Fletcher c. Doig : une affaire de déni de paternité particulièrement propice à une procédure de règlement extrajudiciaire des litiges
Andrea Rush, associée du cabinet d’avocats Blaney McMurtry, Toronto (Canada)
Une histoire insolite tirée du monde de l’art nous rappelle de manière à la fois implicite et explicite à quel point il est important de faire preuve de vigilance au moment de protéger l’identité d’un produit à l’international. Récemment portée devant la justice américaine, l’affaire a trait à un tableau, à son véritable auteur et, par conséquent, à la valeur de l’œuvre – ou à son absence de valeur.
Quand un artiste nie être l’auteur d’une œuvre…
Les médias sont unanimes : l’affaire Fletcher c. Doig est pratiquement la première en son genre. Soumise à un tribunal des États-Unis d’Amérique, elle porte sur un tableau créé au Canada dont l’auteur présumé réfute la “paternité”. Lorsque l’artiste de renommée internationale, Peter Doig, a démenti être à l’origine du tableau, il a été poursuivi en dommages-intérêts pour atteinte au marché de l’art, la toile étant réputée de sa “griffe”.
À la date du présent article, la décision fondée sur les observations verbales du juge de district Gary Scott Feinerman, du nord de l’Illinois, faisait encore couler beaucoup d’encre dans la presse canadienne et d’autres journaux mais les attendus du jugement n’avaient pas encore été rendus publics.
La valeur d’une réputation bien établie
Pour bien comprendre les conséquences d’un déni de paternité, il faut d’abord saisir la valeur commerciale d’une réputation bien établie.
Prenez par exemple un vieux violon, une véritable pièce d’artisanat, et demandez à un musicien anonyme d’en jouer sur King Street, à Toronto, sur la rue Sherbrooke, à Montréal, ou encore sur la 56e Rue, à Manhattan. Observez la réaction des passants : rares sont ceux qui vont tendre l’oreille ou simplement marquer un temps d’arrêt. À présent, prenez ce même violoniste et invitez-le à se produire au Roy Thomson Hall, à Toronto, ou au Lincoln Center de Manhattan. Il suffira que le programme de la salle de concert mentionne l’origine de l’instrument prestigieux et le nom du célèbre interprète pour que les ventes de billets s’envolent. Preuve que la réputation fait toute la différence.
Le marché des arts plastiques fluctue à la hausse ou à la baisse en fonction de la réputation d’un artiste, à l’instar d’autres marchés liés à l’identité d’un produit. Selon l’auteur de la signature apposée sur une toile, le prix d’un tableau peut varier du tout au tout. Le nom de l’auteur a une incidence déterminante sur le prix de l’œuvre, un truisme en relation directe avec la réalisation, la reproduction et la concession de licences sur des œuvres protégées au titre du droit d’auteur ou du droit moral. Sur le marché des contenus, international par définition, il arrive que les avis divergent et que les législations applicables se contredisent sur la façon d’estimer la valeur de tel ou tel contenu. Mais il est généralement admis que l’identité de l’auteur de l’œuvre ou du contenu est un élément crucial.
Les parties à l’affaire et sa genèse
Le célèbre artiste Peter Doig a fait l’objet d’une action en dommages-intérêts pour avoir réfuté être l’auteur d’une toile signée “Pete Doige 76”. Son démenti a été pris au sérieux, par le marché dans un premier temps, ce qui s’est traduit par l’effondrement immédiat du prix de vente du tableau, puis par le tribunal de première instance, lequel a rejeté la demande en dommages-intérêts le 23 août 2016. On s’attend désormais à ce qu’un appel soit interjeté.
Peter Doig est né en Écosse. Il a suivi sa scolarité en Ontario, au Canada. Au fil du temps, sa côte n’a cessé de grimper et ses œuvres se vendent plusieurs millions de dollars. Le jour où il apprend qu’un tableau signé Doige présenté comme sien est proposé à la vente, il nie tout lien avec l’œuvre. L’effet de cette déclaration sur le prix du tableau est immédiat et radical, puisqu’il chute de près de sept millions de dollars des États-Unis d’Amérique.
Pete Doige, qui a apposé sa signature au bas de la toile en litige, n’est plus de ce monde au moment du procès. Né en Écosse, il a vécu pendant son adolescence à Thunder Bay, au Canada. Incarcéré dans cette même ville pour détention de LSD, il a suivi un atelier d’art et peint un tableau qu’il a ensuite vendu à son gardien de prison. Le nom du véritable auteur de l’œuvre est tout l’enjeu du litige.
Robert Fletcher, le coplaignant, est un ancien gardien de prison. Il est aussi le propriétaire présumé de l’œuvre. Il affirme l’avoir achetée à Pete Doige, lequel ne formerait selon lui qu’une seule et même personne avec le défendeur, Peter Doig. M. Fletcher prétend donc avoir subi un préjudice, Peter Doig ayant réfuté l’affirmation selon laquelle il était bien “Pete Doige”. Peter Doig soutient en effet ne jamais avoir créé ce tableau, ne jamais avoir rencontré M. Fletcher et ne jamais été emprisonné alors qu’il vivait au Canada. De son côté, M. Fletcher pense savoir pourquoi l’artiste nie tout lien de parenté avec l’œuvre : il souhaiterait se distancier du lieu où le tableau a vu le jour et du contexte de son achat.
L’ancien gardien de prison Robert Fletcher et le coplaignant auquel il est associé, à savoir la galerie choisie pour mettre en vente le tableau, prétendent subir un préjudice financier imputable au déni de paternité de Peter Doig. Les deux coplaignants contestent les dires de l’artiste et maintiennent dur comme fer que “Pete Doige” et Peter Doig ne forment qu’une seule et même personne.
Naturellement, il est impossible de connaître la version de Pete Doige, l’auteur présumé du tableau, décédé depuis. Les experts engagés par les coplaignants invoquent des similitudes de style entre la toile de Pete Doige et l’ensemble de l’œuvre du célèbre artiste Peter Doig. Parallèlement, la sœur de Pete Doige témoigne en faveur du défendeur, Peter Doig, affirmant que son frère lui a parlé d’un tableau représentant un paysage peint alors qu’il purgeait une peine d’emprisonnement au Canada.
Peter Doig, dont les œuvres se vendent plusieurs millions, disposait des moyens nécessaires pour établir un solide dossier de défense face à la plainte en dommages-intérêts dont il faisait l’objet. Les rumeurs d’appel se faisant de plus en plus insistantes, il pourrait néanmoins être contraint à de nouvelles dépenses. Il a en effet tout intérêt à défendre sa réputation et l’image que se fait le public de la qualité de son œuvre. À ce stade cependant, la question se pose de savoir si intenter une action en justice est la meilleure solution.
Protéger son bien
Comme pourront le confirmer les propriétaires de marques internationales, faire preuve de vigilance est indispensable pour préserver et asseoir son identité, son exclusivité, son caractère distinct et, en définitive, sa prédominance à l’échelle mondiale, ainsi que la rentabilité à long terme qui les accompagne. Quelle que soit sa taille ou sa branche d’activité, une entreprise doit impérativement gérer sa réputation et ses marques de manière rigoureuse et systématique pour protéger son bien et assurer sa viabilité.
Dans certains cas, il s’agira de saisir des articles de contrefaçon à la frontière pour éviter qu’ils ne pénètrent dans un pays. Dans d’autres, il s’agira d’écrire à un fournisseur d’accès Internet pour lui signaler ou lui demander le retrait d’un contenu illicite ou diffamant. En cas d’activités portant atteinte à sa réputation, il pourra également s’agir de se défendre en recourant à la justice, que ce soit en qualité de plaignant ou de défendeur ou – de préférence – en faisant appel à d’autres modes de règlement des litiges. De fait, il est rare que l’action en justice soit la solution la plus appropriée sur le marché international, quelle que soit l’importance de l’enjeu du différend sur le plan économique.
Pourquoi envisager de recourir à des procédures extrajudiciaires de règlement de litiges?
Les personnes physiques ou morales poursuivies en justice à l’international se heurtent souvent à un cadre juridique complexe lié à l’existence de législations différentes d’un pays à l’autre. Dans certains pays de common law par exemple, le droit à la personnalité/l’intégrité morale peut être invoqué pour intenter une action en justice alors que dans d’autres pays de droit civil, il arrive que ce droit n’existe même pas. De même, des formes de protection très diverses peuvent être prévues dans certains pays – au titre du droit des marques ou de législations sur la substitution frauduleuse, l’enrichissement illégitime ou la publicité mensongère – tandis que dans d’autres, les conditions préalables à remplir pour pouvoir déposer plainte (par exemple apporter la preuve de l’usage d’une marque) peuvent entraver l’accès à la justice, ces motifs n’étant pas recevables.
Faire appel à des procédures de règlement extrajudiciaire des litiges comme l’arbitrage ou la médiation peut permettre de contourner ces difficultés et d’épargner le temps et l’argent liés à leur résolution. Le coût, la cohérence, la sécurité et la conclusion rapide de telles procédures sont autant d’arguments qui plaident en faveur de la médiation plutôt que du procès lorsque les enjeux sont élevés, ce qui est généralement le cas s’agissant de marques présentes sur le marché mondial. Les procédures de règlement extrajudiciaire des litiges offrent un moyen simple et rapide de résoudre un différend.
Services de procédures de règlement extrajudiciaire des litiges (ADR) de l’OMPI pour le secteur de l’art et du patrimoine culturel
Le Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI propose toute une gamme de services personnalisés, notamment dans le cadre de litiges liés au secteur de l’art et du patrimoine culturel, le tout sans avoir à recourir à une action en justice.
Les litiges en matière d’art et de patrimoine culturel touchent à une multitude de domaines, par exemple le droit d’auteur, les expressions culturelles traditionnelles ou les biens culturels. Les parties à ce type de litige proviennent fréquemment de pays et de cultures différentes.
Les procédures ADR, en tant que mécanismes souples et confidentiels, permettent de prendre en compte ces éléments et aident les parties à trouver ensemble des solutions durables et conformes à leurs intérêts dépassant généralement la simple réparation pécuniaire (p. ex. mise à disposition d’œuvres d’art à titre compensatoire, prêts à long terme, cotitularité). Les procédures ADR laissent par ailleurs la liberté aux parties de choisir un médiateur, un arbitre ou un expert au bénéfice d’un savoir-faire éprouvé et de connaissances spécifiques dans le domaine de l’art et du patrimoine culturel, et conscient du ou des contextes culturels concernés. Les procédures ADR offrent ainsi une cadre neutre où régler des litiges internationaux en matière d’art et de patrimoine culturel au moyen d’une seule procédure. Pour de plus amples informations, consulter le site : www.wipo.int/amc/fr/center/specific-sectors/art.
Les enjeux importants liés à la gestion d’une réputation
La valeur d’une réputation s’établit en fonction de nombreux critères, chacun d’entre eux ayant une incidence sur l’auteur (et le fabricant d’autres produits), l’acheteur et le vendeur. Si un artiste réfute être l’auteur d’une œuvre, la baisse de sa valeur marchande peut être aussi rapide qu’irréversible. La possibilité d’un déni de paternité témoigne des incertitudes qui caractérisent et pénalisent tout à la fois les artistes, les créateurs, les experts, les acheteurs et les vendeurs d’œuvres.
Le marché de l’art est parfaitement conscient du lien très étroit entre le nom de l’artiste et la valeur de son travail, et ce constat est loin de se limiter au seul monde des arts plastiques. Un nom patronymique peut être reconnu en tant que marque – qu’il soit associé à un produit ou à un service – et, à ce titre, faire l’objet d’une protection, par exemple au moyen du système d’enregistrement des marques, comme le prévoit le droit des marques partout dans le monde. L’application extraterritoriale de ces législations, cependant, fait davantage figure d’exception que de règle, ce qui signifie qu’un tribunal acceptant de statuer sur une affaire appliquera la législation locale et rendra une décision à portée locale. Dans ce contexte, il est fort probable qu’intenter des actions en justice dans plusieurs pays nécessite un examen préalable des différentes législations applicables, lesquelles manqueront inévitablement de cohérence. Cette absence de cohérence et de sécurité quant au résultat de la procédure diminue l’intérêt de poursuites judiciaires au profit de modes de règlement extrajudiciaire des litiges, par exemple la médiation.
La réputation fait toute la différence
La réputation fait toute la force d’un artiste et, naturellement, de tous les titulaires de marques. La réputation d’un artiste dépasse l’œuvre ou le différend, et toute atteinte à cette réputation peut avoir des conséquences sans fin. Comme le faisait observer Shakespeare dans Jules César, “Le mal que font les hommes vit après eux; le bien est souvent enseveli avec leurs cendres”.
Enregistrer ses marques, concéder des licences et veiller au respect de son image de marque au moyen de contrats et de procédures judiciaires sont autant d’éléments essentiels de toute stratégie de gestion des marques. Ces mesures préservent l’intégrité de l’œuvre, la réputation de l’artiste en tant que titulaire de marque et la stabilité du marché dont les investisseurs dépendent.
Le coût d’une procédure judiciaire peut sembler dissuasif. Si un artiste ou un autre titulaire de marque peut choisir de renoncer à intenter une action en justice, un défendeur entraîné de manière involontaire dans un litige en paternité n’a pas d’autre choix que de s’y soumettre. Peter Doig fut ainsi plongé malgré lui dans un procès pour avoir nié être l’auteur d’un tableau. La valeur marchande de son œuvre devait impérativement être préservée. Dans son cas, ce sont son nom et sa signature qui constituent sa marque. En tant qu’artiste, il sait que la vigilance et le respect des droits sont cruciaux en matière de gestion de marques/maintien d’une réputation.
L’affaire Fletcher c. Doig marque un tournant en ce qui concerne les enjeux considérables liés à la gestion d’une réputation à l’échelle internationale. Les artistes et autres créateurs n’ont pas d’autre choix que de préserver la valeur marchande de leurs marques. Dans le cadre de toute stratégie de création de marques et de gestion de sa réputation, il importe de faire preuve de vigilance en matière de commercialisation et de veiller au respect de ses droits pour préserver la valeur de son œuvre.
Sur le marché international, le vieil adage “utilisez-le sous peine de le perdre” est plus pertinent que jamais.
Andrea Rush, associée du groupe sur les pratiques commerciales du cabinet d’avocats Blaney McMurtry, est spécialiste agréée par la Law Society of Upper Canada. Elle est également agent de brevets et de marques dans l’Ontario et au Québec. Distinguée par Chambers Canada, qui identifie et classe les plus éminents cabinets d’avocats et avocats du pays, Mme Rush représente des titulaires et utilisateurs de droits du Canada et du monde entier dans l’enregistrement, la commercialisation et la défense de leurs marques. Elle peut être contactée en personne au 416-593-2951 ou à l’adresse arush@blaney.com.
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