Protection des savoirs traditionnels : le point de vue des communautés
Par Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Lucy Mulenkei est membre du peuple Maasaï (Kenya) et travaille depuis de nombreuses années avec des pasteurs Maasaï; elle a commencé en tant que fonctionnaire du gouvernement, est ensuite devenue journaliste et, depuis 18 ans, elle occupe le poste de directrice exécutive de l’Indigenous Information Network. Dans sa fonction actuelle, elle travaille avec des communautés autochtones du Kenya et de l’Afrique de l’Est pour faire en sorte qu’elles disposent des informations dont elles ont besoin pour se développer dans le monde moderne. Défenseuse passionnée des droits des peuples autochtones et des communautés locales, Mme Mulekei participe activement aux négociations internationales du Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC). Elle explique au Magazine de l’OMPI pourquoi il est important, pour les communautés avec lesquelles elle travaille, d’obtenir un accord international sur la protection des savoirs traditionnels.
Pouvez-vous nous parler de votre travail avec les communautés autochtones?
Notre objectif est de faire en sorte que ces communautés disposent des informations dont elles ont besoin pour évoluer avec le temps. Pour cela, nous devons leur donner les moyens de prendre des décisions en connaissance de cause au sujet de leur mode de vie et de la façon dont leur communauté se développe. Dès que vous leur expliquez pourquoi il est important pour eux d’adapter la manière dont ils font certaines choses, ils se montrent extrêmement réceptifs. Mais cela doit bien évidemment être fait sans aller à l’encontre de leurs valeurs culturelles fondamentales. Lorsque nous rencontrons des villageois, la conversation touche inévitablement à tout un ensemble de questions, de l’environnement, l’éducation et la santé aux plantes médicinales et aux savoirs traditionnels, notamment au folklore tel que les chants et danses. Dans le contexte traditionnel, tout est lié. Toutes les cultures ont des aspects positifs et négatifs. Le but est de conserver les pratiques culturelles positives et d’abandonner celles qui sont négatives, en particulier quand elles ne servent plus les intérêts de la communauté. Il est indispensable d’informer les personnes et de leur permettre de prendre leurs propres décisions pour introduire un changement à long terme. À partir du moment où vous tentez de leur imposer de changer leur culture, vous devenez une menace.
Pourquoi avez-vous décidé de vous impliquer dans les négociations internationales sur la protection des savoirs traditionnels?
J’ai décidé de participer à ces discussions après avoir observé un grand intérêt dans le monde pour la protection des savoirs traditionnels. En y participant, je suis en contact avec des représentants autochtones d’autres régions qui ont des préoccupations similaires. Et cela nous aide à faire de la protection des savoirs traditionnels une des priorités de politique générale.
La participation de représentants autochtones comme moi nous donne la possibilité d’influencer et d’élaborer les politiques qui concernent les besoins et les intérêts de nos communautés, lesquels passent souvent inaperçus. Bien que les peuples autochtones soient les citoyens d’un pays, ils ont généralement peu d’occasions d’exprimer leurs préoccupations, de dialoguer avec les décideurs politiques, ou même de bénéficier de programmes sociaux. Il est donc très important qu’ils aient leur place à ces tables.
Pourquoi est-il important de protéger les savoirs traditionnels?
Premièrement, c’est une question d’identité. Partout, même en Europe et aux États-Unis d’Amérique, les peuples ont des traditions qui les identifient et définissent d’où ils viennent. De la même manière, chaque communauté autochtone a sa propre identité à part, même si elle partage des similitudes avec d’autres. Au Kenya, par exemple, les Maasaï et les Samburu sont différents, bien qu’ils soient liés (ils sont cousins). Il y a de légères différences, par exemple dans la broderie de leurs perles, dans le perçage de leurs oreilles, dans leur manière de s’habiller et dans leur dialecte, qui les différencient les uns des autres.
En swahili, on dit que sans votre langue ou vos traditions, vous êtes comme un esclave car vous ne savez pas comment vous comporter dans votre communauté et vous n’avez plus votre place. Il est donc essentiel d’accorder de l’importance et une protection aux savoirs traditionnels, afin que les futures générations puissent apprendre à être membres de leur communauté. Si notre histoire et nos traditions se perdent, qui sommes-nous et où est notre place? Il est très encourageant de voir que certains gouvernements reconnaissent l’importance de protéger les savoirs traditionnels. Après tout, on ne peut pas écrire l’histoire d’un pays sans tenir compte des traditions uniques de son peuple.
Un dialogue efficace entre les gouvernements et les
peuples autochtones est absolument essentiel. Si
toutes les parties concernées s’assoient et trouvent
un accord ensemble, tout le monde se sent respecté.
Deuxièmement, les savoirs traditionnels sont menacés. Ils sont en train de disparaître. À mesure que les jeunes migrent vers les zones urbaines et qu’ils s’intéressent aux téléphones portables, aux ordinateurs et à la télévision, le maintien des pratiques traditionnelles cesse de les intéresser. Pour certains, même le port des vêtements traditionnels est considéré comme “ringard” et primitif. En plus de cela, de nombreux anciens ne transmettent pas leurs connaissances à quelqu’un de la communauté qui pourrait les conserver quand ils ne seront plus là.
Troisièmement, un nombre croissant de chercheurs se présente sans être annoncé, avec un permis du gouvernement en main pour faire des recherches et recueillir des ressources génétiques ou d’autres informations auprès des communautés locales, sans aucune consultation préalable. Cela se produit parce qu’il n’y a souvent aucune structure institutionnelle en place (ou, lorsqu’elle existe, elle est affaiblie) qui permette aux chercheurs de s’entretenir avec les communautés avant de venir faire leurs recherches. Étant donné que les ressources génétiques sont un bien souverain, nombreux sont ceux qui estiment que les chercheurs ont simplement besoin d’un permis du gouvernement. Mais cette pratique sape le moral des villageois.
Si nous ne mettons pas de véritables structures en place, une grande partie de ces savoirs risque d’être utilisée à mauvais escient ou perdue à jamais. Mais si l’on donne aux communautés les moyens de contrôler et de gérer leurs ressources et savoirs traditionnels, elles peuvent collaborer avec le gouvernement pour les protéger et tirer parti de leur valeur et utilité.
Les gouvernements, en tant qu’autorités compétentes pour délivrer les permis, sont bien placés pour consulter les communautés et obtenir leur consentement préalable en connaissance de cause avant d’octroyer ces permis. Une telle pratique aiderait à faire en sorte que les conditions convenues d’un commun accord soient examinées et respectées et que ces communautés soient des partenaires volontaires dans ce processus. Mais si les droits des peuples autochtones ne sont pas respectés, ça ne marchera jamais. Un dialogue efficace entre les gouvernements et les peuples autochtones est absolument essentiel. Si toutes les parties concernées s’assoient et trouvent un accord ensemble, tout le monde se sent respecté.
Quel type de savoirs traditionnels souhaiteriez-vous voir protégé par un accord international dans le cadre de l’OMPI?
À chaque fois que l’on me pose cette question, j’hésite, parce qu’il y a beaucoup de types de savoirs traditionnels. Par exemple, ils peuvent être publics, sacrés, secrets ou ils peuvent simplement être ancrés dans la communauté. Tous les types de savoirs traditionnels sont importants.
Mais pour commencer, chaque pays et chaque communauté doit déterminer quels sont les domaines de savoirs traditionnels qui disparaissent le plus rapidement. En Afrique par exemple, les aspects des ressources génétiques liés aux savoirs traditionnels sont défendus, mais si vous discutez avec les membres des communautés, ils vous diront que tous les aspects des savoirs traditionnels sont importants et doivent être protégés.
Le Fonds de contributions volontaires de l’OMPI
De nombreux peuples autochtones et communautés locales soulignent qu’elles rencontrent des difficultés insurmontables pour financer la participation de leurs représentants auprès de l’IGC, et que ces coûts les empêchent de participer de manière effective à ces réunions.
Pour répondre à cette préoccupation, l’Assemblée générale de l’OMPI a décidé, en 2005, de créer le Fonds de contributions volontaires de l’OMPI afin de financer la participation à l’IGC d’organisations observatrices accréditées représentant des communautés autochtones et locales. Initialement, le fonds était généreusement soutenu par un certain nombre d’États membres et d’autres acteurs, mais il est aujourd’hui épuisé et il est urgent de trouver des contributions.
Ce qu’il y a de bien avec les négociations à l’OMPI, c’est qu’elles sont de nature plus globale et qu’elles soutiennent ouvertement les savoirs traditionnels détenus et perpétués par les communautés. Elles placent aussi l’accent sur la mise au point de moyens juridiques et pratiques de protéger les savoirs traditionnels, par exemple en utilisant la documentation. D’autres instances internationales traitent uniquement des aspects spécifiques des savoirs traditionnels. Nous devons rassembler tous ces différents éléments afin de trouver des solutions viables. Mais le processus doit être participatif et inclure les peuples autochtones et leurs communautés locales. J’aimerais voir bien plus de représentants autochtones de différentes régions. Cela permettrait un réel échange d’idées.
Quelles sont les principales préoccupations en matière de documentation relative aux savoirs traditionnels?
Elles sont intimement liées à la nature participative du processus. La documentation mise au point exclusivement par le gouvernement pose un certain nombre de questions. Où a-t-il obtenu ses informations? Comment seront-elles protégées? Qui y aura accès? Les peuples autochtones pourront-ils y accéder? Comment seront-elles utilisées, et qui autorisera leur utilisation par des tierces parties?
La question de savoir qui contrôlera ce savoir est source de beaucoup de préoccupations, car une fois qu’il sera mis à la disposition du public, il sera impossible de gérer ou de contrôler son utilisation, à bon ou à mauvais escient. Et nous constatons beaucoup d’utilisations à mauvais escient en ce moment. Mais malgré ces préoccupations, auxquelles nous pouvons trouver des solutions, je crois qu’il est vraiment important de rassembler des données au sujet des savoirs traditionnels. La documentation peut prendre diverses formes. La Bibliothèque numérique relative aux savoirs traditionnels de l’Inde, par exemple, qui recense les connaissances du pays en matière de médecine traditionnelle, a connu un grand succès. La documentation peut aussi être importante quand il s’agit de répertorier un savoir secret, en l’inscrivant simplement dans un livre auquel auront accès uniquement les individus autorisés. Le numérique est en train de tout absorber, il est donc très important que nous commencions à compiler ce savoir avant qu’il se perde. Ce processus sera long, mais les décideurs politiques doivent examiner sérieusement la question et trouver des solutions viables.
Quelle différence ferait un accord international en pratique?
Il fera une différence énorme car les gouvernements commenceront à mettre la législation appropriée en place. C’est ce qui s’est produit lorsque la Convention sur la diversité biologique, le Protocole de Nagoya sur l’accès et le partage des avantages relatif à la Convention sur la diversité biologique, et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ont été adoptés. Un accord international contribuera à rappeler aux gouvernements qu’ils ont le devoir d’aller vers les communautés uniques présentes dans leur pays. Et il donnera aux communautés autochtones des possibilités supplémentaires d’être reconnues et de voir leurs besoins satisfaits.
Quel message souhaitez-vous adresser à vos homologues?
Si nous voulons réussir, nous devons travailler ensemble. Nous n’arriverons nulle part en travaillant seuls. Nous ne voulons pas compliquer la vie des futures générations ou de nos aînés, et nous devons donc travailler avec les gouvernements; ce sont eux qui prennent les décisions. Nous devons dialoguer et négocier avec eux afin qu’ils comprennent mieux nos besoins, nos préoccupations et les raisons pour lesquelles il est important de protéger nos systèmes de savoirs et nos droits. C’est la seule manière pour nous d’avancer.
Et quel message avez-vous pour les gouvernements?
Nous exhortons les gouvernements à respecter dans la même mesure les droits de tous les citoyens, y compris ceux des peuples autochtones. Nous les encourageons également à acquérir une meilleure compréhension des communautés autochtones dans leurs pays et à prendre au sérieux leurs préoccupations, particulièrement lorsqu’ils formulent des stratégies et politiques nationales en matière de développement. Il est très important d’avoir une approche axée sur les droits de l’homme dans ce processus.
Et pour les donateurs?
J’encourage fortement les donateurs à soutenir la participation des représentants autochtones à ces débats internationaux. Une pénurie chronique de financement rend cela de plus en plus difficile. Par exemple, le Fonds de contributions volontaires de l’OMPI est épuisé. L’impact de ces débats va bien au-delà des savoirs traditionnels, des droits de l’homme et de la reconnaissance des peuples autochtones. Au bout du compte, il s’agit de protéger les ressources de l’humanité, et cela devrait tous nous préoccuper.
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