La protection des expressions culturelles traditionnelles : questions posées aux législateurs
Par Peter Jaszi, professeur de droit honoraire, American University Law School, Washington, D.C.
Si les experts débattent de l’opportunité et des moyens de protéger les expressions culturelles traditionnelles – également qualifiés d’“arts anciens” – depuis les années 50, les travaux du Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore de l’OMPI remettent la question à l’ordre du jour.
Tandis qu’au niveau international les législateurs s’interrogent sur les critères à retenir pour élaborer un nouveau régime de protection des expressions culturelles traditionnelles, il est essentiel d’étudier avec attention les “vides juridiques” qu’il conviendrait – ou non – de combler, et de réfléchir à la question de savoir si la législation internationale relative au droit d’auteur en vigueur peut contribuer, ne serait-ce que partiellement, à la reconnaissance des expressions culturelles traditionnelles.
Avant de poursuivre, deux éléments doivent être pris en compte. Premièrement, il n’est peut-être pas nécessaire de combler toutes les lacunes manifestes du droit. À titre d’exemple, au XIXe siècle, les partisans d’un système de droit d’auteur élargi considéraient que la protection limitée dans le temps était une erreur à laquelle il était possible de remédier grâce au principe de protection perpétuelle. Depuis, cependant, en Occident, la plupart des spécialistes du droit d’auteur s’accordent à penser que limiter la durée de protection (même sur de longues périodes) est une bonne chose. Cela permet en effet de garantir l’existence du domaine public et de préserver l’équilibre du système.
Deuxièmement, seule une solution multilatérale peut permettre de résoudre les problèmes spécifiques relatifs à la protection des expressions culturelles traditionnelles, lesquelles font souvent partie de l’économie mondiale de l’information. Le droit international de la propriété intellectuelle garantit la reconnaissance des droits par-delà les frontières nationales des pays qui y souscrivent. Il garantit également un certain degré d’harmonisation entre législations nationales en imposant des normes minimales obligatoires au plan national.
Repérer les lacunes
La protection des expressions culturelles traditionnelles ne fait l’objet d’aucun accord international, ce qui représente une lacune structurelle importante en droit international. Certains commentateurs attribuent cette situation au fait que la législation actuelle en matière de propriété intellectuelle repose sur un paradigme qui ne tient pas compte de l’apport, aussi bien sur le plan scientifique qu’artistique, de certaines cultures et qui a été établi au sein d’instances où les personnes les plus directement concernées n’étaient pas représentées. Selon eux, considérer que les productions culturelles de certaines communautés sont des matières premières existant à l’état naturel qui peuvent être librement exploitées risque d’entraver le progrès de l’humanité.
On trouve également des lacunes d’un point de vue plus pratique, dans le sens où le droit ne couvre pas certains domaines, alors qu’en tout état de cause, ce devrait être le cas. J’ai pris moi-même la mesure de la difficulté à combler ces lacunes il y a quelques années en arrière alors que je voyageais sur l’île de Samosir, au nord de Sumatra, en Indonésie. Accompagné d’autres chercheurs, je fus invité par hasard à assister à des funérailles traditionnelles organisées en l’honneur d’une matriarche locale. C’était un jour de fête; des couples dansaient et un groupe de jeunes musiciens de la région jouait de la musique traditionnelle sur des instruments à cordes et à percussion et à l’aide d’un synthétiseur. Le jeune homme au clavier nous expliqua qu’il adorait la musique ancienne et l’adaptait en s’inspirant d’airs de musique populaire venus d’Occident. Il précisa par ailleurs que faire appel à un important groupe de musiciens jouant d’instruments traditionnels était hors de prix, d’où l’utilisation d’un clavier électronique, plus économique du point de vue financier. Selon lui, cette forme de métissage (et de rationalisation) permettait à la musique ancienne de perdurer au sein de la communauté.
Cette conversation nous ramena mes collègues et moi-même à un entretien réalisé quelque temps auparavant avec des chefs de communautés d’autres régions de l’île, lesquels s’étaient dits inquiets face à l’“utilisation abusive” de la tradition musicale, des ensembles locaux la combinant à des instruments occidentaux. Certains villages en étaient même arrivés à interdire ce genre de prestation tandis que d’autres avaient renoncé, faute de pouvoir s’appuyer sur un cadre juridique précis.
Ces points de vue différents nous amenèrent à nous demander si l’absence de dispositif juridique permettant de réglementer la transmission de génération en génération d’expressions culturelles traditionnelles était un véritable problème ou non. Ne conviendrait-il pas de privilégier, à la place, la liberté de choix des communautés quant à la façon d’adapter des pratiques culturelles ancestrales au goût du jour? C’est une décision difficile, lourde de valeurs, et une situation qui souligne le fait qu’il n’est pas forcément opportun de combler certains vides juridiques.
Le processus visant à déterminer quels domaines ne doivent pas nécessairement faire l’objet d’une réglementation permet souvent de mettre au jour de profondes divergences en termes de valeurs et d’aspirations. Pour autant, il est généralement admis que des lacunes persistent dans au moins trois domaines : la paternité, le contrôle et la rémunération.
S’agissant de paternité, les personnes associées à des expressions culturelles traditionnelles, y compris les États où elles résident, aspirent à obtenir des garanties juridiques selon lesquelles, lors de la diffusion de ces expressions, leur origine sera mentionnée de manière adéquate et complète. À l’heure actuelle, il n’existe aucune garantie de ce type en ce qui concerne l’ensemble des expressions culturelles traditionnelles.
De même, la nécessité de contrôler l’utilisation d’expressions culturelles traditionnelles, notamment lorsqu’elles sont considérées comme “secrètes” ou destinées à n’être diffusées qu’auprès de groupes restreints, est source de préoccupation.
Enfin, en matière de rémunération, on s’accorde généralement à penser que de nos jours, les expressions culturelles traditionnelles sont souvent exploitées loin de leur lieu d’origine. Dans un souci d’équité, il conviendrait donc de prévoir au sein de tout régime de protection international un mécanisme permettant de prévenir toute “appropriation abusive” (ou d’obtenir réparation).
Les régimes actuels de propriété intellectuelle peuvent-ils apporter des éléments de réponse?
Si l’on jugera probablement de la pertinence de toute nouvelle proposition à l’aune des lacunes qu’elle aura réussi à combler, la réflexion sur la protection des expressions culturelles traditionnelles se concentre essentiellement sur la question de savoir si les régimes actuels de propriété intellectuelle prévoient les clauses particulières nécessaires pour répondre aux aspirations des peuples autochtones.
De ce point de vue, il est légitime de se demander dans quelle mesure les législations en vigueur sur le droit d’auteur peuvent apporter des éléments de réponse. Est-il possible de résoudre le problème en modifiant légèrement la Convention de Berne de façon à ce que les expressions culturelles traditionnelles relèvent du champ d’application de la législation internationale sur le droit d’auteur? C’est précisément ce que les législateurs avaient tenté de faire en 1971, en complétant la Convention de Berne par l’article 15.4. Cet article décrit les modalités à suivre en cas d’œuvres non publiées dont l’identité de l’auteur est inconnue (voir encadré). Néanmoins, du fait du caractère facultatif de ces dispositions, la plupart des pays n’ont pas promulgué le texte et la situation n’a guère évolué. Qui plus est, la durée de la protection accordée aux œuvres de ce type est limitée à 50 ans au minimum, et uniquement après que l’œuvre a été “licitement rendue accessible au public”. En outre, l’article ne fait nullement mention du rôle des communautés : les droits exercés au nom de l’auteur le sont par une “autorité compétente”. La protection en vertu de l’article 15.4 est également limitée par l’article 7.3) de la Convention de Berne qui dispose que les pays ne sont pas tenus de protéger les œuvres anonymes pour lesquelles il y a tout lieu de penser que leur auteur est mort depuis 50 ans.
En réalité, y a-t-il lieu de réparer ces défauts? Tout bien considéré, faire en sorte que les expressions culturelles traditionnelles relèvent de la législation sur le droit d’auteur permettrait de proposer des recours en cas d’appropriation illicite, notamment la possibilité d’obtenir des mesures conservatoires ou des dommages-intérêts dans la plupart des pays. Parallèlement, l’application des droits moraux et patrimoniaux fondamentaux serait rendue obligatoire dans au moins 170 pays.
Les avantages et les limites de la législation sur le droit d’auteur
L’inconvénient, c’est qu’à plusieurs égards, cette approche ne permet pas d’assurer une protection efficace des expressions culturelles traditionnelles.
Le droit d’auteur repose en effet sur le principe de “paternité” et privilégie des revendications de droits sur des produits de l’esprit relativement récents et dont le caractère original peut être vérifié avec certitude. Au fil du temps cependant, on constate que la définition de “paternité” a été assouplie. Une œuvre protégée au titre du droit d’auteur peut par exemple être le fruit du travail d’un individu (dans le cas d’un roman) ou d’un groupe de personnes (dans le cas d’un film). Les pays de common law ont même franchi un pas supplémentaire dans l’abstraction en introduisant la notion d’“œuvre créée dans le cadre d’un contrat de louage” selon laquelle un employeur est considéré comme l’auteur de l’ensemble des contributions de ses employés. Indépendamment de l’ingéniosité des juristes spécialisés dans le droit d’auteur, on se heurte néanmoins à des limites car dans certains cas, même un personnage fictif ne saurait se voir attribuer en toute simplicité la paternité d’une tradition culturelle, sa valeur résultant d’une réalisation menée en commun par un groupe (et non d’une collaboration).
En outre, on considère généralement que les expressions culturelles traditionnelles manquent de caractère distinctif, original ou récent et ne sont pas fixées sur des supports précis. Il arrive que certaines d’entre elles répondent à tout ou partie de ces critères, mais pas toutes. Prenons par exemple le cas d’une tradition musicale vieille de 300 ans apparue dans une communauté précise et toujours pratiquée de nos jours. Imaginons qu’elle consiste en un ensemble de mélodies simples jouées à l’aide d’instruments particuliers et selon certaines exigences stylistiques régissant leur interprétation. Ce type de tradition culturelle ne répondrait en aucune façon aux critères de protection par le droit d’auteur. De fait, elle n’aurait pas de véritable “auteur”, même supposé, ne présenterait pas de caractère “original”, sachant qu’elle aurait été fidèlement transmise de génération en génération, et n’aurait pas non plus la forme précise requise (sachant qu’à moins d’être fixée sous une forme stable et de pouvoir être reproduite de manière plus ou moins identique, une œuvre ne peut faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur).
Une protection partielle des expressions culturelles traditionnelle serait-elle possible au titre de la législation sur le droit d’auteur?
Il ressort clairement de ce qui précède que toute tentative visant à faire relever les expressions culturelles traditionnelles du champ d’application du droit d’auteur est vouée à l’échec. Il n’en reste pas moins légitime de se demander si une protection partielle de ces expressions serait possible au titre de la législation sur le droit d’auteur.
S’agissant des préoccupations relatives à l’enregistrement non autorisé et à l’exploitation d’œuvres culturelles traditionnelles, la plupart des pays disposent d’ores et déjà d’un régime juridique destiné à assurer la protection des artistes interprètes ou exécutants, même si, à l’origine, il avait été conçu à l’adresse des industries de la radiodiffusion et de la musique commerciale. Dans l’absolu, rien ne s’oppose à ce que ces législations servent à la protection des expressions culturelles traditionnelles.
L’article 15.4 de la Convention de Berne
Selon l’article 15.4 de la Convention de Berne :
“a) Pour les œuvres non publiées dont l’identité de l’auteur est inconnue, mais pour lesquelles il y a tout lieu de présumer que cet auteur est ressortissant d’un pays de l’Union, il est réservé à la législation de ce pays la faculté de désigner l’autorité compétente représentant cet auteur et fondée à sauvegarder et à faire valoir les droits de celui-ci dans les pays de l’Union.
“b) Les pays de l’Union qui, en vertu de cette disposition, procéderont à une telle désignation, le notifieront au Directeur général par une déclaration écrite où seront indiqués tous renseignements relatifs à l’autorité ainsi désignée. Le Directeur général communiquera aussitôt cette déclaration à tous les autres pays de l’Union.”
Aujourd’hui, les expressions culturelles traditionnelles les plus exposées au risque d’exploitation sont les adaptations contemporaines d’anciennes traditions musicales, chorégraphiques, graphiques ou autres. Faciles d’accès, ces œuvres sont en effet les plus à même d’éveiller la convoitise d’exploitants en puissance. La législation sur le droit d’auteur en vigueur s’emploie à protéger les nouvelles versions d’œuvres préexistantes, par exemple l’adaptation moderne d’un mythe grec, au titre d’“œuvres dérivées”. La protection offerte dans ce cadre suffit amplement à empêcher les actes de piratage (dans la plupart des cas) et, dans la majorité des pays, le droit moral de paternité de l’interprète est lui aussi protégé.
Pour autant, s’il est possible que l’adaptation moderne d’une tradition culturelle réponde facilement aux critères requis pour bénéficier d’une protection par le droit d’auteur, ce n’est pas le cas de l’ensemble des expressions culturelles traditionnelles, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, le droit d’auteur n’assure pas la protection des connaissances secrètes et sacrées, lesquelles par définition conservent leur forme d’origine de génération en génération. Deuxièmement, en termes de droits de paternité, il ne protège pas l’intérêt des communautés dont s’inspirent les interprétations contemporaines d’expressions culturelles traditionnelles. Troisièmement, la protection accordée aux adaptations modernes d’expressions culturelles traditionnelles est d’une portée limitée : elle s’applique aux reproductions, exécutions ou représentations d’imitations assez fidèles mais pas à toutes les œuvres novatrices “inspirées” ou “influencées” par ces dernières. Quatrièmement, comme pour tout objet susceptible d’être protégé par le droit d’auteur, les adaptations modernes d’expressions culturelles traditionnelles seraient vouées à tomber dans le domaine public. Plus important encore, les droits conférés par le droit d’auteur sont assortis d’exceptions réglementaires (par exemple à des fins d’utilisation par les bibliothèques, les musées et les services d’archives) dont le champ d’application varie (parfois fortement) d’un pays à l’autre.
Questions à l’intention des législateurs
Les législateurs doivent-ils envisager la possibilité de ne pas combler certains vides juridiques lors de l’élaboration d’un nouveau régime de protection des expressions culturelles traditionnelles? Cette solution serait-elle dans l’intérêt des communautés cherchant à préserver des expressions culturelles traditionnelles? Enfin, leur est-il possible de tirer des enseignements des valeurs exprimées dans la législation sur le droit d’auteur?
Prenons par exemple les notions de durée de protection limitée et de domaine public. Ces concepts se résument-ils à un héritage intellectuel malvenu ou ont-ils une résonnance universelle? Si la question est délicate, certains arguments plaident en faveur de l’extinction progressive de la durée de protection des savoirs sur le plan juridique et de leur passage dans le domaine public. Le premier d’entre eux est que, à l’image du droit moral rattaché à l’œuvre protégée dans plusieurs pays, le droit de paternité rattaché à des expressions culturelles traditionnelles pourrait être rendu perpétuel. Cette question mérite un examen plus approfondi, en toute lucidité. De même, serait-il envisageable que les expressions culturelles traditionnelles répondent aux critères requis pour faire l’objet de dérogations positives, à l’image de celles prévues pour une utilisation à certaines fins précises dans tous les systèmes de propriété intellectuelle existants?
Autre point fondamental méritant une attention particulière : les grandes prises de position sur la façon dont la propriété intellectuelle doit être mise au service de la diffusion du savoir entre les peuples. S’agit-il juste d’un alibi pour dissimuler des injustices ou peut-on réellement y croire en dépit d’une mise en œuvre souvent intéressée? Si ces intentions sont sincères, serait-il possible d’envisager un modèle de protection reposant sur la notion de compensation plutôt que sur celle d’exclusivité?
Voilà quelques-unes des questions incontournables que les législateurs devront se poser au moment de décider de la pertinence du caractère lacunaire ou poreux de tout système de protection des expressions culturelles traditionnelles.
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