La Cour suprême des États-Unis d’Amérique modifie les règles en matière d’épuisement des droits de brevet
Par Emma Barraclough, journaliste indépendante
“Si vous savez que vous avez raison, vous vous battez!”, tel est le slogan que l’on peut lire sur la page Web de la société américaine Impression Products Inc. Pour autant, lorsque cette petite entreprise familiale décida de faire valoir ses droits dans le cadre d’un procès pour contrefaçon de brevet concernant des cartouches d’encre pour imprimante, elle ne s’attendait pas à de telles répercussions. L’affaire a en effet débouché sur une modification des règles des États-Unis d’Amérique en matière d’épuisement des brevets, entraînant un bouleversement des pratiques commerciales des entreprises du secteur des services de réparation et des pièces de rechange, et amenant éventuellement des titulaires de brevets de ce pays à revoir la grille de tarification de leurs produits dans le monde.
Deux entreprises étaient impliquées dans ce litige : d’une part Lexmark, une multinationale basée dans l’État du Kentucky et spécialisée dans la fabrication et la vente de solutions et de produits d’impression, et de l’autre Impression Products, une entreprise de Virginie-Occidentale forte de 25 employés spécialisés dans la réparation d’imprimantes et la revente de cartouches d’encre.
Depuis des décennies, l’industrie des encres d’imprimerie fait tout ce qui est en son pouvoir pour défendre le lucratif marché du service après-vente et des cartouches d’encre, concevant toutes sortes d’entraves techniques et commerciales pour empêcher la concurrence de recharger et de revendre des cartouches d’encre pour imprimantes. Pour ce faire, Lexmark fait aussi bien appel à des solutions de haute technologie qu’à des mesures d’incitation d’ordre financier. La société propose ainsi à ses clients deux possibilités de tarif : des cartouches plein tarif dont l’utilisateur peut se débarrasser comme il l’entend, et une version meilleur marché vendue dans le cadre du “programme de retour” de l’entreprise. Les cartouches de cette seconde catégorie sont munies d’une puce électronique pour éviter leur réutilisation et les clients s’engagent à les remettre après usage à la seule entreprise Lexmark.
Une bataille juridique s’engagea lorsque Lexmark s’opposa officiellement aux pratiques commerciales d’Impression, à savoir racheter des cartouches vides relevant du programme de retour de Lexmark, les reremplir d’encre, retirer leur puce électronique et les revendre.
Une fois l’affaire portée devant la justice américaine, les juges furent invités à répondre à deux questions : Impression avait-elle porté atteinte aux brevets de Lexmark en revendant des cartouches relevant du programme de retour de la multinationale aux États-Unis d’Amérique alors même que Lexmark avait expressément interdit la réutilisation et la revente de ces produits, et l’entreprise familiale avait-elle violé les droits de brevet de Lexmark en important aux États-Unis d’Amérique des cartouches d’encre précédemment vendues à l’étranger?
La doctrine de l’épuisement est au cœur de cette problématique.
La doctrine de l’épuisement des droits de brevet veut qu’un titulaire de brevets, dès lors qu’il vend pour la première fois un produit breveté, perd toutes ses prérogatives sur ce produit : l’acheteur peut utiliser, vendre, concéder sous licence ou détruire le produit en question comme il l’entend. L’affaire Lexmark posait la question de savoir dans quelle mesure un titulaire de brevets peut imposer des restrictions sur l’utilisation que fait l’acheteur d’un produit postérieurement à son achat, et s’il peut faire appliquer ces restrictions au titre du droit des brevets. De même, il convenait d’apporter des précisions sur l’application de la doctrine de l’épuisement à des biens vendus dans un premier temps à l’étranger, dans des pays où le droit des brevets des États-Unis d’Amérique ne s’applique pas, avant d’être importés pour être revendus aux États-Unis d’Amérique.
La décision du Circuit fédéral
Compte tenu de l’importance des questions soulevées dans le cadre de cette affaire, les juges du Circuit fédéral décidèrent d’instruire le dossier en formation plénière, invoquant la nécessité d’établir si de précédents jugements sur des questions liées à l’épuisement de droits de brevet restaient valables à la lumière de décisions ultérieures rendues par la Cour suprême, notamment au titre de l’affaire Kirtsaeng sur le droit d’auteur (voir encadré).
En février 2016, la majorité des juges du Circuit fédéral se prononça en faveur de Lexmark, concluant que les droits de brevet de la société n’avaient pas été épuisés du fait de la première vente du produit. La cour estima que Lexmark était fondé à poursuivre Impression pour violation de brevet au motif que tout titulaire de brevets qui vend un produit en imposant des limites précises quant à sa revente ou sa réutilisation peut faire valoir ces restrictions au titre de poursuites pour atteinte à un brevet.
S’agissant de la deuxième question à trancher, les juges du Circuit fédéral estimèrent, tout comme Lexmark, que les droits de la société n’avaient pas été épuisés du fait de la vente de ses produits à l’étranger, lui donnant ainsi toute légitimité pour engager une procédure pour atteinte à l’encontre d’Impression, l’entreprise ayant procédé à l’importation, à la recharge et à la revente sur le territoire américain de cartouches de la société Lexmark sans son autorisation.
L’avis de la Cour suprême
La Cour suprême accepta d’instruire l’appel interjeté par Impression, ce qui incita plus de 30 titulaires de droits de propriété intellectuelle, associations professionnelles et universitaires à déposer des mémoires d’amicus curiae pour aider la justice à trancher l’affaire.
L’association Imaging Supplies Coalition, au nom d’entreprises multinationales spécialisées dans le matériel d’impression, demanda à la Cour de confirmer la décision du Circuit fédéral. Elle déclara que les titulaires de droits aussi bien que les consommateurs étaient en droit de se prévaloir d’une règle relative à l’épuisement des droits prévoyant des restrictions quant à l’utilisation d’un produit, et que la règle de l’épuisement national appuyait le développement économique international en autorisant les titulaires de brevets à fixer des prix différents d’un pays à l’autre.
Ces mêmes arguments furent repris par des associations représentant des sociétés pharmaceutiques et de biotechnologie – à savoir des structures qui font des prix modulés la clé de voûte de leur stratégie de tarification au niveau international et qui s’appuient sur la doctrine de l’épuisement des droits de brevet pour assurer la bonne application de cette stratégie. BIO (l’Organisation des industries de biotechnologie) et Croplife International affirmèrent par exemple que si la Cour suprême assortissait de limites la doctrine de l’épuisement, des produits meilleur marché pourraient faire l’objet d’arbitrages. Selon le mémoire déposé par ces deux groupes, “tout avantage pour le consommateur américain se ferait probablement au détriment de consommateurs plus pauvres d’autres pays”.
Les associations représentant les entreprises spécialisées dans la réparation et la revente de produits brevetés ne tardèrent pas à riposter. L’Owners’ Rights initiative, une coalition formée notamment d’eBay et de l’Association of Service and Computer Dealers International, affirma que la décision du Circuit fédéral devait être confirmée, faute de quoi “la propriété de millions de biens personnels sera remise en cause, les perspectives du marché de la location et de la revente s’assombriront, et les procédures en justice pour atteinte aux droits seront légion”.
C’est dans ce contexte juridique et politique que la Cour suprême rendit sa décision sur les deux questions dont elle avait été saisie. Sa réponse fut sans équivoque : “l’épuisement des droits de brevet est uniforme et automatique”.
Elle ajouta : “Nous estimons que la décision d’un titulaire de brevets de vendre un produit entraîne l’épuisement de tous ses droits de brevet sur ce produit, indépendamment de toutes les restrictions qu’il entendrait imposer ou du lieu de la vente… Les restrictions et le lieu de la vente ne sont pas des critères pertinents; ce qui importe, c’est la décision du titulaire de brevets d’effectuer une vente”.
S’agissant de la question de l’épuisement des droits de brevet au niveau national, la Cour jugea que tout titulaire de brevets qui vend un produit breveté épuise tous ses droits de brevet sur ce produit. Si Lexmark peut recourir au droit des contrats pour limiter l’utilisation qu’un acheteur peut faire d’un produit postérieurement à son achat, le titulaire des droits de propriété intellectuelle ne peut entamer des poursuites pour atteinte au droit des brevets.
Pour ce qui est de la seconde question, la Cour décida que toute vente autorisée en dehors des États-Unis d’Amérique entraîne l’épuisement de tous les droits de brevet, au même titre que si la vente avait eu lieu sur le sol américain. Dans la pratique, cela signifie que les titulaires de brevets n’auront plus la possibilité d’invoquer le droit des brevets pour les aider à empêcher des arbitragistes d’acheter leurs produits à moindre coût à l’étranger puis de les importer aux États-Unis d’Amérique pour les revendre.
Un paysage en mutation
Quels seront les effets de cette décision sur les entreprises? En réalité, les entreprises du secteur de la réparation et des pièces de rechange souhaitant obtenir des parts de marché plus importantes se sont félicitées de ce jugement. Les titulaires de brevets cherchant à se protéger sur le marché des services après-vente ont vu leur marge de manœuvre se réduire sensiblement. Désormais, ils devront davantage s’appuyer sur des clauses contractuelles pour restreindre l’utilisation de leurs produits par les acheteurs. Au sein des entreprises, le renforcement des clauses des accords de licence d’utilisation devrait occuper les juristes pendant plusieurs mois. Toutefois, compte tenu des difficultés pratiques liées à l’application de ces modalités, de nombreux titulaires de brevets vont intensifier le jeu du rattrapage technologique auquel ils se livrent auprès de leurs concurrents et placer sur leur chemin des obstacles toujours plus sophistiqués, par exemple des instruments de gestion des droits numériques.
Parallèlement, cette décision pose des défis non négligeables en ce qui concerne la façon dont des entreprises d’autres secteurs, notamment le secteur pharmaceutique, mènent leur activité. Habituellement, les sociétés pharmaceutiques innovantes pratiquent des tarifs élevés aux États-Unis d’Amérique et des tarifs plus avantageux dans les pays en développement où, pour des questions d’ordre politique ou de relations publiques (mais aussi en raison de réglementations sur le plafonnement des prix), elles sont poussées à proposer des médicaments à un prix plus abordable pour les consommateurs locaux. Désormais, moins d’obstacles juridiques se dresseront sur la route de tierces parties désireuses d’acheter leurs produits à moindre coût à l’étranger pour les revendre sur le territoire américain. Mark Grayson, du groupe Phrma, qui représente plusieurs grandes entreprises pharmaceutiques américaines, déclare que l’organisation réfléchit encore aux mesures à prendre à la lumière de cette décision.
Face à cette nouvelle donne, quelles sont les possibilités qui s’offrent aux titulaires de brevets du secteur? Les titulaires de droits de propriété intellectuelle pourraient par exemple exhorter le gouvernement à durcir les clauses relatives au droit des brevets figurant dans tous les accords commerciaux négociés ou renégociés par les États-Unis d’Amérique. Une autre solution pourrait consister à demander aux législateurs de réformer la législation nationale de manière à ce que les titulaires de droits de propriété intellectuelle du pays aient un droit de regard plus important sur ce qu’il advient de leurs produits brevetés. Dernière possibilité, des entreprises pourraient cesser de vendre des médicaments sur certains marchés pour réduire le risque de voir des arbitragistes les acheter pour les revendre aux États-Unis d’Amérique.
Ce qui est certain, c’est que la détermination d’une petite entreprise à mener bataille sur le front des recharges de cartouches d’encre aura des répercussions sur les décisions commerciales de sociétés de l’ensemble des États-Unis d’Amérique.
Le rôle de l’affaire Kirtsaeng
Pendant toute la durée du litige, l’affaire Kirtsaeng c. John Wiley & Sons, Inc. resta présente dans les esprits. Instruite par la Cour suprême en 2013, cette affaire portait elle aussi sur l’épuisement, mais dans le cadre du droit d’auteur cette fois. Les juges avaient alors été invités à se prononcer sur la question de savoir si un éditeur pouvait invoquer le droit d’auteur pour empêcher la revente sur le sol américain de livres achetés à l’étranger. La majorité des juges se rangea du côté de M. Kirtsaeng, estimant tout comme lui que la revente par ses soins de manuels achetés à l’étranger était protégée par la doctrine dite de la première vente.
Lexmark rappela à la Cour que l’affaire Kirtsaeng traitait du droit d’auteur et ne mentionnait aucunement la loi américaine sur les brevets. Le fabricant d’imprimantes pria les juges de ne pas mélanger ces deux domaines distincts du droit. À l’opposé, l’entreprise Impression demanda à la Cour suprême de rapprocher l’affaire Kirtsaeng du droit des brevets, faisant valoir que sa décision de common law sur la doctrine de la première vente était également applicable au droit des brevets.
Tous les juges sauf un furent convaincus par les arguments d’Impression quant à la question de l’épuisement international des droits de brevet. Seule la juge Ginsburg fut d’un avis différent. Elle n’accepta pas que l’affaire Kirtsaeng soit invoquée par la Cour, estimant qu’il était trop difficile d’établir un parallèle entre brevets et droit d’auteur sur des questions relatives à l’épuisement international parce que, contrairement au droit d’auteur, le droit des brevets ne fait pas l’objet d’une harmonisation entre différents pays.
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