Technologies révolutionnaires – robotique et propriété intellectuelle
Par C. Andrew Keisner, consultant, Julio Raffo et Sacha Wunsch-Vincent, Division de l’économie et des statistiques, OMPI
*Cet article est tiré du Rapport 2015 sur la propriété intellectuelle dans le monde – Innovations majeures et croissance économique
La robotique et l’intelligence artificielle recèlent le potentiel immense de transformer de nombreux aspects de notre vie. Des expériences récentes mettant en scène des robots humanoïdes dans des supermarchés, des écoles, des hôpitaux ainsi que des maisons de retraite en Europe, aux États-Unis d’Amérique et au Japon en sont l’illustration. Des films hollywoodiens comme Ex_Machina et Her ont également attiré l’attention du public, soulevant des questions sur l’éventuelle supériorité des robots et de l’intelligence artificielle. Mais comment fonctionne l’innovation en robotique, et quel est le rôle de la propriété intellectuelle dans ce processus?
La robotique, à savoir la branche de la technologie consacrée à la création de robots, joue depuis des décennies un rôle dans les usines automobiles, sur les chantiers, dans les écoles, les hôpitaux ainsi que les foyers privés. Mais, plus récemment, de nouveaux domaines de la recherche, notamment l’intelligence artificielle et les capteurs, se sont alliés à la robotique pour créer des robots autonomes perfectionnés présentant bien plus d’applications potentielles.
Qu’est-ce qu’un robot au juste?
D’une manière générale, un robot possède la capacité d’interpréter son environnement et d’adapter ses actions afin d’atteindre un objectif. Les premiers robots modernes ont été inventés pour automatiser et accélérer les processus industriels. Mais les robots sont depuis devenus des systèmes entièrement autonomes qui peuvent fonctionner et prendre des “décisions” sans interaction humaine.
En 1970, la production robotisée s’était étendue dans toute l’industrie automobile aux États-Unis d’Amérique et au Japon et, à la fin des années 80, le Japon était devenu le leader mondial de la production et de l’utilisation de robots industriels. Depuis les années 80 où l’utilisation des robots industriels s’est généralisée dans l’industrie automobile et sur les autres chaînes de fabrication aux États-Unis d’Amérique et au Japon, les pièces mécaniques robotisées sont devenues de plus en plus sophistiquées et autonomes. De nouveaux matériaux ainsi que des innovations de pointe dans les domaines de l’intelligence artificielle, de la mécatronique, de la navigation, de la détection, de la reconnaissance d’objets et du traitement de l’information ont transformé la robotique en domaine multidisciplinaire. Les robots sont de plus en plus informatisés et connectés par le biais de réseaux intelligents, tels que ceux développés pour les véhicules autonomes et les drones.
L’impact des robots
Les robots ont d’ores et déjà un impact significatif sur les processus de fabrication dans les secteurs de l’automobile et de l’électronique. Ils sont aussi de plus en plus utilisés dans l’agriculture, l’exploitation minière, les transports, la recherche spatiale et océanographique, la télésurveillance, la santé, l’éducation et bien d’autres domaines.
Les robots peuvent augmenter la productivité de la main-d’œuvre, réduire les coûts de production et améliorer la qualité des produits, et dans le secteur du service ils ont même engendré des modèles commerciaux entièrement nouveaux. Les robots contribuent aussi au bien-être des humains en se chargeant à leur place des travaux fatigants ou dangereux, en assistant une population vieillissante et en faisant des transports durables une réalité.
Le marché des robots industriels, y compris la conception des logiciels, périphériques et systèmes, devrait s’élever à environ 33 milliards de dollars É.-U. d’ici 2017.
L’Asie (en particulier la Chine, la République de Corée et le Japon) est le leader mondial des ventes mondiales de robots, suivie par l’Europe et l’Amérique du Nord.
Les avantages économiques tirés de l’utilisation des robots sont directement liés au remplacement d’une partie de la main-d’œuvre. Mais, bien que les gains de productivité générés par les robots aident à garder les entreprises concurrentielles et à créer des métiers mieux rémunérés dans certains pays, l’impact global des robots sur l’emploi demeure incertain, et il est difficile de quantifier les bénéfices économiques de leur utilisation.
Le système d’innovation dans la robotique
L’innovation dans la robotique est concentrée dans un petit nombre de pays et de pôles généralement situés à proximité d’éminentes universités, comme Boston aux États-Unis d’Amérique, l’Île-de-France, Odense au Danemark, Zurich en Suisse, Bucheon en République de Corée, Osaka au Japon et Shanghai en Chine. Ces pôles prospèrent grâce à l’interface entre la recherche publique et la recherche privée, les entreprises se chargeant de commercialiser des innovations mises au point en partie grâce à la recherche fondamentale menée dans les établissements universitaires et autres organismes de recherche publics.
La plupart des innovations et des nouvelles entreprises liées à la robotique proviennent de pays à revenu élevé, à l’exception de la Chine qui héberge quelques-unes des entreprises à plus forte croissance, comme DJI (un fabricant de drones), Siasun et Etsun.
L’écosystème de l’innovation en robotique est très dynamique, à forte intensité de recherche et collaboratif, et devient de plus en plus complexe. Il fait appel à un réseau de plus en plus large de spécialistes, d’institutions de recherche et d’entreprises technologiques, petites et grandes, ainsi qu’au savoir-faire de tout un éventail de spécialités pour de produire des inventions révolutionnaires tirant parti des derniers développements dans la science des matériaux, l’énergie motrice, les systèmes de contrôle, les capteurs et l’informatique.
La nature collaborative de l’innovation en robotique s’explique en partie par les défis extrêmement complexes qu’elle soulève. Bien souvent, les entreprises ne possèdent simplement pas toute l’expertise nécessaire à l’interne et doivent aller la chercher ailleurs, par exemple en établissant des contrats de développement conjoint avec des entreprises spécialisées en robotique.
La robotique industrielle est un domaine à forte intensité de capital. La recherche peut prendre des années avant de porter ses fruits, mais les entreprises dérivées créées autour des résultats de la recherche universitaire tirent la croissance du secteur.
Des entreprises plus grandes et bien établies comme ABB en Suisse, Kawasaki Heavy Industries, Yaskawa et Fanuc au Japon et KUKA en Allemagne sont aussi très actives dans la recherche-développement en robotique. De grands groupes œuvrant dans les secteurs de la défense, de l’aérospatiale et de la sécurité ont aussi acquis un savoir-faire en robotique, de même que des entreprises d’électronique grand public comme Samsung en République de Corée et Dyson au Royaume-Uni.
Et, alors que la connectivité et les réseaux informatiques jouent un rôle de plus en plus important dans la robotique, des géants comme Amazon, Google, Infosys, Alibaba et Foxconn se jettent dans la mêlée. Nombre d’entreprises de tous secteurs prennent conscience de l’intérêt de la robotique, qui occupe une place de plus en plus centrale dans les stratégies commerciales.
Innovation en robotique et propriété intellectuelle
Alors que de plus en plus d’acteurs investissent l’écosystème de la robotique et que l’innovation se concentre sur la robotique de pointe, les entreprises se tournent de plus en plus vers le système de la propriété intellectuelle pour protéger leurs intérêts.
Par rapport à l’innovation robotique industrielle telle qu’on l’a connue, l’innovation actuelle implique davantage d’acteurs, de domaines technologiques et de dépôts de brevets. Les stratégies de propriété intellectuelle offensives et défensives deviennent plus répandues.
La protection par brevet peut jouer un rôle particulièrement important dans ce domaine, compte tenu de l’intensité en capital de la recherche-développement préalable à la commercialisation ainsi que de la nécessité d’obtenir l’approbation réglementaire. Elle permet aux entreprises de récupérer leur investissement et les aide à obtenir un avantage concurrentiel. Elle est particulièrement utile pour protéger les inventions qui se prêtent aisément à l’ingénierie inverse.
Un portefeuille de brevets solide permet de concéder des licences de technologies simples ou croisées, renforçant ainsi les relations commerciales, générant des flux de recettes et contribuant dans certains cas à la prévention des litiges. Il peut aussi aider les petites entreprises à attirer les investissements nécessaires.
Le nombre de brevets délivrés dans le domaine de la robotique a brusquement augmenté dans les années 80, l’automatisation généralisée des chaînes de production entraînant une multiplication par quatre des demandes (voir la figure 1). Il a connu un nouveau pic au milieu des années 2000 avec l’arrivée sur le marché d’une robotique plus perfectionnée.
Les constructeurs automobiles et les fabricants d’électronique restent les principaux déposants de demandes de brevet dans le domaine de la robotique, mais de nouveaux acteurs émergent. La collaboration entre industrie et université reste forte étant donné que les brevets détenus par les universités et les organismes de recherche publics offrent de nombreuses perspectives de commercialisation. L’aspect éminemment multidisciplinaire de la recherche reste une caractéristique de l’écosystème d’innovation de la robotique, mais tout indique que la prise de brevets favorise la spécialisation des entreprises. Cette spécialisation est importante pour assurer la poursuite de la croissance du secteur.
Beaucoup d’entreprises de robotique utilisent les documents de brevet pour s’informer des derniers développements technologiques, se renseigner sur la stratégie des concurrents et vérifier s’il y a lieu de faire opposition à leurs demandes de brevet.
Secrets d’affaires et robotique
La complexité technologique des systèmes robotisés implique que le secret d’affaires est souvent la première option pour les entreprises qui cherchent à protéger leurs innovations. Cela tient à plusieurs raisons :
- Peu de gens ont les compétences nécessaires pour inverser l’ingénierie de ces systèmes complexes.
- Il est très difficile de se procurer les robots les plus onéreux, ce qui rend la rétro-ingénierie pratiquement impossible.
- Les petites entreprises veulent éviter les coûts liés au dépôt de demandes de brevet.
- Historiquement, les entreprises qui ont voulu protéger par brevet leurs innovations technologiques – en particulier celles qui étaient à des décennies de pouvoir être intégrées à des produits commercialisables – ont dépensé énormément pour obtenir cette protection pour un retour sur investissement infime du fait que nombre des brevets avaient expiré avant même la commercialisation.
- Le secteur de la robotique étant caractérisé par un taux élevé de rotation du personnel, de nombreuses entreprises appliquent des contrats de confidentialité très stricts aux salariés qui passent à la concurrence.
- Les incertitudes entourant la brevetabilité des logiciels dans différents ressorts juridiques peuvent aussi faire pencher la balance en faveur des secrets d’affaires.
Outre les brevets, les dessins et modèles industriels qui protègent l’apparence du robot – son aspect visuel – jouent aussi un rôle important dans l’amélioration des ventes et l’obtention d’un retour sur l’investissement consenti dans la recherche-développement.
Un statut de primo-arrivant sur le marché, un service après-vente fiable, une réputation et une image de marque solides ont été autant d’éléments essentiels à la réussite passée des innovations dans le domaine de la robotique et le sont aujourd’hui encore, d’autant que l’industrie tend vers le développement d’applications au contact direct de la clientèle. L’image de marque solide est particulièrement importante lorsqu’on vend directement à l’utilisateur final. C’est pourquoi la plupart des entreprises de robotique enregistrent leur raison sociale et le nom de leurs produits en tant que marques.
Le droit d’auteur, qui est la forme traditionnelle de protection du code logiciel, est aussi approprié en robotique. Le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur de 1996 interdit de contourner une mesure de protection technique pour accéder à du code informatique susceptible d’être protégé par le droit d’auteur. Cette disposition est particulièrement pertinente pour l’industrie de la robotique car la plupart des entreprises utilisent des moyens électroniques pour restreindre l’accès à leur code informatique.
Figure 1 : Nombre de premiers dépôts dans le monde pour la robotique : 1960 – 2012
Plateformes de robotique associant propriété intellectuelle et open source
L’écosystème d’innovation de la robotique actuel repose sur une combinaison de solutions libres et commerciales (exclusives) en matière de gestion de la propriété intellectuelle.
Au stade de la précommercialisation, une grande partie de l’innovation se construit autour de plateformes collaboratives et ouvertes comme le Robot Operation System (ROS). Dans ce système, les tiers sont invités à utiliser et éventuellement améliorer le contenu existant en vertu de clauses de licences ouvertes (p. ex. Creative Commons, GNU General Public License ou une licence de logiciel libre). Cela permet d’accélérer la réalisation des prototypes et des expérimentations. Les plateformes collaboratives permettent aux utilisateurs de partager les coûts de mise de fonds initiale considérables, d’éviter la répétition des efforts et de perfectionner les solutions existantes. De telles plateformes existent pour le développement à la fois de logiciels et de matériel informatique.
Mais quand les entreprises innovantes investissent dans leurs propres efforts de recherche-développement, elles tendent à protéger leurs inventions de manière plus stricte, en particulier quand elles ont l’habitude de différencier leurs produits de ceux de la concurrence. Au fur et à mesure que les enjeux commerciaux augmentent, il sera intéressant de voir si les entreprises de robotique changent leur approche en matière de gestion de la propriété intellectuelle.
Les robots auront-ils un jour des droits sur leurs inventions ou œuvres de création?
Dans le futur, les robots vont probablement trouver de nouvelles solutions à des problèmes et ainsi créer des actifs intangibles qui pourraient, au moins en théorie, être perçus comme des objets de propriété intellectuelle. Cela pourrait soulever des questions intéressantes quant aux limites du système actuel de propriété intellectuelle. Est-ce que les objets, codes logiciels ou d’autres actifs créés de manière autonome par un robot peuvent prétendre à la protection par la propriété intellectuelle? Si oui, de quelle manière? Et à qui reviendraient ces droits de propriété intellectuelle? Au fabricant? À l’utilisateur du robot? Au robot lui-même?
Certains pays, par exemple le Japon et la République de Corée, envisagent réellement d’étendre les droits aux machines. En Nouvelle-Zélande, la législation donne à penser que les œuvres originales, même si elles ont été créées par un logiciel, un robot ou un système d’intelligence artificielle, peuvent prétendre à la protection selon la loi néo-zélandaise sur le droit d’auteur de 1994. Cependant, ces œuvres n’appartiendraient pas au robot ou au système d’intelligence artificielle mais aux personnes qui ont créé ou utilisé le robot ou le système à l’origine de l’œuvre. Dans d’autres ressorts juridiques, comme aux États-Unis d’Amérique, il semble peu probable qu’une œuvre créée par un robot puisse prétendre à une protection au titre du droit d’auteur. Déjà, des règles contradictoires en matière de protection de la propriété intellectuelle générée par des robots émergent parmi les nations qui jouent un rôle de premier plan dans le développement de la robotique.
Les créations autonomes des robots et la question de la titularité des droits de propriété intellectuelle sur les créations produites par des robots seront à n’en pas douter l’objet de nombreuses discussions à l’avenir.
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