L’intelligence artificielle et le droit d’auteur
Par Andres Guadamuz, maître de conférences en droit de la propriété intellectuelle, Université du Sussex (Royaume-Uni)
Les machines prennent leur autonomie, mais loin de tout esprit conquérant, elles expriment leur côté créatif.
Google vient tout juste d’accorder une subvention à un programme d’intelligence artificielle destiné à rédiger des articles sur l’actualité locale. En 2016, une association de musées et de chercheurs des Pays-Bas a dévoilé un portrait intitulé The Next Rembrandt, un nouveau tableau créé par ordinateur après analyse de milliers d’œuvres réalisées par l’artiste néerlandais du XVIIe siècle, Rembrandt Harmenszoon van Rijn. Dans le même ordre d’idée, toujours en 2016, une nouvelle écrite par un programme informatique japonais a passé la première phase de sélection d’un prix littéraire national. Enfin, la société d’intelligence artificielle Deep Mind, rachetée par Google, a créé un logiciel capable de produire de la musique à partir de l’écoute d’enregistrements.
Dans le cadre d’autres projets, des ordinateurs ont réussi à écrire des poèmes, retoucher des photos et même composer une comédie musicale.
Les ordinateurs et le processus de création
On trouve depuis fort longtemps des robots artistes à l’origine d’œuvres de création diverses. Dès les années 1970, des ordinateurs se mettent à créer des œuvres d’art rudimentaires, et cette tendance n’a cessé de s’intensifier depuis. À l’époque, la plupart de ces œuvres créées par ordinateur dépendaient fortement de l’apport créatif du programmeur; la machine servait tout au plus d’instrument ou d’outil, à l’image d’un pinceau ou d’une toile. Aujourd’hui cependant, nous sommes au cœur d’une révolution technologique qui pourrait nous amener à repenser l’interaction entre les ordinateurs et le processus de création. Cette révolution s’appuie sur le développement rapide de logiciels d’apprentissage automatique, un sous-ensemble de l’intelligence artificielle qui produit des systèmes autonomes capables d’apprendre sans avoir été spécifiquement programmés à cet effet par un humain.
Un programme informatique conçu à des fins d’apprentissage automatique comprend un algorithme qui lui permet d’apprendre à partir des données introduites, puis d’évoluer pour arriver à prendre des décisions de manière orientée ou autonome. Appliqués à l’art, à la musique ou aux œuvres littéraires, ces algorithmes d’apprentissage automatique apprennent à partir d’informations intégrées par les programmeurs. Ils s’appuient sur ces données pour créer une nouvelle œuvre et prennent des décisions en toute autonomie, tout au long du processus de création, pour établir à quoi ressemblera le résultat final. Ce qu’il faut retenir de ce type d’intelligence artificielle c’est que si les programmeurs peuvent définir certains paramètres, l’œuvre effectivement créée par le programme informatique en soi – dénommé “réseau neuronal” – est le fruit d’un processus équivalant au processus de réflexion chez l’homme.
Les conséquences pour la législation sur le droit d’auteur
Créer des œuvres à l’aide de l’intelligence artificielle pourrait avoir de très importantes conséquences pour la législation sur le droit d’auteur. Jusqu’ici, la titularité du droit d’auteur rattaché à une œuvre créée par ordinateur ne faisait aucun doute car le programme informatique était un simple outil mis au service du processus créatif, comme le seraient un stylo et une feuille de papier. Rappelons que les œuvres de création ne peuvent bénéficier d’une protection au titre du droit d’auteur que si elles présentent un caractère original. En règle générale, pour satisfaire à ce critère d’originalité, l’auteur ne peut être qu’une personne. Ainsi dans la plupart des pays, y compris en Espagne et en Allemagne, la législation nationale stipule que seules les œuvres créées par un être humain peuvent être protégées par le droit d’auteur.
Or, selon les tout derniers modèles d’intelligence artificielle, le programme informatique utilisé ne sert plus d’outil : en réalité, il prend une grande partie des décisions liées au processus créatif sans aucune intervention humaine.
Les répercussions sur le plan commercial
On pourrait prétendre que cette distinction n’a pas grande importance. Or, la manière dont le droit aborde ces nouveaux types de création par machine pourrait avoir des répercussions considérables sur le plan commercial. On a déjà recours à l’intelligence artificielle pour créer des œuvres dans les domaines de la musique, du journalisme ou du jeu. En théorie, on pourrait considérer que ces créations ne sont pas visées par le droit d’auteur puisqu’elles n’ont pas un être humain pour auteur. Tout le monde pourrait alors les utiliser et les réutiliser en toute liberté, ce qui serait une très mauvaise nouvelle pour les sociétés qui les commercialisent. Imaginez avoir investi des millions dans un système capable de créer de la musique pour jeux vidéo pour vous rendre compte au final que cette musique ne peut être protégée par le droit d’auteur et que n’importe qui dans le monde peut l’exploiter gratuitement.
S’il est difficile de se faire une idée précise de l’incidence qu’aurait une telle situation sur l’économie de la création, elle pourrait bien donner un coup d’arrêt aux investissements consentis en faveur des systèmes automatisés. Si les concepteurs de logiciels n’ont pas la garantie que les œuvres créées à partir de systèmes d’apprentissage automatique pourront être protégées par le droit d’auteur, à quoi bon investir dans de tels systèmes? D’un autre côté, recourir à l’intelligence artificielle pour réaliser des tâches chronophages se justifierait au vu des économies en frais de personnel qui en découleraient, mais il est encore trop tôt pour en juger.
Les différentes possibilités sur le plan juridique
La législation sur le droit d’auteur peut traiter de deux façons les œuvres créées sans intervention humaine ou presque : elle peut soit décréter que l’œuvre créée par un ordinateur ne peut être protégée au titre du droit d’auteur, soit stipuler que la paternité de l’œuvre revient au concepteur du programme.
À propos du tableau The Next Rembrandt
L’œuvre intitulée The Next Rembrandt est un tableau en 3D créé par ordinateur à l’aide d’un algorithme de reconnaissance faciale. Dix-huit mois de travail ont été nécessaires pour donner naissance à ce tableau après que 346 œuvres connues du peintre néerlandais eurent été scannées. Formé de 148 millions de pixels, le portrait a été réalisé à partir de 168 263 fragments tirés de travaux de l’artiste et conservés dans une base de données conçue à cet effet. Le projet a bénéficié du parrainage du groupe bancaire néerlandais ING, en collaboration avec Microsoft, le cabinet de conseil en marketing J. Walter Thompson et des conseillers de l’Université de technologie de Delft, du Mauritshuis et du Musée de la maison de Rembrandt..
À ma connaissance, il n’a jamais été expressément interdit d’accorder une protection au titre du droit d’auteur à des œuvres créées par intelligence artificielle. Il semblerait cependant que, dans de nombreux pays, la législation ne soit pas disposée à protéger par le droit d’auteur des œuvres qui n’auraient pas été créées par un être humain. Aux États-Unis d’Amérique par exemple, le bureau national du droit d’auteur a déclaré que seules des œuvres originales créées par un être humain pourraient prétendre à une protection par le droit d’auteur. Cette position découle de la jurisprudence (affaire Feist Publications c. Rural Telephone Service Company, Inc. 499 U.S. 340 (1991)) aux termes de laquelle le droit d’auteur protège uniquement le fruit d’un travail intellectuel fondé sur le pouvoir créateur de l’esprit. De manière analogue, dans une récente affaire se déroulant en Australie (Acohs Pty Ltd c. Ucorp Pty Ltd), un tribunal a déclaré qu’une œuvre créée au moyen d’un ordinateur ne pouvait faire l’objet d’une protection par le droit d’auteur car elle n’avait pas été réalisée par un humain.
En Europe, la Cour de justice de l’Union européenne a également affirmé à plusieurs reprises, notamment dans un arrêt historique rendu dans l’affaire Infopaq (C-5/08 Infopaq International A/S c. Danske Dagbaldes Forening), que le droit d’auteur ne s’appliquait qu’à des œuvres originales et que l’originalité allait de pair avec “une création intellectuelle propre à son auteur.” Cette décision est généralement interprétée comme signifiant qu’une œuvre originale doit être le reflet de la personnalité de son auteur, ce qui signifie qu’une intervention humaine est indispensable pour qu’une œuvre puisse être protégée par le droit d’auteur.
La seconde solution, qui consiste à attribuer la paternité de l’œuvre au programmeur, est celle qui est privilégiée dans certains pays comme Hong Kong (RAS), l’Inde, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni. C’est la législation sur le droit d’auteur du Royaume-Uni qui résume le mieux cette approche. Il est ainsi stipulé à l’alinéa 9.3) de la loi sur le droit d’auteur, les dessins et modèles et les brevets que :
“Dans le cas d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique créée au moyen d’un ordinateur, la personne ayant pris les dispositions nécessaires pour créer ladite œuvre sera réputée en être l’auteur.”
Par ailleurs, à l’article 178, cette même loi précise qu’on entend par “œuvre créée par ordinateur” toute “œuvre créée par ordinateur dans des conditions excluant toute intervention humaine.”
Cette disposition a pour but de créer une exception à l’exigence de paternité humaine de l’œuvre en reconnaissant la somme de travail investie dans la conception d’un programme capable de donner naissance à une œuvre, même si l’étincelle créatrice provient de la machine elle-même.
Lever les ambiguïtés
La question de savoir qui sera considéré, en droit, comme la personne ayant pris les dispositions nécessaires pour créer l’œuvre n’en reste pas moins ouverte. Doit-il s’agir du programmeur ou de l’utilisateur du programme? Dans le monde analogique, cela reviendrait à se demander si une protection par le droit d’auteur doit être conférée au fabricant du stylo ou à l’écrivain. Mais pourquoi une telle ambiguïté devrait-elle poser problème dans le monde numérique? Prenons par exemple le cas de Microsoft Word. La société Microsoft a effectivement mis au point le logiciel Word mais bien évidemment, elle n’est pas propriétaire des documents créés à l’aide de ce logiciel. Le droit d’auteur revient à l’utilisateur du logiciel, c’est-à-dire à la personne qui a utilisé le programme pour donner naissance à une œuvre. S’agissant des algorithmes d’intelligence artificielle permettant de créer une œuvre en toute autonomie, en revanche, la contribution de l’utilisateur au processus créatif peut se résumer à une simple pression sur un bouton de façon à activer la machine. Il existe plusieurs logiciels de génération automatique de textes, et si les recherches se poursuivent dans ce domaine, les résultats sont d’ores et déjà stupéfiants. Andrej Karpathy, un étudiant en doctorat de l’Université de Stanford, a ainsi appris à un réseau neuronal comment lire un texte et produire des phrases dans le même style, et la machine a réussi à rédiger des articles Wikipédia et à produire des répliques proches de la langue de Shakespeare.
Il ressort de certaines décisions de justice que cette question pourrait être réglée au cas par cas. Au Royaume-Uni, par exemple, dans l’affaire Nova Productions c. Mazooma Games [2007] EWCA Civ 219, la cour d’appel invitée à déterminer à qui revenait la paternité d’un jeu informatique a déclaré que la participation du joueur ne présentait aucune dimension artistique et que celui-ci n’avait investi aucun talent ou travail à caractère artistique. Tenir compte, au cas par cas, de l’intervention de l’utilisateur pourrait ainsi être une solution envisageable.
L’avenir
Avec la généralisation du recours à l’intelligence artificielle par les artistes et le perfectionnement des machines et des algorithmes de création, la situation devrait se compliquer et la frontière entre œuvre d’art réalisée par une personne et œuvre produite par ordinateur devenir de plus en plus floue.
Les progrès spectaculaires de l’informatique et la formidable puissance de calcul des ordinateurs actuels pourraient bien rendre cette distinction purement théorique; toute machine en mesure d’assimiler différents styles à partir de vastes ensembles de données et de contenus parviendra de mieux en mieux à imiter l’être humain. Et à supposer qu’elle dispose d’une puissance de calcul suffisamment importante, il se pourrait que nous ne parvenions plus à faire la différence entre un contenu créé par l’homme et un contenu créé par ordinateur. Bien sûr, nous n’en sommes pas encore là, mais si cela devait arriver, nous aurions à décider du type de protection dont pourraient bénéficier, le cas échéant, de nouvelles œuvres créées par des algorithmes intelligents sans aucune intervention humaine ou presque. Bien que la législation sur le droit d’auteur commence à s’écarter du critère d’originalité visant à reconnaître le savoir-faire, le travail et l’effort consenti, peut-être pourrions-nous envisager de créer une exception à cette tendance s’agissant du fruit de systèmes d’intelligence artificielle sophistiqués. S’y opposer paraîtrait en contradiction avec les raisons ayant initialement poussé à protéger les œuvres de création.
Accorder la paternité d’une œuvre à la personne qui aura rendu possible sa création grâce à l’intelligence artificielle semble être l’approche la plus logique, le modèle britannique paraissant le plus efficace. Assurées d’avoir un retour sur investissement, les entreprises continueraient ainsi d’investir dans cette technologie.
Le prochain grand débat portera sur la question de savoir si les ordinateurs peuvent bénéficier du même statut et des mêmes droits que les personnes. Mais c’est une tout autre histoire.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.