Faire progresser l’innovation en intégrant la dimension de genre
Par Eleanor Khonje, rédactrice indépendante
Aux États-Unis d’Amérique et en Europe, les maladies cardiaques sont l’une des principales causes de mortalité chez les femmes. Or, pendant de nombreuses années, on a considéré que cette pathologie ne touchait que les hommes, raison pour laquelle la recherche clinique a presque exclusivement porté sur les modifications fonctionnelles observées chez des patients de sexe masculin, d’où de nombreuses erreurs de diagnostic chez des patientes de sexe féminin.
De manière analogue, on pense que l’ostéoporose est une maladie qui touche essentiellement les femmes, et il est rare que des hommes soient examinés ou traités pour cette affection. Or, aux États-Unis d’Amérique et en Europe, passé l’âge de 75 ans, près d’un homme sur trois souffre d’une fracture du col du fémur liée à cette maladie.
Ces deux exemples montrent à quel point il est important que les scientifiques, les ingénieurs et d’autres chercheurs intègrent la dimension de genre dans leurs protocoles de recherche et leurs activités de développement, et tiennent compte des possibles incidences différentes de leurs travaux sur les hommes et les femmes.
Le Magazine de l’OMPI s’est récemment entretenu avec Londa Schiebinger, professeur John L. Hinds en histoire des sciences et directrice de Gendered Innovations, un projet sur les innovations sexospécifiques dans les domaines de la science, de la santé et de la médecine, de l’ingénierie et du développement, à l’Université de Stanford, aux États-Unis d’Amérique, afin de mieux cerner en quoi la perspective de genre doit constituer un paramètre crucial pour les chercheurs, les ingénieurs et les inventeurs.
Qu’est-ce qui vous a poussée à entamer le projet Gendered Innovations?
Je me suis toujours intéressée au rôle de la problématique hommes-femmes dans la production culturelle de savoirs et je me suis efforcée de créer un outil pratique capable de prouver qu’en intégrant les questions sexospécifiques dans la recherche scientifique, médicale et environnementale, il était possible de créer de nouvelles connaissances et d’amener des changements positifs. Axé sur la découverte et l’innovation, le projet Gendered Innovations vise à faire progresser la recherche et à la rendre profitable à tous.
La notion de genre
Le genre a trait à tout ce qui constitue l’identité masculine, féminine ou transgenre. Cette notion se penche sur les ressentis différents entre hommes et femmes, non pas pour des raisons d’ordre biologique mais du fait de constructions sociales et culturelles. Depuis plusieurs décennies, les études féministes insistent sur la nécessité d’évaluer l’influence de la notion de genre afin de lutter plus efficacement contre les problèmes de développement et de promouvoir un développement qui profite à tous. Ces efforts ne sont pas vains. Ainsi, l’égalité entre les sexes fait désormais partie des 17 objectifs de développement durable des Nations Unies et le caractère crucial et nécessaire de cet objectif est de plus en plus largement admis.
Pouvez-vous nous décrire le projet plus en détail?
Gendered Innovations est le fruit d’une collaboration internationale entre plus de 80 scientifiques, humanistes et spécialistes des questions de genre. Le projet consiste en un cadre analytique permettant de démontrer comment le pouvoir créatif de l’analyse sexospécifique peut être mis au service de la découverte et de l’innovation. L’analyse différenciée par sexe apporte une nouvelle dimension à la recherche et peut lui ouvrir de nouveaux horizons. Source d’informations précieuses, elle permet d’obtenir des résultats très utiles aussi bien pour les hommes que pour les femmes.
Dans le cadre de ce projet, des outils pratiques sont mis à la disposition des chercheurs et des ingénieurs, ce qui leur permet d’intégrer la perspective de genre dans leurs travaux de recherche fondamentale et appliquée. Notre objectif est d’atteindre l’excellence dans les domaines de la science, de la santé et de la médecine, et sur le plan des politiques, des pratiques et de la recherche en ingénierie. Nous proposons également des études de cas afin de montrer de manière concrète comment l’analyse des spécificités hommes-femmes débouche sur des produits innovants. Le but est d’amener les chercheurs à s’interroger sur la façon dont la perspective de genre influe sur leur travail, nombre d’entre eux ne s’étant jamais penchés sur cette question. Nous cherchons à favoriser la réflexion sur la problématique hommes-femmes, tout du moins à encourager une prise de conscience quant à l’incidence de préjugés sexistes sur les politiques, les décisions et les activités d’institutions et d’entreprises. L’objectif est là encore d’aider à déceler les besoins et d’élaborer des solutions pratiques applicables à tous.
Pourquoi est-il important de tenir compte de la perspective de genre en matière d’innovation?
Dans le domaine de la science et de la technologie, les préjugés sexistes l’emportent depuis une éternité. Le plus souvent, c’est le corps masculin qui sert de référence et constitue le principal sujet d’étude. Un très grand nombre de techniques ont ainsi été mises au point selon des critères exclusivement masculins. Même les voitures sont conçues selon une norme masculine précise, les femmes (et, partant, les hommes de plus petite taille) étant généralement considérées comme objets de préoccupation secondaire ou perçues comme un écart par rapport à la norme. Or cette façon de penser peut avoir de graves conséquences. La ceinture de sécurité classique, par exemple, n’est pas adaptée aux femmes enceintes et présente un très grand danger pour des millions d’entre elles. Une femme enceinte de 20 semaines portant une ceinture de sécurité et victime d’un accident de voiture a ainsi de très fortes chances de perdre son enfant. De fait, les accidents de la route sont la première cause de mort fœtale en lien avec un traumatisme maternel. Voilà plusieurs années que je m’efforce de sensibiliser l’opinion sur ce point et, il y a peu, j’ai été invitée à traiter de cette question au Stanford Automotive Research Center. Ce fut un réel plaisir de rencontrer le représentant d’un grand constructeur automobile intéressé par la résolution de cette problématique.
C’est très gratifiant de pouvoir exposer à une personne un problème auquel elle n’avait généralement jamais pensé et de voir qu’elle est capable de le résoudre. C’est de cette façon que le projet Gendered Innovations change la donne dans le quotidien des gens.
La ceinture de sécurité n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la nécessité de revoir les normes et modèles de référence en vigueur. Élaborer des produits et des technologies sans tenir compte du fait qu’il existe des individus de taille et de corpulence différentes fait courir le risque de blessures involontaires. En revanche, amener les chercheurs et les ingénieurs à élargir leurs horizons et à prendre comme référence aussi bien les hommes que les femmes peut stimuler la créativité dans les domaines de la science et de la technologie et déboucher sur des solutions sûres, applicables à tous et source de bien-être et de satisfaction pour le plus grand nombre.
En quoi l’intégration de la dimension de genre permet-elle d’obtenir de meilleurs résultats?
Mener des travaux de recherche en partant de postulats erronés se traduit par des pertes aussi bien en vies humaines que sur le plan financier, et anéantit toute perspective de progrès. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la santé. Ainsi, entre 1997 et 2000, 10 médicaments ont été retirés du marché américain en raison de leur toxicité. Il fut établi que huit d’entre eux présentaient un risque plus élevé pour les patientes que pour les patients. Or la mise au point de médicaments est un processus long et onéreux qui s’étale sur plusieurs années et se chiffre en milliards de dollars et, en cas d’échec, comme dans le cas présent, le bilan peut être lourd en termes de souffrance mais aussi de nombre de victimes. Faute d’intégrer la perspective de genre dans leurs travaux, les chercheurs en médecine risquent de signer l’arrêt de mort de nombreux patients.
A contrario, mener des travaux de recherche à partir de postulats valables se révèle constructif et peut permettre d’épargner des vies et d’économiser de l’argent. Il ressort par exemple de l’examen des résultats d’un essai clinique de traitement hormonal mené par la Women’s Health Initiative que le traitement proposé permettait de sauver des vies, de gagner 145 000 années de vie pondérée par la qualité, et que chaque dollar des États-Unis d’Amérique investi dans l’essai en rapportait 140.
De même, dans le monde des entreprises, être conscient des différences entre hommes et femmes peut être source de nouveaux débouchés commerciaux et de chiffre d’affaires accru. Inversement, une société qui ne tiendrait pas compte de la dimension de genre risquerait de perdre des clients.
C’est exactement ce dont la firme Apple vient de faire l’expérience avec son application HealthKit pour iPhone. Lors du lancement de l’application, l’entreprise a prétendu qu’elle pouvait suivre toutes sortes de données biométriques, comme le rythme cardiaque, la tension artérielle, etc. Elle était persuadée que le succès serait immédiatement au rendez-vous. Malheureusement, les concepteurs avaient omis de tenir compte de certaines sexospécificités, notamment le cycle menstruel de la femme. La firme perdit rapidement la moitié de sa clientèle. Face à la demande très faible, Apple n’eut pas d’autre choix que de retirer le produit, de remédier à ses lacunes puis de le remettre sur le marché… non sans frais.
À l’opposé, le producteur de jeux vidéo EA prit soin d’intégrer la perspective de genre lors du processus de développement d’un nouveau logiciel capable de détecter le moindre mouvement des joueurs. Il fut ainsi en mesure de connaître les préférences des uns et des autres, qu’ils soient de sexe masculin ou féminin, et de concevoir des jeux adaptés. Fort de ces données, le groupe fut le premier à proposer des jeux de football féminin, dont les ventes se sont rapidement envolées.
Selon vous, le fait d’intégrer la problématique homme-femme dans le domaine de l’innovation peut-il faire reculer les disparités au sein de la société?
Je pense que oui. Il ressort de nos travaux de recherche que plus le nombre de femmes contribuant à la rédaction d’une revue médicale est élevé, plus les sexospécificités sont prises en compte. Je pense également pouvoir affirmer que plus l’intégration de la dimension de genre progressera, plus les femmes contribueront à la création de savoir, ce qui est une bonne chose. Après tout, les femmes représentent près de la moitié de la population mondiale et disposent d’un potentiel inestimable, encore largement inexploité, en ce qui concerne l’avancement de la connaissance. Nos études montrent que plus la problématique hommes-femmes est prise en considération, plus le nombre de personnes auparavant marginalisées recule.
Pourquoi recommander aux décideurs politiques, aux chercheurs et aux entrepreneurs de prendre au sérieux le projet Gendered Innovations?
Le projet Gendered Innovations est source d’égalité et de pérennité (il est rare que l’on rejette ce qui apporte un plus) et, à terme, il sert l’intérêt général. Il donne la possibilité de faire progresser la recherche scientifique, de mieux cerner l’incidence des maladies sur les hommes et les femmes et de faire en sorte que les résultats de la recherche et les avancées techniques profitent à tous de manière équitable. Il est également source de débouchés commerciaux non négligeables. De nos jours en effet, les femmes ont bien plus de poids sur le plan politique, elles disposent d’un pouvoir d’achat plus important et sont de plus en plus en demande vis-à-vis des technologies et des produits adaptés à leurs besoins.
Selon vous, pourquoi les chercheurs et les praticiens ont-ils mis autant de temps à adhérer au concept de l’intégration de la dimension de genre dans leurs travaux?
Pendant des centaines d’années, les femmes n’ont pas été admises dans les universités mais peu à peu, elles sont devenues étudiantes, puis enseignantes. Aujourd’hui, les professeurs d’université de sexe féminin sont légion et les femmes sont bien plus nombreuses à occuper des postes à responsabilité dans le secteur public comme dans le secteur privé. Amener des changements culturels prend du temps, et demande des ressources et un climat politique appropriés. Intégrer la problématique homme-femme n’a pas échappé à la règle mais la situation évolue désormais très vite et il n’y aura pas de retour en arrière possible car une prise de conscience s’est réellement produite.
Suffit-il d’encourager les jeunes femmes à se tourner vers des études en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques pour parvenir à l’égalité de sexes?
Non, promouvoir ces matières auprès des étudiantes ne suffit pas. Chose intéressante, on constate que des entreprises de la Silicon Valley, à l’image de Facebook ou Google, reconnaissent qu’elles ne peuvent plus se contenter d’experts de ces seuls domaines et se mettent à recruter des spécialistes en sciences humaines et sociales. Elles se rendent compte que pour réussir, elles doivent impérativement cerner au plus près certains aspects sociaux et culturels. La perspective de jeter des passerelles entre d’un côté sciences humaines et sociales et de l’autre les sciences, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques est très prometteuse. Cela permettra par exemple à des ingénieurs de concevoir bien plus de produits adaptés aux deux sexes.
Reste-t-il des progrès à réaliser?
La parité entre les sexes soulève deux grandes questions : la nécessité de lutter contre les préjugés sexistes envers les femmes et celle d’intégrer l’analyse différenciée par sexe dans tous les domaines de la science, de la technologie et du commerce. Le projet Gendered Innovations s’efforce de réduire les disparités hommes-femmes dans la création de savoir mais, naturellement, il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à la parité dans ces domaines et mettre fin à la discrimination fondée sur le sexe à laquelle se livrent malgré elles de nombreuses institutions.
Des organisations s’efforcent de supprimer les obstacles structurels à l’égalité entre hommes et femmes. Des gouvernements stimulent le changement institutionnel, à l’image du programme ADVANCE déployé aux États-Unis d’Amérique par la National Science Foundation, ou encore des programmes sur les femmes et l’égalité des genres dans la recherche mis en place par la Commission européenne. Le monde universitaire s’efforce lui aussi d’éviter toute forme de discrimination fondée sur le sexe dans ses procédures de recrutement ou de promotion. Enfin, dans le secteur privé, de nombreuses entreprises redoublent d’efforts pour favoriser la représentation des femmes aux postes de direction.
Il convient cependant de transformer les organisations selon une approche descendante en amenant les dirigeants à encourager l’égalité des sexes et à récompenser ceux qui la font progresser. Pour ce faire, ils doivent dégager les ressources nécessaires, fixer des objectifs à atteindre et informer les employés de la façon dont leur entreprise procède pour recruter des personnes qui, jusque-là, n’étaient pas représentées.
Selon vous, comment va évoluer Gendered Innovations dans les 5 à 10 prochaines années?
À mon avis, le projet va se généraliser. La Commission européenne y adhère déjà, tout comme les National Institutes of Health aux États-Unis d’Amérique, le Fonds national suisse de la recherche scientifique et bien d’autres encore. Sur un horizon de 10 ans, j’espère que nous n’aurons plus de raison d’être dès lors que la dimension de genre fera partie intégrante des activités de recherche et développement.
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