Les exceptions relatives au droit d’auteur : le point de vue d’un archiviste
Par Jean Dryden, Conseil international des archives, Paris (France)
Dans un monde en quête perpétuelle de nouveauté, les archives – à savoir les informations que l’on conserve sur les activités quotidiennes de gouvernements, d’entreprises, d’organisations ou de particuliers – peuvent à première vue paraître dépassées ou rébarbatives. Or nombre de ces documents présentent un intérêt à long terme aussi bien pour ceux qui en sont à l’origine que pour la société. Véritable fenêtre sur le passé, les archives éclairent aussi l’avenir.
Les archives d’une organisation peuvent comprendre des échanges de courriers, des rapports, des documents juridiques ou financiers, des enregistrements de discours ou des supports publicitaires; celles d’un particulier se composeront généralement de lettres, de journaux personnels, d’albums de photos ou de souvenirs, ou encore de films de famille.
Adoptée par l’UNESCO en novembre 2011, la Déclaration universelle des archives met clairement l’accent sur la mission d’intérêt général que remplissent les archives :
“Les archives constituent un patrimoine unique et irremplaçable transmis de génération en génération… Sources d’informations fiables pour une gouvernance responsable et transparente, les archives jouent un rôle essentiel dans le développement des sociétés en contribuant à la constitution et à la sauvegarde de la mémoire individuelle et collective. L’accès le plus large aux archives doit être maintenu et encouragé pour l’accroissement des connaissances, le maintien et l’avancement de la démocratie et des droits de la personne, la qualité de vie des citoyens.”
Les archives peuvent également désigner un service chargé de conserver le patrimoine documentaire d’une institution donnée. Les Nations Unies, les Émirats arabes unis, le Gouvernement du Malawi, la ville de Montréal, l’Université de Cambridge ou la société Coca-Cola font tous appel à ce genre de service afin de conserver des documents d’archives relevant de leurs mandats d’acquisition respectifs.
Archiviste, un métier à ne pas confondre avec d’autres
On désigne par archiviste la personne chargée d’évaluer, de réunir, de classer, de conserver et de communiquer au public des fonds d’archives. On confond souvent ce métier avec d’autres du même domaine, comme celui de bibliothécaire ou de conservateur de musée. Bien que ces trois professions aient en commun la collecte, la conservation et la mise à disposition de documents à des fins de recherche, elles sont très différentes l’une de l’autre et se distinguent en général par le type de document manipulé. Les documents conservés dans des fonds d’archives sont uniques et souvent irremplaçables, alors que les bibliothèques ont généralement la possibilité de remplacer des livres abîmés ou égarés ou d’autres publications faisant partie de leurs collections. Quant aux conservateurs de musée, ils inventorient, étudient et mettent en valeur des objets généralement tridimensionnels, contrairement aux archivistes qui, eux, travaillent essentiellement à partir de supports papier, de films, d’enregistrements ou de documents numériques.
Pourquoi les archives doivent-elles impérativement bénéficier d’exceptions au droit d’auteur?
La législation sur le droit d’auteur vise à maintenir un juste équilibre entre les intérêts des créateurs, de façon à ce qu’ils perçoivent une rémunération appropriée pour leurs œuvres, et l’intérêt général, en veillant à ce que le public ait accès à ces œuvres. C’est par ce moyen que le droit d’auteur encourage la création, l’évolution des connaissances, la culture et sa diffusion.
Les services d’archives jouent un rôle essentiel dans la défense de l’intérêt général en préservant et en mettant ces œuvres à la disposition du public. Ils sont néanmoins soumis à la même législation sur le droit d’auteur que les éditeurs commerciaux et l’industrie du spectacle, alors même que les fonds d’archives ne sont pas créés (en règle générale) à des fins commerciales ou de diffusion au public et que, de ce fait, ils sont en grande partie, mais pas exclusivement, inédits.
Or le caractère inédit de la majorité des fonds d’archives a plusieurs conséquences. Premièrement, il est peu probable que les titulaires de droits cherchent à tirer un avantage financier de leurs actifs de propriété intellectuelle; en réalité, nombre d’entre eux ignorent que des droits leur reviennent. Deuxièmement, les fonds d’archives contiennent une forte proportion d’œuvres orphelines, c’est-à-dire des œuvres dont les ayants droit sont impossibles à identifier ou à retrouver. En général, cette situation s’explique par le fait que les titulaires de droits sur ces œuvres n’ont pas d’intérêt particulier à être facilement joignables pour autoriser l’utilisation de leur œuvre de création ou en tirer un revenu. Qui plus est, s’agissant des fonds d’archives, il n’existe aucune licence type. Dans ce contexte, pour être en mesure de répondre aux besoins des utilisateurs, plus particulièrement dans une société mondialisée, les services d’archives sont tributaires d’exceptions et limitations au droit d’auteur.
De quelles exceptions au droit d’auteur les services d’archives ont-ils besoin?
Il convient de prévoir des limitations au droit d’auteur pour les services d’archives dans les domaines suivants :
La conservation : l’une des fonctions principales de tout service d’archives est de conserver les documents qui lui sont confiés. Or, pour assurer la conservation, il est souvent nécessaire de réaliser des copies. À titre d’exemple, lorsque des originaux sont trop fragiles pour être manipulés, il est d’usage que les services d’archives créent des copies de référence que les chercheurs utiliseront pour éviter que les originaux ne soient endommagés. Compte tenu de la rapidité des progrès technologiques, il est par ailleurs particulièrement important de réaliser des copies des documents numérisés. Pour que ce patrimoine reste consultable à long terme, les services d’archives ont pour habitude de copier les œuvres pour les convertir du format privé au format ouvert normalisé, ou de copier des documents sur des logiciels plus récents. Pour que les services d’archives puissent continuer à servir l’intérêt général tout en se conformant à la législation, il est donc indispensable de prévoir une exception au droit d’auteur.
La reproduction à des fins de recherche : les services d’archives ont également pour mission première de mettre leurs fonds à disposition à des fins de consultation et de recherche. Compte tenu du caractère unique et irremplaçable des documents en leur possession, ils ne peuvent les prêter, raison pour laquelle ils proposent aux utilisateurs des copies. Aujourd’hui, l’Internet ouvre de fabuleuses perspectives puisqu’il est désormais possible de mettre les fonds d’archives à la disposition d’un très large public de chercheurs grâce à la numérisation et à la mise en ligne des documents. Une exception dans ce domaine serait donc la bienvenue pour s’assurer de la légalité de ces activités.
L’utilisation transfrontière des documents : la nature territoriale de la législation sur le droit d’auteur n’est pas compatible avec le paysage mondial actuel. Il est en effet fréquent que des chercheurs aient besoin de consulter des archives d’autres pays (suite à un départ à l’étranger, au titre d’une activité commerciale, etc.) à des fins de recherche universitaire ou personnelle ou pour faire valoir des droits relatifs à la nationalité, l’identité ou la propriété. Quand le Gouvernement français, par exemple, a rendu publiques les archives de son service de contre-espionnage en Indochine dans les années 50, de nombreux chercheurs d’Asie, et pas seulement de France, s’y sont intéressés. De même, les archives photographiques réunies auprès de 26 pays d’Afrique par l’École du patrimoine africain, au Bénin, ne peuvent être consultées que si des copies du fonds ont été réalisées ou si les utilisateurs se rendent physiquement au service des archives.
Certains pays ont prévu des exceptions et limitations relatives au droit d’auteur de sorte que les services d’archives puissent s’acquitter de leur mission de service public sans crainte de porter atteinte à des droits. Néanmoins, ces exceptions et limitations varient d’un pays à l’autre et, souvent, ne prévoient pas de clause particulière concernant l’exportation de documents d’archives. Et dans les rares cas où ce type d’exportation est possible, les services d’archives cherchant à communiquer des documents à des clients résidant à l’étranger se heurtent à de multiples difficultés. Par exemple lorsque des copies sont envoyées dans un pays doté d’une législation sur le droit d’auteur différente ou bien lorsque la copie en question ne répond pas aux critères en vigueur dans ce pays. Comment l’archiviste ou l’utilisateur peut-il procéder pour agir dans la légalité? Soit les services d’archives ne sont pas autorisés à communiquer des documents à l’étranger, soit des copies seront envoyées indépendamment de ce que prescrit la législation. Une solution simple peut être trouvée. Il pourrait par exemple s’agir de faire en sorte que tous les pays reconnaissent le caractère licite d’une copie réalisée de manière légale par un service d’archives situé à l’étranger.
Les œuvres orphelines : les fonds d’archives se composent essentiellement des documents accumulés au fil du temps par des gouvernements, des entreprises, des organismes caritatifs, des familles ou des particuliers. On peut par exemple trouver dans les dossiers d’un ministre des milliers de lettres ou de courriers électroniques envoyés par des citoyens, des fonctionnaires ou d’autres agents. À supposer qu’un service d’archives souhaite numériser ces documents et les mettre à disposition en ligne, identifier et retrouver des milliers de titulaires de droits représenterait un travail colossal au coût très élevé, sachant en plus que nombre de ces personnes ne pourraient être reconnues ou contactées. Il est donc indispensable de prévoir une exception à l’intention des services d’archives de façon à ce que les œuvres orphelines puissent être légalement rendues accessibles au public sans avoir à procéder à des recherches coûteuses (et souvent vaines).
La nécessité d’une responsabilité limitée : de crainte de voir leur responsabilité civile engagée, les archivistes font preuve d’une très grande prudence lors de la sélection des documents à mettre en ligne. Ils ne choisissent que des documents dont ils détiennent les droits d’auteur ou dont les droits ont expiré. De ce fait, les publications en ligne ne représentent qu’une infime partie de l’immense patrimoine dont ils disposent, ce qui n’est pas forcément dans le meilleur intérêt des utilisateurs. D’où un appauvrissement considérable du service d’information auquel le public est en droit de s’attendre. Cette situation plaide elle aussi en faveur de l’adoption d’exceptions raisonnables permettant de limiter la responsabilité des services d’archives dans le cadre d’activités licites. Garantir aux archivistes une responsabilité limitée permettrait d’élargir la palette des documents disponibles sur Internet et de mieux servir les intérêts de la société.
Les mesures techniques de protection : les traités Internet de l’OMPI (le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes) demandent à leurs signataires d’amender leur législation sur le droit d’auteur pour interdire la neutralisation des mesures techniques de protection (MTP). Les limitations et exceptions réglementaires ne sauraient être annulées par des mesures techniques de protection. Les services d’archives devraient être autorisés à acquérir et appliquer des outils pour lever de telles mesures de façon à pouvoir s’acquitter au mieux de leur mission d’intérêt public. Il est fréquent par exemple que des services d’archives se voient confier des documents n’ayant plus aucune utilité sur le plan commercial. Il arrive alors couramment que les mots de passe, les clés de cryptage, etc., aient été perdus ou oubliés, ce qui amène les services d’archives à devoir neutraliser les mesures techniques de protection pour étudier les documents et déterminer s’ils souhaitent en acquérir l’ensemble ou y accéder en vue de le conserver, de le répertorier et de le rendre accessible aux utilisateurs. Une disposition contraignante prévoyant une exception générale à l’interdiction de neutralisation permettrait à la licéité des actes ne portant pas atteinte aux droits réalisés par les services d’archives d’être reconnue. Procéder autrement compromettrait à l’équilibre fondamental du droit d’auteur.
La neutralisation contractuelle des exceptions : il arrive que des exceptions et limitations au rôle essentiel à la mission d’archivage soient neutralisées par des accords contractuels. Certains services d’archives, par exemple, font appel aux services de prestataires du secteur privé pour obtenir un espace de stockage dématérialisé pour leurs archives numériques. Or, si ce prestataire se trouve dans un autre pays, il se peut que le fournisseur d’espace de stockage en nuage ne soit pas en conformité avec la législation sur le droit d’auteur du pays dépositaire. Les neutralisations contractuelles annulent l’objet des exceptions et font basculer l’équilibre du droit d’auteur au profit des titulaires de droit, ce qui complique la tâche des archivistes et nuit à l’intérêt général.
Les services d’archives lancent un appel en faveur de l’adoption d’un traité international
Il se peut que les titulaires de droits d’auteur considèrent que concéder l’ensemble des exceptions et limitations revendiquées par les services d’archives reviendrait ni plus ni moins à leur donner carte blanche. Tout au contraire. Premièrement, les principes déontologiques qui sous-tendent la profession exigent que les services d’archives prennent des mesures raisonnables pour protéger les intérêts des titulaires des droits rattachés aux œuvres constituant leurs collections. Deuxièmement, les exceptions citées seraient assorties de conditions acceptables, l’une d’entre elles pouvant exiger, par exemple, que l’activité ne soit pas exercée à des fins commerciales et ne nuise pas à un marché établi pour les œuvres en question. Les archivistes ont besoin de ces exceptions pour pouvoir faire leur métier correctement.
La question des limitations et exceptions en faveur des bibliothèques et des services d’archives est un point distinct de l’ordre du jour du Comité permanent du droit d’auteur et des droits connexes depuis novembre 2011.
Si de nombreux États membres appuient fortement l’adoption d’un traité international contraignant, d’autres affirment qu’un échange de pratiques nationales serait suffisant. Le système d’exceptions est indispensable au maintien de l’équilibre du droit d’auteur, et le strict respect de ces exceptions est nécessaire pour garantir un archivage efficace répondant aux objectifs de la législation sur le droit d’auteur dans un monde globalisé. Les archivistes et leurs alliés continueront de préconiser un traité demandant à ses signataires d’établir une série d’exceptions et limitations minimales pour permettre aux services d’archives, aux bibliothèques et aux musées de répondre aux besoins des utilisateurs, y compris en proposant – à l’heure de la mondialisation – un accès transfrontalier à leurs collections.
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