Regards sur l’accès aux médicaments et les droits de propriété intellectuelle
John Zarocostas, journaliste indépendant
Partout dans le monde, on vit en moyenne bien plus longtemps que ses grands-parents. Ce phénomène s’explique en partie par l’innovation en matière de vaccination et par un meilleur accès aux médicaments. Mais à l’heure où notre espérance de vie s’allonge et où les récentes avancées médicales ouvrent la voie à de nouveaux traitements, beaucoup de pays voient leurs ressources limitées de plus en plus sollicitées. Dans ce contexte, les questions d’accès aux médicaments et de propriété intellectuelle déchaînent les passions. Deux grands experts du domaine nous donnent leur avis.
Thomas B. Cueni, directeur général de la Fédération internationale de l’industrie du médicament (IFPMA), pose un regard de professionnel du secteur sur les obstacles qui entravent l’accès aux innovations en matière de soins et sur les difficultés à venir.
Le coût élevé des produits pharmaceutiques pèse sur les budgets de santé de tous les pays. Quelles sont les solutions?
Thomas Cueni : Je comprends les inquiétudes au sujet du prix au détail des médicaments et je suis conscient que les entreprises doivent apporter la preuve de la valeur des produits qu’elles commercialisent, mais je pense que le débat autour du prix des médicaments prend une ampleur démesurée. Globalement, rien n’indique que les prix des médicaments soient hors de contrôle. Selon les dernières données publiées par l’OCDE, par exemple, les dépenses par habitant en produits pharmaceutiques ont été réduites de 0,5% par an entre 2009 et 2015. Plus important encore, les dépenses de santé devraient être considérées comme un investissement en faveur du bien-être des populations, de la productivité et de la croissance économique. Elles ne devraient pas être uniquement considérées comme un coût budgétaire à un instant t. L’industrie biopharmaceutique dont l’activité est fondée sur la recherche met au point des produits révolutionnaires pour les patients. Au cours des 10 dernières années, les traitements contre le VIH, l’hépatite C (VHC), le cancer et un grand nombre de maladies rares ont fait des progrès spectaculaires qui ont transformé la vie des patients. Il est nécessaire de prendre en considération les autres facteurs qui influent sur les dépenses de santé, ainsi que les obstacles systémiques qui freinent l’accès dans le monde à des médicaments de qualité, sûrs et efficaces.
Il est désormais largement reconnu que l’industrie biopharmaceutique a fait des progrès considérables en ce qui concerne la prise en compte des besoins de santé publique et le coût des médicaments. La tarification différenciée des vaccins et des traitements contre le VIH/Sida, le paludisme et, plus récemment, la tuberculose multirésistante (TB-MR), n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Avec son nouveau médicament contre la TB-MR (bédaquiline), par exemple, le groupe Johnson & Johnson propose un traitement efficace et adopte une politique de tarification différentiée innovante et clairement structurée.
De nouveaux partenariats public-privé pourraient-ils voir le jour?
Thomas Cueni : Globalement, toutes les avancées thérapeutiques qui ont été faites jusqu’à présent sont à mettre au crédit du secteur privé. Mais aujourd’hui, de plus en plus de partenariats public-privé voient le jour et les différents acteurs du secteur sont de plus en plus favorables à la collaboration et à l’innovation ouverte. De nos jours, plus de 300 partenariats pour la santé sont recensés dans notre répertoire. L’idée que nous devons nous attaquer ensemble aux problèmes de santé fait consensus. Ce constat se vérifie tout particulièrement dans le domaine des maladies tropicales négligées (MTN). L’industrie pharmaceutique, la Fondation Bill et Melinda Gates, les Nations Unies et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) ont fait ensemble des progrès remarquables en faveur des objectifs fixés dans la Déclaration de Londres sur les MTN. Par cette déclaration, les sociétés pharmaceutiques, les donateurs, les pays d’endémie et des groupes issus de la société civile se sont engagés à œuvrer pour la prévention, l’élimination ou l’éradication de 10 MTN d’ici 2020. Le travail accompli par le partenariat pour le développement de médicaments antipaludiques Medicines for Malaria Venture (MMV) et GAVI, l’Alliance du Vaccin, illustre bien les progrès réalisés en termes de recherche et d’accès aux soins. Mais il est évident que nous pouvons faire encore bien plus.
Le Groupe de haut niveau des Nations Unies sur l’accès aux médicaments et la Commission du Lancet sur les médicaments essentiels appellent à dissocier coûts de recherche-développement et prix de détail des médicaments. Quel est votre avis sur ce sujet?
Thomas Cueni : La dissociation proposée par le Groupe de haut niveau des Nations Unies est une impasse. Les sociétés devraient être payées en fonction de la valeur thérapeutique de leurs produits pour la société et les patients, et non des coûts de recherche-développement ou de production. On veut payer en fonction des résultats obtenus plutôt qu’en fonction des moyens déployés. Selon moi, ce débat autour de la question de la dissociation se concentre trop sur celle de la propriété intellectuelle et ne tient pas compte des problèmes complexes et multidimensionnels qui empêchent tant de personnes dans le monde d’avoir accès aux médicaments dont ils ont besoin.
La santé est l’une des priorités des objectifs de développement durable (ODD). Qu’est-ce qui peut être fait d’ici à 2030?
Thomas Cueni : Il est évident qu’aucun progrès ne pourra être fait en faveur des ODD en l’absence de partenariats et d’une action conjointe des États, de la société civile et du secteur privé. S’agissant des maladies non transmissibles, la plupart des médicaments essentiels au traitement des maladies cardiovasculaires ne sont plus protégés par brevet mais les patients n’y ont toujours pas accès. Cela montre bien que les brevets ne sont pas un obstacle à l’accès aux traitements. Pour améliorer l’accès aux soins, nous devons renforcer nos systèmes de santé, accroître le nombre de professionnels, donner aux femmes les moyens d’agir dans le secteur de la santé et nous attaquer aux modes de vie néfastes pour la santé. Nous devons faire en sorte que les patients aient accès aux traitements contre des maladies comme le diabète, les troubles cardiovasculaires ou encore le cancer. Il est essentiel de mettre en place des groupements de partenaires à tous les niveaux de la chaîne de santé. C’est pour cette raison que l’IFPMA a récemment rejoint un groupement dirigé par PATH, organisation mondiale à but non lucratif œuvrant dans le domaine de la santé, afin de soutenir diverses initiatives, comme le projet “No Empty Shelves”, dont l’objectif est de comprendre pourquoi les populations à faibles revenus n’ont pas accès à certaines technologies ou à certains médicaments essentiels au traitement du diabète.
Le lien entre innovation et brevets suscite la controverse sur le plan politique depuis l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC en 1995. Faut-il le revoir?
Thomas Cueni : Le revoir? Non. L’Accord sur les ADPIC reconnaît que la propriété intellectuelle est un moteur d’innovation. L’industrie pharmaceutique a appris des choses depuis l’arrêt, en 2001, du procès contre l’État sud-africain, dans le cadre duquel elle a été perçue comme un obstacle à l’accès à des traitements adéquats. Ce procès est peut-être la chose la plus stupide que le secteur ait jamais faite. Aujourd’hui et jusqu’en 2033, les dispositions de l’Accord sur les ADPIC relatives aux brevets pharmaceutiques ne s’appliquent pas aux pays les moins avancés (PMA). En outre, la Déclaration de Doha reconnaît aux PMA le droit d’acheter les médicaments dont ils ont besoin auprès de fabricants d’autres pays. Ces aménagements contribuent sans aucun doute à répondre aux besoins en matière de santé publique. Mais toutes les parties doivent travailler ensemble et l’industrie pharmaceutique doit faire en sorte que les patients des pays moins développés aient accès aux nouveaux médicaments. C’est l’une des raisons pour lesquelles 23 de nos membres se sont associés à la Banque mondiale et à l’Union internationale contre le cancer (UICC) en janvier 2017 afin de lancer le partenariat “Access Accelerated”, dont l’objectif est d’améliorer l’accès aux traitements contre les maladies non transmissibles dans les pays à faible revenu et les pays à revenu moyen inférieur.
Des organisations multilatérales comme l’OMPI pourraient-elles faire preuve d’une plus grande créativité en ce qui concerne les brevets pharmaceutiques?
Thomas Cueni : Le 1er octobre, en partenariat avec l’OMPI, l’IFPMA a signé un accord portant création de l’Initiative relative à l’information en matière de brevets pour les médicaments, également dénommée Pat-INFORMED. Cette initiative liera clairement l’information publique en matière de brevets aux médicaments homologués dans le cadre d’un nouveau portail d’accès en ligne. Son objectif est de faciliter l’évaluation, par les organismes de santé responsables des opérations d’achat, de la situation juridique des brevets sur les médicaments dans différents pays. Dans le cadre de ce partenariat, 21 grandes entreprises pharmaceutiques fondées sur la recherche, représentées par l’IFPMA, se sont engagées à communiquer des informations sur leurs brevets portant sur de petites molécules par l’intermédiaire d’une base de données hébergée par l’OMPI. La plateforme devrait être lancée début 2018. L’objectif est de faire en sorte que la gestion des questions liées aux brevets lors de la procédure d’achat de médicaments nécessite moins de temps et de ressources, mais aussi de faciliter l’accès des autorités chargées de la santé publique à l’information en matière de brevets et de les aider à élaborer des stratégies d’achat plus judicieuses.
L’initiative Pat-INFORMED est un grand pas en avant : elle illustre bien les mesures pratiques qui peuvent être mises en œuvre pour simplifier l’accès à l’information en matière de brevets. Et bien entendu, il y a aussi WIPO Re:Search, qui a été créé en 2011 par l’OMPI en étroite collaboration avec les principaux acteurs du secteur, entre autres, afin d’encourager la mise au point de nouveaux traitements contre les maladies tropicales négligées, le paludisme et la tuberculose. L’industrie a également mis en place d’autres partenariats solides avec le Medicines Patent Pool (MPP), notamment, ou encore avec l’Initiative sur les médicaments pour les maladies négligées (DNDi) et son initiative commune avec l’OMS, le Partenariat mondial pour la recherche-développement d’antibiotiques (GARDP). Je pense, et j’espère, que de nouveaux partenariats de ce type verront le jour à l’avenir.
Pensez-vous qu’une plus grande transparence est nécessaire concernant la tarification des médicaments et des vaccins?
Thomas Cueni : Il est évident que gouvernements et entreprises doivent montrer que le rapport coûts-bénéfices est positif mais les sociétés pharmaceutiques doivent également pouvoir faire valoir la valeur des produits qu’elles commercialisent. Le problème est que, dans ce débat sur la transparence, on a tendance à se focaliser uniquement sur le coût des médicaments qui sont commercialisés, sans tenir compte des sommes engagées pour ceux qui ne le sont finalement pas. Les appels à opter pour la méthode du prix de revient majoré serviront à stimuler la créativité en matière de comptabilité, pas à produire des résultats concrets. Les sociétés devraient être payées en fonction des résultats (valeur) et non des moyens déployés pour y parvenir (coûts). L’innovation devrait être récompensée car elle est bénéfique pour les patients et pour la société. Cette approche, qui consiste à récompenser la véritable innovation, a permis de clore le débat sur les “produits d’imitation”. Aujourd’hui, les travaux se concentrent sur l’innovation significative, souvent porteuse de véritables transformations, et sur les médicaments de deuxième génération, ou “follow-on drugs”, qui apportent une valeur ajoutée en offrant une alternative utile ou de meilleures options thérapeutiques et induisent une concurrence sur les prix. En récompensant la véritable innovation, on a fait en sorte que la recherche biopharmaceutique concentre son énergie sur des domaines dans lesquels les besoins médicaux sont élevés, l’innovation significative étant, quant à elle, récompensée par le marché.
Ellen F. M. ’t Hoen (photo ci-contre), chercheuse pour le pôle santé (Global Health Unit) du Centre médical universitaire de Groningue, directrice de Medicines Law and Policy et ancienne directrice exécutive du Medicines Patent Pool (MPP), nous donne son avis sur les moyens pouvant être mis en œuvre afin d’améliorer l’accès aux médicaments et de stimuler l’innovation dans les domaines où les besoins médicaux ne sont pas satisfaits.
Le coût élevé des produits pharmaceutiques pèse sur les budgets de santé de tous les pays. Quelles sont les solutions?
Ellen ’t Hoen : Certaines mesures peuvent être mises en œuvre immédiatement par les gouvernements. Il y a 10 ans, l’accès aux médicaments n’était un problème que dans les pays en développement, mais ce n’est plus le cas. De nos jours, nombre de pays à revenu élevé n’ont pas les moyens de se procurer les médicaments dont ils ont besoin et se retrouvent même contraints de rationner des médicaments figurant sur la Liste modèle de l’OMS des médicaments essentiels. Il est évident que quelque chose doit être fait. Nous pouvons tirer des leçons de la manière dont certains pays ont géré la question de la tarification des médicaments contre le VIH, par exemple, en utilisant les éléments de flexibilité de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC) pour acheter des médicaments génériques à moindre coût.
Dans certains pays d’Europe et aux États-Unis d’Amérique, des voix s’élèvent également en faveur de la licence obligatoire. L’Irish Medical Association, par exemple, a demandé au Gouvernement irlandais d’y avoir recours afin que tous les patients atteints d’hépatite C en Irlande puissent recevoir le traitement dont ils ont besoin. Des appels similaires ont été lancés aux autorités françaises. En Italie et en Suisse, les patients sont officiellement autorisés à importer des médicaments génériques contre l’hépatite C. Ces exemples montrent bien que les États peuvent avoir accès à des produits génériques moins onéreux, même lorsque les molécules sont protégées par des brevets. C’est une partie de la réponse au problème. La question principale reste de savoir comment financer le développement de ces produits de sorte que les nouveaux médicaments restent abordables. C’est là le vrai problème. Actuellement, le mécanisme de financement de l’innovation pharmaceutique repose essentiellement sur le principe du monopole commercial, synonyme de prix élevés.
De nouveaux partenariats public-privé pourraient-ils voir le jour?
Ellen ’t Hoen : Le Medicines Patent Pool (MPP), dont l’action s’étend désormais bien au-delà du VIH et porte sur d’autres maladies, comme l’hépatite C, est bien entendu un outil important pour favoriser ce type de collaboration. Il envisage également de s’intéresser à certaines maladies non transmissibles comme le cancer. Il est important de souligner que les sociétés se montrent de plus en plus enclines à collaborer avec le MPP. Le groupe GSK, par exemple, s’est publiquement engagé à lui concéder l’exploitation de son portefeuille de produits d’oncologie. Mais nous devons également faire en sorte que des fonds publics soient dédiés à la recherche de nouveaux traitements. Nous ne pouvons pas compter exclusivement sur les travaux d’organismes caritatifs comme le Wellcome Trust ou encore la Fondation Gates. En matière de financement public, nous devons nous assurer que les mécanismes de financement mis en place n’auront pas pour conséquence de faire payer les patients deux fois, d’abord sous la forme de taxes, puis par des prix élevés. Regardez les instituts nationaux de la santé aux États-Unis d’Amérique, ou encore le programme Horizon 2020 de la Communauté européenne, qui sont des sources importantes de financement de la recherche pharmaceutique : les conditions imposées aux candidats aux financements sont très peu contraignantes. Les sociétés commerciales acquièrent les droits de propriété intellectuelle sur les innovations financées par le gouvernement, qu’elles peuvent ensuite vendre au prix fort. Heureusement, ce problème fait aujourd’hui débat, y compris dans les milieux universitaires qui explorent de nouvelles pistes pour élaborer des modèles de licence équitables.
Le Groupe de haut niveau des Nations Unies sur l’accès aux médicaments et la Commission du Lancet sur les médicaments essentiels appellent à dissocier coûts de recherche-développement et prix de détail des médicaments. Quel est votre avis sur ce sujet?
Ellen ’t Hoen : Le Groupe de haut niveau demande en fait que des négociations soient organisées au niveau international en vue de conclure un traité sur la R-D dans le secteur médical, dont l’objectif serait de réglementer le partage des coûts et bénéfices de la R-D selon le principe de la dissociation, ou découplage. Il est nécessaire de mettre en place un mécanisme de ce type à l’échelle internationale pour éviter les opportunistes. La Commission du Lancet recommande elle aussi une dissociation progressive pour certains produits prioritaires, également appelés “médicaments essentiels manquants”. Prenons, par exemple, la résistance aux antimicrobiens et le besoin urgent de mettre au point de nouveaux antibiotiques. L’industrie pharmaceutique fait preuve d’honnêteté lorsqu’elle annonce que de tels produits ne pourront voir le jour dans les conditions actuelles car un tel investissement n’aurait aucun sens d’un point de vue commercial. Dans ce domaine, les sociétés sont plus disposées à dissocier coûts de R-D et prix des médicaments. Toutefois, des modèles d’innovation fondés sur le principe du découplage peuvent également être mis en place pour d’autres maladies. L’Initiative sur les médicaments pour les maladies négligées (DNDi) nous a montré comment y parvenir. Si le coût de R-D est financé directement, alors il n’est pas nécessaire d’obtenir une exclusivité commerciale et de pratiquer des tarifs élevés. Nous devons trouver un moyen de financer le développement de ces produits qui ne dépende pas de la capacité à les vendre à un prix élevé.
La santé est l’une des priorités des objectifs de développement durable (ODD). Qu’est-ce qui peut être fait d’ici à 2030?
Ellen ’t Hoen : Les ODD reposent sur le principe d’un droit à la santé universel. Cela implique certaines obligations pour les États. Ils doivent notamment s’assurer que les innovations qui sont nécessaires voient le jour et que ceux qui en ont besoin y ont accès. Les ODD visent une couverture sanitaire universelle et ils contribueront certainement à atteindre cet objectif, mais une action des États sera nécessaire.
Le lien entre innovation et brevets suscite la controverse sur le plan politique depuis l’entrée en vigueur de l’Accord sur les ADPIC en 1995. Faut-il le revoir?
Ellen ’t Hoen : L’Accord sur les ADPIC offre un degré de souplesse très étendu et permet aux gouvernements de faire ce qui doit être fait. C’est lorsque la législation restreint cette souplesse que les problèmes surviennent. Par exemple, on voit apparaître de nouvelles formes de protection de la propriété intellectuelle, comme l’exclusivité des données, qui peuvent être draconiennes si la loi ne prévoit pas un mécanisme de renonciation à l’exclusivité des données pouvant être utilisé, entre autres, dans le cadre d’une licence obligatoire. En l’absence d’un tel dispositif, l’État se trouverait dans l’incapacité d’intervenir dans les cas où une licence obligatoire s’avérerait nécessaire. Par ailleurs, lorsque ces dispositifs sont exportés vers d’autres pays en vertu d’accords commerciaux, par exemple, ils deviennent une source de préoccupation. Nous devons également nous éloigner de la notion – que l’Accord sur les ADPIC a tendance à renforcer – selon laquelle les brevets sont le seul moyen de stimuler et de financer l’innovation. Nous devons encourager une plus grande diversité dans les mesures incitatives que nous utilisons pour financer l’innovation. Nous devons trouver un autre moyen de définir les priorités en matière de R-D dans le secteur médical, un moyen qui ne reposerait pas en premier lieu sur des intérêts commerciaux. Pour cela, il n’est pas nécessaire de modifier l’Accord sur les ADPIC, mais il est nécessaire que les gouvernements envisagent des approches différentes.
Des organisations multilatérales comme l’OMPI pourraient-elles faire preuve d’une plus grande créativité en ce qui concerne les brevets pharmaceutiques?
Ellen ’t Hoen : L’OMPI continue de concentrer son action sur les maladies tropicales négligées, pour lesquelles beaucoup s’accordent à dire que des progrès peuvent être faits. Toutefois, l’OMPI pourrait faire plus pour aider les États à tirer parti des éléments de flexibilité offerts par l’Accord sur les ADPIC, notamment en proposant un modèle de projet de loi et des conseils pratiques plus détaillés sur la mise en œuvre de la législation relative au droit des brevets et à la santé publique. Nous avons vu tout ce que l’OMPI a réussi à accomplir pour le bien public grâce au Traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées. L’intérêt public est véritablement au cœur de cet accord. On pourrait envisager de proposer quelque chose de similaire dans le domaine des brevets et de la santé, et de chercher d’autres moyens pour soutenir la R-D, comme l’innovation ouverte ou encore des systèmes fondés sur des prix récompensant l’innovation (voir, par exemple, l’étude sur les autres moyens d’appui à la recherche-développement (CDIP/14/INF/12)).
Bien que l’OMPI soit l’institution des Nations Unies chargée des questions de propriété intellectuelle, les débats sur ce sujet et sur certaines des questions les plus complexes d’un point de vue de politique publique se déroulent fréquemment en dehors de l’Organisation. Il serait souhaitable que l’OMPI organise un débat portant plus sur des questions de fond, qui s’appuierait sur des éléments concrets et resterait loin des postures idéologiques et des positions politiques. C’est uniquement dans ces conditions qu’un véritable débat de politique générale pourra se dérouler.
Pensez-vous qu’une plus grande transparence est nécessaire en ce qui concerne la tarification des médicaments et des vaccins?
Ellen ’t Hoen : L’argument selon lequel il serait dans l’intérêt public de ne pas divulguer le prix des médicaments est absurde. Ce n’est jamais une bonne idée de cultiver le secret autour des prix. Nous avons vu avec les médicaments antirétroviraux que dès que les prix ont été rendus publics et que les gens ont pu se les procurer plus facilement, la dynamique du marché a totalement changé. Le fait que les États se trouvent souvent dans l’incapacité de publier les résultats de leurs négociations avec les sociétés pharmaceutiques sur les prix des médicaments pose également problème. Cette opacité va à l’encontre des principes fondamentaux de la démocratie et est inacceptable. Le fait de cultiver le secret autour des négociations sur les prix confère un pouvoir énorme aux sociétés pharmaceutiques et empêche les États de comparer le résultat des négociations. Je ne crois pas que cela soit dans l’intérêt public. Nous avons également besoin d’accroître la transparence en ce qui concerne les coûts de R-D. L’industrie affirme que le coût de développement d’un médicament est astronomique. Nous savons que le coût de développement d’un médicament est élevé, mais comment pouvons-nous prendre des décisions importantes en matière de politique publique en nous fondant sur des affirmations non étayées?
Une plus grande transparence permettrait d’éclairer le débat et d’élaborer des politiques publiques mieux adaptées. Prenons, par exemple, les certificats complémentaires de protection qui sont délivrés dans l’UE pour proroger la durée de protection d’un médicament couvert par un brevet afin de laisser à la société le temps de récupérer son investissement en R-D. Aujourd’hui, une société qui demande qu’un tel certificat lui soit délivré n’a pas à démontrer qu’elle a effectivement besoin de cette période d’exclusivité supplémentaire. Il serait judicieux de demander aux sociétés d’ouvrir leurs livres et de nous montrer pourquoi les 20 années de protection que leur confère leur brevet ne suffisent pas, avant de dépenser plus de deniers publics pour des médicaments onéreux. Aujourd’hui pourtant, ces décisions sont fondées sur des hypothèses et non sur des données concrètes.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.