Apporter des solutions innovantes à des problèmes universels : la quête d’une inventrice turque
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Özge Akbulut est une femme déterminée. Spécialiste de la science des matériaux, elle utilise ses talents pour contribuer à résoudre certains des problèmes les plus ardus qui se posent dans le monde, une découverte à la fois. Ses inventions se situent dans des domaines aussi variés que les modèles anatomiques en matière synthétique pour l’enseignement de la chirurgie, les encres d’impression en trois dimensions et les ciments. Elle est titulaire de cinq brevets – quatre aux États-Unis d’Amérique et un en Europe – et d’une demande en cours d’instruction pour un sixième.
Mme Akbulut a étudié aux États-Unis d’Amérique, d’abord au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où elle a obtenu son doctorat, avant d’aller poursuivre des études postdoctorales à l’université Harvard. Elle est retournée en 2012 à l’Université Sabanci, en Turquie, dont elle est issue et où elle exerce en tant que maître de conférences.
Elle a bien voulu accorder au Magazine de l’OMPI un entretien dans lequel elle parle de son travail et de ce que sont les défis de l’innovation dans une économie émergente.
Quand avez-vous commencé à inventer?
À vrai dire, j’ai été conduite à inventer tout naturellement, parce que j’étais ingénieur. Mais j’ai aussi toujours été très curieuse, dans mon enfance, et mes parents m’ont beaucoup encouragée. Ce qui m’inspire réellement, c’est le fait que l’on puisse utiliser la science et la technologie pour s’attaquer à certains des problèmes les plus ardus auxquels est confrontée l’humanité. La seule manière de résoudre ces problèmes est de trouver des solutions innovantes.
En tant que scientifique, je pense qu’il est essentiel d’investir pour relever les défis technologiques qui s’imposent à la société. Mes travaux de recherche sont financés, après tout, par l’argent des contribuables. Si les gens financent la recherche, c’est parce qu’ils estiment que cela permettra aux scientifiques de produire quelque chose qui rendra leur vie meilleure. Pour moi, il est réellement important que la recherche suive les besoins de la société.
J’ai commencé à faire des modèles chirurgicaux tout à fait par hasard. Mon travail postdoctoral à Harvard était axé sur des applications médicales de la science des matériaux visant à élaborer des outils et des techniques destinés à être utilisés en conditions de ressources limitées. Quelques années plus tard, j’ai rencontré un chirurgien thoracique qui m’a demandé si je pouvais fabriquer des modèles anatomiques de seins pour la formation des chirurgiens oncoplasticiens (reconstruction mammaire après tumorectomie). Cela m’a beaucoup intéressée, car le cancer du sein est un problème planétaire – il touche une femme sur huit dans le monde. Qui plus est, les nouveaux outils de diagnostic permettent de traiter un grand nombre de femmes à un stade plus précoce, et il est donc véritablement important de leur donner la possibilité de s’adapter et de reprendre le cours de leur vie. L’idée d’avoir une influence sur l’enseignement de la santé dans le monde me plaisait énormément.
J’ai alors eu la chance de rencontrer Ece Budak, une extraordinaire artiste plasticienne qui, avec son groupe local de femmes, m’a aidée à créer des moules. Le jour où elle est venue me présenter une boîte remplie de modèles de seins a été l’un des plus marquants de ma carrière d’ingénieur. C’est comme cela que nous avons commencé. Nous avons collaboré étroitement avec des chirurgiens, pour que les modèles répondent précisément à leurs besoins. Il a fallu six mois et de multiples tentatives avant de parvenir au stade de l’essai de la version bêta.
J’ai cofondé la société Surgitate en 2014 avec un médecin, le docteur Barkin Eldem. Nous nous spécialisons dans la fabrication de modèles réalistes de tissus et d’organes, destinés à permettre aux étudiants en chirurgie de pratiquer leur technique. Notre gamme de produits comprend divers modèles de tissus, de réseaux vasculaires et de seins qui reproduisent étroitement les sensations éprouvées lorsque l’on pratique une incision, une dissection ou une suture sur des tissus humains. Nous travaillons également sur des modèles de seins pour la formation à la réalisation d’échographies mammaires, de bronchoscopies et de trachéotomies, ainsi qu’à la dissection du ganglion lymphatique sentinelle. Nous sommes aussi en train de mettre au point un modèle de microchirurgie unique en son genre, qui permettra aux chirurgiens de parfaire leurs compétences en matière de sutures fines.
Nous avons reçu d’excellents commentaires de la part des chirurgiens avec lesquels nous travaillons, et nos modèles sont maintenant utilisés en Australie et au Royaume-Uni. Nos modèles de tissus peuvent être commandés sur le site britannique de la société Amazon, et sont déjà utilisés dans plus de 20 pays!
Qu’avez-vous fait pour assurer la protection de vos modèles?
Ils sont protégés par un enregistrement de marque. Nous avions déposé une demande de brevet, mais sans succès. Nous nous y sommes mal pris, mais c’est une expérience dont nous avons tiré de nombreux enseignements. Nous sommes la seule entreprise au monde à produire des modèles individuels de seins, et les chirurgiens qui collaborent avec nous, et qui ont joué un rôle essentiel dans leur élaboration, sont d’ardents défenseurs de leur utilisation à des fins de formation dans le domaine chirurgical. Étant une jeune entreprise, nous sommes très à l’écoute des besoins de nos utilisateurs, et nous attachons la plus grande importance à la maîtrise de nos coûts de conception et de fabrication, afin de pouvoir leur offrir des modèles abordables et accessibles. Cela nous donne un avantage, mais en fin de compte, les besoins sont si importants que si le nombre de fabricants de dispositifs comme les nôtres augmente, tout le monde y gagne. Nous n’avons peut-être pas pu obtenir de brevet pour ces modèles, mais nous avons mis au point près de 50 formulations de silicones que nous utilisons dans nos produits, et autour desquelles nous avons élaboré des stratégies de propriété intellectuelle. La protection des droits de propriété intellectuelle tient une place importante dans notre stratégie d’affaires.
Recevez-vous un financement de votre université?
Oui. Je n’aurais pas pu survivre en tant que chercheur sans le Bureau de transfert de technologie de l’Université Sabanci. Ils ont été pour moi une mine de précieux conseils et m’ont aidée à formuler un plan d’affaires et une stratégie de propriété intellectuelle pour les diverses technologies sur lesquelles je travaille.
En tant que chercheur, pourquoi jugez-vous important qu’une université ait une politique de propriété intellectuelle?
Le bien-être et l’avancement de la société sont tributaires de la science et de la technologie, mais comment pouvons-nous faire en sorte que ces dernières produisent des résultats concrets? Le système de la propriété intellectuelle encourage les universités et les chercheurs à investir dans l’élaboration de solutions susceptibles d’aider la société à progresser dans sa lutte contre les problèmes mondiaux. La propriété intellectuelle et la concession de licences leur offrent des possibilités concrètes de créer de la richesse et des emplois et de véritablement changer les choses grâce à la science. Cela veut donc dire que la propriété intellectuelle est d’une importance extrême.
La concession de licences de technologie est encore un concept relativement nouveau en Turquie. Pour qu’elle prenne vraiment son essor, nous avons besoin de resserrer les liens entre l’université et l’industrie. Nous devons faire en sorte que nos industriels soient plus ouverts à une collaboration avec les scientifiques, et inversement. L’investissement en recherche-développement commence à prendre de l’ampleur, mais il reste faible par rapport à d’autres pays. Il faut aussi que les scientifiques consacrent au moins une partie de leurs travaux de recherche à la résolution des problèmes sociétaux. Si nous voulons progresser, la solution est simple : nous devons tous retrousser nos manches et nous attacher à développer des produits meilleurs que ceux qui existent déjà, puis obtenir des droits de propriété intellectuelle pour les protéger. Si ces produits répondent à un besoin de marché, les bénéfices suivront. L’Université Sabanci entretient des liens très étroits avec l’industrie, et encourage fortement l’essaimage. La moitié environ de mes collègues enseignants ont leur propre société. Notre université se classe d’ailleurs au sommet de l’index turc de l’innovation et de la créativité, et cela depuis plusieurs années, maintenant. Nous en sommes particulièrement fiers.
Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées pour établir votre société?
J’ai eu la très grande chance de trouver deux investisseurs qui m’ont fourni un capital d’amorçage. C’est ce qui a été déterminant. L’un se nomme Arya Women Investment Platform. Première initiative du genre en Turquie, cette plateforme a été fondée par la présidente de la société Farplas, le principal fabricant turc de pièces d’automobiles en matière plastique, qui s’emploie résolument à encourager l’entrepreneuriat féminin en Turquie, où moins de 9% des chefs d’entreprise sont des femmes. Nous nous appuyons sur l’expertise de Farplas en matière de développement de procédés, de moulage et de peinture pour la production à grande échelle de nos modèles. L’autre investisseur est Inovent, le premier accélérateur de commercialisation de technologies et investisseur d’amorçage de Turquie. Inovent nous aide à rencontrer des investisseurs et des clients potentiels, et s’occupe de nos plans d’affaires et de commercialisation.
Grâce à l’aide de mon université et de ces investisseurs, nous avons réussi. Mais pour un grand nombre de mes collègues chercheurs, toutes les formalités liées à la création et à l’exploitation d’une entreprise sont autant d’obstacles qu’ils ont du mal à franchir. La bureaucratie tue tout simplement la créativité. Dans mon cas, j’ai eu la chance d’avoir des conseillers expérimentés.
J’ai aussi un autre problème important, à savoir que la plupart de mes clients sont à l’extérieur de la Turquie. Le poids des droits liés à l’exportation de nos produits influence fortement nos résultats. J’ai l’espoir qu’à l’avenir, la Turquie deviendra un pays plus ouvert et plus étroitement lié aux marchés mondiaux. Cela permettrait aux petites entreprises turques de prospérer beaucoup plus facilement.
Quels sont les autres projets sur lesquels vous travaillez?
En tant qu’ingénieur en sciences des matériaux, je m’intéresse à des domaines très variés. J’essaie de mobiliser le plus possible le savoir collectif. Je travaille par exemple, en plus des modèles anatomiques, à la mise au point d’encres pour la fabrication additive ou l’impression tridimensionnelle. La plupart des encres dont on se sert dans les imprimantes 3D contiennent trois ou quatre produits chimiques différents, et ne peuvent être utilisées qu’en milieu contrôlé. La technologie que j’ai mise au point fonctionne dans un environnement entièrement aqueux. Elle peut être utilisée n’importe où, par n’importe qui et en toute sécurité. Je pense qu’elle va révolutionner l’impression tridimensionnelle, car lorsque les gens se voient proposer quelque chose qu’ils peuvent utiliser chez eux ou en libre-service, ils deviennent plus nombreux à l’adopter. C’est pour cela qu’il est si important de sortir la technologie du laboratoire et de la faire entrer dans l’espace public. Nous avons déposé une demande de brevet pour cette invention en septembre 2016, et nous avons utilisé pour cela la voie du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) de l’OMPI, qui simplifie le processus d’obtention d’une protection par brevet dans plusieurs pays.
Je suis aussi titulaire d’un brevet sur le contrôle du comportement rhéologique des ciments! Quand on travaille avec un ciment spécial, comme un ciment d’aluminates de calcium, une fois qu’il a été mélangé, on dispose seulement d’un temps très limité pour le couler. Notre invention prolonge ce temps, ce qui multiplie les possibilités d’application et se traduit par des économies considérables. Il s’agit de ciments extrêmement performants, capables de résister à des températures extrêmes, à l’eau de mer et à bien d’autres attaques. Notre technologie suscite un grand intérêt commercial, et nous sommes actuellement en pourparlers avec l’un des chefs de file mondiaux de ce secteur.
Quel message avez-vous pour les décideurs?
Si les décideurs veulent laisser leur empreinte, ils doivent adopter une vision à long terme, et l’appuyer sur des données scientifiques. Il n’y a pas d’autre moyen de faire progresser l’humanité. Ils doivent penser aux générations futures, car les décisions qu’ils prennent aujourd’hui auront des répercussions énormes pour eux.
Et quel est votre message pour les jeunes filles qui aspirent à se lancer dans la carrière d’inventeur?
Inventer est une bonne chose. Les femmes sont très persistantes et très tenaces – quand nous voulons quelque chose, nous parvenons généralement à nos fins. Cette mentalité est un élément essentiel du processus d’invention. La science et la technologie vous donnent la possibilité de faire bouger les choses, si vous y ajoutez une bonne dose de propriété intellectuelle. Il est extrêmement gratifiant d’élaborer une solution innovante, qui a le potentiel d’améliorer la vie des gens. Inventer est une façon de vivre, et j’aimerais que les femmes aient autant que les hommes la possibilité de faire ce choix de vie. Il n’est pas toujours facile d’être inventeur, que vous soyez un homme ou une femme. Mais si votre premier essai est un échec, vous vous relevez, vous vous époussetez, et vous continuez.
Avez-vous connu des problèmes particuliers en tant que femme inventeur, et pourquoi les femmes sont-elles si peu nombreuses dans ce métier?
Je n’ai pas connu de problèmes particuliers, parce que pour moi, être inventeur vient avant tout. C’est comme d’être un scientifique. C’est là que je peux apporter quelque chose. Le fait que je sois une femme est secondaire. J’ai toujours bénéficié d’un grand soutien de la part de mes supérieurs, tant hommes que femmes, ainsi que de ma famille.
S’il y a beaucoup plus d’hommes inventeurs, c’est parce qu’au départ, il y a un plus grand nombre d’hommes dans les métiers des sciences, de l’ingénierie et de la technologie. Si les femmes ne représentent que 15 ou 20% des chercheurs, elles seront seulement à l’origine de 15 ou 20% des inventions. C’est une question de chiffres, pas une question de qualité. Les choses ne font que commencer pour les femmes. Et je salue ces femmes opiniâtres qui ne se sont pas laissé décourager par les refus, et qui sont devenues les premières femmes scientifiques, ingénieurs ou médecins. Les femmes comme Mildred Dresselhaus, celle que l’on a surnommée la “reine du carbone”, qui a été la première femme à obtenir un poste de professeur titulaire au MIT et qui nous a malheureusement quittées tout récemment. Si nous sommes là, c’est grâce à elles.
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