Numérisation de l’industrie chimique de Singapour : un Internet industriel des objets
Par Neha Ghanshamdas, analyste de données, Global Business Reports, Singapour
*Le texte qui suit a été adapté d’un article publié dans le cadre d’un rapport spécial sur l’industrie chimique de Singapour, dont la version complète figure à l’adresse: www.gbreports.com
Singapour s’est lancée à la conquête d’un Internet des objets. Ce pays pauvre en ressources cherche à tirer parti de sa force – de son talent – dans le domaine de la formation pour évoluer et donner de la valeur ajoutée au marché mondial en faisant d’elle la première “nation intelligente” au monde. Le pays aspire ainsi à exploiter les techniques de l’Internet des objets pour améliorer la qualité de vie de ses citoyens, ses infrastructures et son secteur industriel, l’idée étant que Singapour reste l’une des villes les plus compétitives sur le plan économique et les plus vivables au monde.
Avec le secteur manufacturier, comprenant les substances et les produits chimiques, qui représente près de 20% du PIB du pays, l’industrie chimique compte beaucoup dans l’équation visant à faire de Singapour une “nation intelligente”. Dans ce contexte, l’Internet industriel des objets peut accroître la productivité, la sécurité et la compétitivité de l’écosystème de l’industrie chimique. En aidant les fournisseurs de solutions à dépasser la difficulté initiale du pionnier, l’économie singapourienne a de bonnes chances de prendre une longueur d’avance et de devenir le pôle technologique et commercial de l’Internet industriel des objets en Asie.
L’Internet des objets, c’est quoi?
C’est la dernière formule technique à la mode, qui se répand comme une traînée de poudre à Singapour et dans le monde entier. Qu’entend-on exactement par l’Internet des objets et en quoi ce concept intéresse-t-il l’univers des produits chimiques?
L’Internet des objets peut être plus ou moins défini comme un réseau d’objets physiques reliés entre eux par l’Internet. Plus concrètement, il désigne des objets physiques, des équipements ou des machines équipés de différents types de capteurs de collecte de données. Des applications “en nuage” analysent les données collectées par ces capteurs, qui permettent à des machines de communiquer avec d’autres machines, applications ou utilisateurs. L’Internet des objets n’est pas cantonné à un quelconque secteur, appareil ou utilisateur; il peut être utilisé dans chaque aspect de la vie pour ainsi dire.
Par exemple, de nouveaux systèmes intelligents installés dans les maisons fournissent des données numériques sur la consommation d’énergie aux fournisseurs et aux utilisateurs finaux. Ainsi, des compteurs intelligents communiquent automatiquement leurs relevés aux fournisseurs, et indiquent aux usagers leur consommation d’énergie quasiment en temps réel. La mise à disposition de ces résultats permet d’établir des factures d’énergie plus précises et de sensibiliser davantage les consommateurs aux questions d’énergie, ce qui donnera au final lieu à des économies et à des pratiques plus durables. Imaginez les possibilités de l’Internet des objets à l’échelle, par exemple, d’une grande installation chimique.
Amélioration des résultats financiers
Né il y a quelques décennies en arrière, le concept de l’Internet des objets ne gagne pourtant du terrain dans le secteur industriel que depuis peu. Pourquoi? Tout simplement à cause des données. En effet, le volume des données produites au sein d’une usine de traitement ou d’un site minier est juste faramineux. Selon les services de conseil dans le domaine chimique d’Accenture, rien qu’en une heure, 144 téraoctets de données sont produits sur un site minier. Il faudrait réduire en pâte 50 000 arbres pour consigner seulement l’équivalent d’un téraoctet sur du papier. Jusqu’à une date très récente, ces données utiles étaient inexploitées. Mais désormais, des entreprises comme Emerson Process Management commencent à proposer des solutions axées sur l’Internet industriel des objets. Comme l’explique Vidya Ramnath, vice-présidente d’Emerson Process Management chargée des solutions et des services liés au cycle de vie des produits, l’Internet industriel des objets permet aux “usines de réaliser d’importants bénéfices à partir de l’analyse de données, en intégrant et en analysant de grandes quantités de données collectées à l’aide de dispositifs intelligents installés sur les matériels d’usine”.
Ces bénéfices ont des retombées jusqu’aux résultats financiers. Une entreprise dont l’excédent brut d’exploitation s’élève à 2 milliards de dollars des États-Unis d’Amérique peut économiser jusqu’à 100 millions de dollars en mettant en place des initiatives de numérisation des usines. Ce faisant, les utilisateurs finaux découvrent rapidement que l’Internet industriel des objets améliore les opérations à deux niveaux essentiels : la fiabilité et l’efficacité énergétique. Sur le marché d’aujourd’hui, toute entreprise doit absolument renforcer et garantir ces deux critères si elle veut rester compétitive. Par exemple, Denka, un géant de l’industrie chimique, a été en mesure de réduire le coût de la vapeur d’eau de 7% en utilisant l’Internet industriel des objets et en installant des capteurs sur 148 purgeurs de vapeur d’eau dans son usine chimique.
“Dans une conjoncture hautement complexe et instable, les entreprises trouvent des moyens d’exécuter et d’optimiser leurs procédés et d’exercer leurs activités de manière plus efficace afin de soutenir la croissance”, explique Joseph Lee Ching Hua, directeur du nouveau centre pour la co-innovation d’Yokogawa, société japonaise de services en informatique et en électronique, et responsable du centre de développement à Singapour.
Un autre grand fabricant de produits chimiques, Afton, a récemment inauguré une nouvelle usine sur l’île de Jurong à Singapour, dans l’objectif de concrétiser les avantages de la numérisation. Cette usine “a un très haut niveau d’automatisation et utilise des systèmes avancés de commande répartie pour gérer les procédés d’usine et les systèmes utilitaires, assurer la sécurité, la productivité et la viabilité des opérations. C’est notamment notre première usine dans le monde à être équipée d’une interface homme-machine à distance, qui réduit la communication manuelle et l’erreur humaine, améliorant ainsi la productivité”, explique Sean Spencer, vice-président et directeur général de Afton Asie-Pacifique.
Comment une usine chimique peut-elle exactement utiliser l’Internet industriel des objets pour réaliser ces économies? Selon Accenture, il faut réunir quatre éléments fondamentaux pour que des changements aient lieu : capteurs, science des données, interface homme-machine et action. Habituellement, un sous-traitant se rend sur place pour inspecter l’état des matériels d’usine, notamment les pompes, les échangeurs thermiques, les soufflantes, les cellules des tours de refroidissement et les compresseurs sans fonction de commande. En général, des inspections manuelles sont menées plusieurs fois par an, et des données sont collectées, pour assurer le bon fonctionnement de l’usine. Mais ce processus conventionnel présente des faiblesses, en premier lieu en termes de main-d’œuvre. En effet, de grandes équipes sont mobilisées pour réaliser les inspections, collecter des données et recenser les améliorations nécessaires. Les sous-traitants doivent souvent évaluer l’état de matériels dangereux, ce qui ajoute un facteur supplémentaire de risque à un processus déjà coûteux et qui demande beaucoup de temps. En plus, nombre de problèmes ne sont pas détectés à temps, ou ne le sont pas du tout, ce qui entraîne des pannes qui interrompent le fonctionnement et la production de l’usine ainsi que des pertes en capital.
Premier et principal ingrédient de l’Internet industriel des objets, le capteur automatise des mesures et les exécute beaucoup plus souvent que le personnel. Fixés à des matériels, les capteurs peuvent mesurer des variables comme la pression, la température, la corrosion et l’humidité, et transmettre des données pertinentes à un logiciel d’analyse au moyen d’un réseau sécurisé. C’est là que le deuxième ingrédient de la recette intervient, à savoir la science des données, qui permet de produire des rapports sur l’état d’un matériel donné. Troisièmement, une interface homme-machine fournit à l’opérateur les informations nécessaires pour prendre une décision éclairée et économique. L’analyse peut souvent préciser le montant de la perte financière associée à la détérioration d’un matériel, ce qui permet d’ajouter directement le quatrième ingrédient : l’action. De cette manière, l’utilisation de l’Internet industriel des objets peut permettre de consacrer moins de temps à la collecte manuelle de données et de prendre davantage de mesures sur la base des résultats obtenus, ce qui permettra en retour d’améliorer la productivité et l’efficacité et de réduire les coûts.
Location, location-vente ou achat?
À la lecture de cet article, vous vous sentez peut-être rapidement séduits par les merveilles de l’Internet industriel des objets. Mais est-il possible de mettre en place cette technique dans une usine sans restructurer celle-ci dans son ensemble? Et les économies supposées justifient-elles les coûts engagés?
Il existe différentes méthodes pour moderniser une usine et mettre en place un écosystème complètement numérique dans lequel les capteurs, la réseautique et les logiciels s’articulent. Une telle infrastructure peut être installée et répartie dans une usine de bien des manières. Les propriétaires d’usine ont toujours investi dans l’achat de capteurs, de réseaux et de logiciels pour établir des rapports de manière autonome. Cependant, l’Internet industriel des objets permet le contrôle à distance et de nouveaux modèles d’affaires qui encouragent les partenariats et facilitent les engagements à intensité réduite de capital. Par exemple, Emerson, fournisseur en solutions d’automatisation numérique, installe des capteurs, des réseaux et des logiciels en échange d’un investissement nul au départ. L’entreprise offre ce que l’on pourrait appeler un abonnement à l’Internet industriel des objets, moyennant une cotisation mensuelle pour l’analyse des données correspondantes.
“Le contrôle des pompes, des purgeurs de vapeur d’eau et d’autres matériels sur site, qui se fait de façon centralisée à partir du centre technique de l’entreprise et à distance à partir du centre d’excellence d’Emerson, a permis à nos clients de dégager des bénéfices importants au niveau opérationnel. Ces mises en pratique concrètes aident les structures industrielles à définir leurs priorités concernant les investissements dans le domaine de l’Internet industriel des objets”, explique Vidya Ramnath chez Emerson.
Gardant à l’esprit les aspects relatifs aux dépenses en capital, Accenture, intégrateur de systèmes, propose à ses clients de louer du matériel, via un contrat classique ou un contrat de crédit-bail, et de lancer des projets pilotes à titre d’essai avant d’envisager de mettre en place un réseau entier. “Il existe également une tendance à louer en continu, en contrat classique ou en crédit-bail, et à avoir recours à des services mutualisés”, explique Senthil Ramani, directeur général des opérations numériques et directeur du tout nouveau pôle d’excellence Accenture pour l’Internet des objets à Singapour. Ce géant technologique est résolu à concevoir des solutions personnalisées axées sur l’Internet des objets pour ses clients industriels de la région à travers son pôle d’excellence.
Pendant ce temps, Yokogawa travaille en étroite collaboration avec ses clients dans son nouveau centre pour la co-innovation, basé à Singapour, afin de garantir l’utilisation efficace des données et des diagnostics produits par ses capteurs intelligents.
Toutefois, quel que soit le fournisseur choisi, en s’appuyant sur le potentiel de la science des données, le passage au numérique peut permettre d’optimiser l’utilisation des matériels existants, en engageant souvent peu de dépenses en capital, voire aucune.
Employer une nouvelle génération
L’Internet industriel des objets est inextricablement lié à la main-d’œuvre du futur. D’ici à 2025, la génération Y, aussi appelée “les natifs de l’ère numérique”, constituera 75% de la population active mondiale. Pour attirer et garder les talents, les modèles d’affaires existants des industries manufacturières traditionnelles comme le secteur chimique ou minier devront évoluer et intégrer de nouvelles techniques.
Les nouveaux travailleurs apprennent vite et sont tournés vers l’efficacité. Ils ne sont pas portés à lire d’épais manuels d’instruction pour assimiler des savoirs opérationnels. “Le savoir doit être numérisé, sans quoi l’intelligence ne pourra pas rencontrer le savoir, et les jeunes opérateurs courent le risque de travailler dans une usine sans connaissances suffisantes. Le passage au numérique peut aider à résoudre ce problème et accélérer la cadence à laquelle la prochaine génération s’approprie les connaissances”, explique Senthil Ramani chez Accenture. Le savoir étant de plus en plus numérisé, les résultats sont multiformes. Un nombre réduit de travailleurs est requis pour faire fonctionner une usine, et les niveaux de sécurité augmentent avec la productivité. Comme un plus grand nombre de procédés font l’objet d’une automatisation progressive, les travailleurs peuvent se livrer à des tâches à plus grande valeur ajoutée qui sont à la fois sûres et plus techniques.
Guider la révolution numérique
Singapour est en passe de devenir un centre mondial d’excellence dans le domaine de l’Internet industriel des objets, des acteurs du monde technologique comme Emerson, Accenture et Yokogawa étant à l’avant-garde de l’innovation dans le secteur. Avec le soutien du Gouvernement singapourien, ces acteurs ont respectivement établi un pôle d’excellence pour les systèmes de détection généralisée, un pôle d’excellence pour l’Internet des objets et un centre pour la co-innovation. Des organismes publics favorisent également les initiatives de modernisation, de numérisation et d’automatisation des usines, et soutiennent le développement d’un écosystème industriel innovant. Ces politiques sont non seulement conformes aux objectifs visant à accroître la productivité, mais contribuent aussi à un projet plus vaste de transformation totale.
“Singapour était, et continue d’être, un exportateur net de produits chimiques”, explique M. Ramani. “Mais surtout, je crois que la ville-État est en passe de se transformer et de devenir un exportateur net de l’innovation dans le secteur chimique, avec l’Internet des objets comme fer de lance.”
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