPO CASE (système d’accès centralisé aux informations relatives à la recherche et à l’examen) et le service d’accès numérique aux documents de priorité (DAS), qui visent à améliorer la qualité et l’efficacité des tâches liées à l’examen des demandes de brevet. L’OMPI a par ailleurs établi un certain nombre de partenariats public-privé, les plus connus étant WIPO Re:Search et le Consortium pour des livres accessibles. Ces initiatives donnent toutes d’excellents résultats et, pour autant, leur élaboration n’a pas nécessité de traité.
Il arrive qu’un traité aille de pair avec un service. Par exemple, le Consortium pour des livres accessibles met en œuvre le cadre juridique établi par le Traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées.
De nombreuses formes de coopération concrète peuvent intervenir au niveau multilatéral pour mettre en œuvre ou poursuivre les objectifs d’un traité. Si le traité en tant qu’instrument n’est pas dénué de pertinence, il constitue la forme la plus contraignante de coopération internationale et toutes les formes de coopération internationale ne nécessitent pas l’établissement d’un traité.
Y a-t-il un prix à payer ou des risques associés au fait de ne pas parvenir à conclure des accords multilatéraux?
Le prix à payer est une participation moins large, ce qui revêt naturellement une très grande importance pour les petits et moyens États. Le risque est un manque de cohérence et d’harmonisation dans l’établissement des règles, risque qu’il convient de limiter. Tant la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle de 1883 que la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886, qui sont les piliers du système international, prévoient que des arrangements particuliers peuvent être conclus entre un plus petit nombre d’États, mais précisent que ces arrangements ne doivent pas contrevenir aux dispositions de ces conventions. Dès le début, le système international de la propriété intellectuelle a été conçu pour tenir compte de la diversité des situations et favoriser la cohérence dans l’établissement des règles à différents niveaux.
De nombreuses formes de coopération concrète peuvent intervenir au niveau multilatéral pour mettre en œuvre ou poursuivre les objectifs d’un traité.
Un autre risque est que, si l’élaboration de politiques tarde trop, le marché prendra le relais par défaut. En témoigne l’apparition de nouveaux modèles commerciaux pour la création, la distribution et la consommation des œuvres. Si cela n’est pas forcément une mauvaise chose, le rôle de la politique n’est pas seulement de soutenir le marché, mais également de faire en sorte qu’il fonctionne de manière équitable. Le marché ne devrait pas déterminer la politique à lui seul. Il peut donner l’impulsion, dans un sens ou dans l’autre, mais doit faire l’objet d’une forme de supervision.
Le bon côté est que ces défis peuvent receler des opportunités. Quelles sont les perspectives d’avenir et comment évoluera selon vous le système de la propriété intellectuelle?
Les opportunités sont nombreuses, mais la question est de savoir s’il y a une volonté de la part des États membres de les saisir au niveau multilatéral. Les politiques en matière de propriété intellectuelle sont devenues beaucoup plus complexes et denses avec le développement de l’économie du savoir et la valorisation de l’innovation et des actifs intangibles.
Le contexte n’est pas facile, mais les possibilités existent. Par exemple, il est globalement admis – après tout, 189 pays souscrivent désormais aux objectifs de l’OMPI – que la propriété intellectuelle est un instrument de politique générale précieux. Les désaccords surviennent lorsqu’il s’agit de déterminer les limites de la propriété intellectuelle et les contrepoids au sein du système. Certes, il y a des domaines dans lesquels la possibilité de parvenir à de nouveaux accords internationaux est extrêmement limitée – c’est notamment le cas des éléments de flexibilité de l’Accord sur les ADPIC, domaine dans lequel aucun changement prévisible n’est à l’ordre du jour – mais nous savons que la propriété intellectuelle fait l’objet d’un consensus. Nous savons aussi que certains points ne sont pas sujets à controverse. Il est par exemple admis que le système est foncièrement sain et qu’il devrait fonctionner de la manière la plus rentable qui soit pour les créateurs et les inventeurs. Cela ouvre un large éventail de possibilités qu’à mon sens nous n’exploitons pas pleinement.
Nous observons des changements majeurs dans le système de la propriété intellectuelle. L’évolution de la répartition géographique de l’innovation en est un exemple frappant. Trois pays asiatiques figurent aujourd’hui parmi les cinq pays qui déposent le plus de brevets dans le cadre du système du PCT administré par l’OMPI. Le Japon et la Chine occupent les deuxième et troisième rangs derrière les États-Unis d’Amérique, tandis que la République de Corée se classe au cinquième rang derrière l’Allemagne. Nous avons été témoins de cette mutation qui s’est opérée au cours des 20 dernières années. Une évolution similaire s’est produite au niveau de la production d’œuvres scientifiques et de création. C’est un domaine qui connaît de profonds changements, appelés à se poursuivre.
Un deuxième type de changement tient au fait que, à mesure que nous reconnaissons l’importance croissante de la propriété intellectuelle et son rôle central dans l’économie du savoir, le système deviendra probablement plus sophistiqué et complexe. Tout comme la notion de propriété physique a considérablement évolué, gagnant en complexité, je pense que nous devons nous attendre à une complexification du système de la propriété intellectuelle au gré du développement de l’économie du savoir. Si, en règle générale, un seul système de propriété intellectuelle s’applique à toutes les formes de technologie, il pourrait s’avérer nécessaire à l’avenir d’établir des distinctions. Le savoir occupant une place de plus en plus importante dans l’économie et son rôle étant de mieux en mieux compris, le système des droits de propriété attachés au savoir deviendra plus nuancé et complexe.
Troisièmement, je pense que le système de la propriété intellectuelle sera de mieux en mieux accepté au fur et à mesure qu’il revêt un caractère multipolaire et que se fait dans le monde entier une prise de conscience du rôle important que jouent la technologie et l’innovation dans l’économie et la société et des opportunités considérables qu’elles offrent en termes d’accès aux œuvres culturelles et de création. Il en résultera au fil du temps une meilleure acceptation de la nécessité de disposer de solides mécanismes de politique générale assurant la viabilité de l’innovation et de la création.
Quel message souhaitez-vous transmettre aux États membres?
Au cours de sa longue existence, l’OMPI a produit de considérables acquis. Le travail assidu et l’engagement sans faille des États membres ont permis d’instaurer une large coopération internationale sous la forme de traités et de divers systèmes et services. Ces dernières années, nous avons réalisé des progrès notables, avec trois nouveaux accords internationaux et de nombreuses autres formes efficaces de coopération internationale. Cependant, l’OMPI ne pourra pas tirer parti de ces acquis ou poursuivre sur sa lancée sans l’engagement des États membres et la volonté de parvenir à un consensus international. Cela supposera inévitablement un compromis. Les enjeux sont considérables pour le multilatéralisme, mais les avantages le sont tout autant.
Exemples concrets de coopération internationale à l’OMPI
Les bases de données mondiales de l’OMPI sont simples d’utilisation, se prêtent aux recherches en texte intégral et sont gratuites. Elles facilitent l’accès de tout un chacun dans le monde entier à la mine d’informations générées par le système mondial de propriété intellectuelle. Elles comprennent notamment :
- PATENTSCOPE, avec quelque 57 millions de documents de brevet
- la base de données mondiale sur les marques, avec plus de 26 millions d’enregistrements
- la base de données mondiale sur les dessins et modèles, avec plus de 1,6 million de dessins ou modèles industriels enregistrés
Le système WIPO CASE (système d’accès centralisé aux informations relatives à la recherche et à l’examen) permet aux offices d’échanger en toute sécurité des documents de recherche et d’examen relatifs à des demandes de brevet. Il a pour objectif d’améliorer la qualité et l’efficacité du processus de recherche et d’examen mené par les offices de brevets locaux et régionaux.
Le Service d’accès numérique de l’OMPI (DAS) est un système électronique permettant aux offices de propriété intellectuelle d’échanger des documents de priorité et des documents similaires par des voies de communication sécurisées. Ce système permet aux déposants et aux offices de remplir les conditions prévues par la Convention de Paris en ce qui concerne la certification des documents dans un environnement électronique.
WIPO Re:Search est un partenariat public-privé établi par l’OMPI en collaboration avec BIO Ventures for Global Health (BVGH) en 2011. Il favorise la mise au point de médicaments contre les maladies tropicales négligées, le paludisme et la tuberculose grâce à des partenariats de recherche innovants et au partage des connaissances. Ces maladies touchent plus d’un milliard de personnes pauvres sur la planète.
Le Consortium pour des livres accessibles (ABC) est un partenariat public-privé qui a été lancé en juin 2014. Il vise à accroître le nombre de livres en format accessible dans le monde et à les mettre à la disposition des déficients visuels. Le Consortium est une alliance rassemblant l’OMPI, les organisations représentant les déficients visuels, les bibliothèques et les titulaires de droits.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.