Réduire les disparités hommes-femmes en matière de propriété intellectuelle
Dan L. Burk, professeur de droit (Chancellor’s Professor of Law) à l’Université de Californie, Irvine (États-Unis d’Amérique)
Le droit de la propriété intellectuelle est généralement reconnu comme un moyen de célébrer et de récompenser les créateurs en leur octroyant l’exclusivité juridique sur leurs créations pour une certaine durée, pendant laquelle ils peuvent déterminer qui exploitera leur œuvre, éventuellement en contrepartie d’une redevance.
Ce système vise à encourager la créativité, non seulement en faveur des créateurs mais aussi dans l’intérêt général. Il s’ensuit que si le droit de la propriété intellectuelle ne parvient pas à susciter l’intérêt des créateurs ou à reconnaître leur valeur, il échoue dans son objectif premier. Cela semble malheureusement le cas pour un large groupe de personnes.
Les disparités hommes-femmes dans la propriété intellectuelle : une perspective historique
Pendant la majeure partie de l’histoire moderne, particulièrement à l’époque où la délivrance des titres de propriété intellectuelle est devenue légale, les fonctions pouvant donner lieu à l’acquisition de droits de propriété intellectuelle étaient interdites aux femmes. Les métiers d’artiste, d’ingénieur, d’écrivain, de scientifique ou de musicien étaient dominés par les hommes ou exclusivement masculins. Selon les conventions sociales de l’époque, les femmes qui souhaitaient exercer ces professions étaient vues d’un mauvais œil. Le droit de la propriété intellectuelle s’est développé dans un contexte marqué par ces interdits sociaux. Par exemple, ainsi que l’a observé Shelly Wright, professeur, le droit d’auteur a toujours englobé les “beaux-arts” comme la sculpture, la peinture, la littérature et la musique, des domaines dominés par les hommes ou exclusivement masculins, tandis que “l’artisanat”, qui comprenait les travaux d’aiguille, le tricot, le matelassage et d’autres arts textiles “ménagers”, était jusqu’à relativement récemment exclu de la protection.
De même, lorsque des femmes mettaient au point des inventions ou des œuvres de création en dehors d’un cadre professionnel formel, la reconnaissance sociale ou juridique de ces œuvres était considérée comme tabou. Dans certains cas, les œuvres de création produites par des femmes de talent étaient diffusées de façon anonyme ou sous un pseudonyme. Cela a notamment été le cas pour Clara Schumann, épouse du célèbre Robert Schumann, et pour Fanny Mendelssohn, sœur du grand compositeur Felix Mendelssohn. L’acquisition d’un brevet ou du droit d’auteur par une femme était alors jugée inconvenante. Selon certains indices tirés d’un travail minutieux de reconstruction historique, les brevets relatifs à des inventions créées par des femmes étaient attribués à un frère, un père ou un époux. Par exemple, lorsque Sybilla Masters a mis au point un procédé de traitement du maïs indien en 1715 et que les résultats de ses travaux ont été consignés dans un document de brevet, les droits connexes ont été accordés à son mari, car les lois en vigueur stipulaient que les femmes ne pouvaient pas détenir de biens.
Des disparités persistantes entre les hommes et les femmes en matière de propriété intellectuelle
Le regard de la société a heureusement changé et il existe aujourd’hui peu de mesures dissuasives expressément exercées à l’encontre des inventrices et des créatrices. Mais tout porte à croire qu’une discrimination latente persiste. Ainsi, pour ce qui est des dépôts de demandes de brevet, il existe un écart significatif entre le nombre de femmes et d’hommes qui déposent des demandes; les femmes brillent par leur absence dans tous les domaines du système des brevets. Ces disparités varient quelque peu d’un pays à l’autre; les demandes de brevet citant une inventrice représentent seulement 4% des demandes dans les pays germanophones, 10% des demandes aux États-Unis d’Amérique et environ 20% des demandes dans certains pays hispanophones. Dans aucun cas cependant le nombre de demandes déposées par des femmes ne permet d’approcher la parité. Sans surprise, les études portant sur les praticiens du droit des brevets indiquent également que le nombre de femmes exerçant le rôle de conseil en brevets ou d’agent de brevets est considérablement inférieur à celui des hommes dans ces fonctions.
La réponse la plus immédiate et la plus naturelle à ce type de données statistiques consiste à préconiser une augmentation du nombre de femmes occupant des postes dans le secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques. L’accès des femmes aux postes dans ces domaines techniques, ainsi que leur maintien à ces postes, sont notoirement insuffisants malgré les initiatives prises pour créer des opportunités. C’est pourtant dans ces domaines que des inventions brevetables sont le plus susceptibles de voir le jour. Les femmes étant bien moins nombreuses à occuper des postes dans le secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, il semble logique que le nombre de demandes de brevet déposées par des femmes soit considérablement plus faible; inversement, une augmentation du nombre de femmes occupant des postes dans ce secteur devrait se traduire par une augmentation du nombre de demandes de brevet déposées par des femmes.
S’il existe de nombreuses raisons impérieuses de stimuler la participation des femmes dans le secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, et s’il est vrai que cette participation accrue se traduirait certainement par une augmentation du nombre total de demandes de brevet déposées par des femmes, le nombre peu élevé de femmes occupant des postes techniques n’explique pas à lui seul la faible participation des femmes au système des brevets.
Au-delà d’une question de chiffres
La question des disparités hommes-femmes en matière de brevets est trop complexe et trop épineuse pour se résumer à des chiffres. La démonstration empirique en a été faite dans les études de cohorte menées à titre comparatif entre des hommes et des femmes occupant des postes similaires dans le secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques. Ces études montrent que les femmes qui travaillent dans ces domaines techniques sont bien moins nombreuses que leurs homologues masculins à utiliser le système des brevets.
Les femmes scientifiques et ingénieurs ont deux fois moins de chances que les hommes d’obtenir un brevet pour leurs travaux. Cette situation se vérifie aussi bien dans les milieux universitaires que dans les milieux industriels, même s’il s’agit d’une tendance moins marquée dans le deuxième cas. Les disparités en matière de brevets semblent se vérifier pour toutes les cohortes de femmes du secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques, tous âges confondus, et ce malgré l’augmentation du nombre total de femmes présentes dans ce secteur. Ainsi, ces disparités existent également dans des secteurs comme celui des sciences biologiques, davantage ouverts aux femmes et regroupant un grand nombre de chercheuses. Les comparaisons d’autres données d’importance pour la recherche, comme l’octroi d’une bourse de recherche, ne font pas état de ces disparités, et lorsque des chercheuses parviennent à obtenir un brevet, celui-ci semble tout aussi important que les brevets octroyés à leurs homologues masculins. Les disparités en matière de brevets ne semblent donc pas être attribuables au mérite ou à l’importance des résultats de la recherche.
Ces études quantitatives peuvent mettre en évidence certains paramètres liés à la problématique visée, mais elles sont limitées quant à leur capacité de définir la source des disparités en matière de brevets. Elles doivent être complétées par des recherches qualitatives qui permettront de combler les lacunes. Les études ethnographiques menées par plusieurs chercheurs renvoient à un ensemble de barrières sociales auxquelles les inventrices continuent d’être confrontées dans leur accès au système des brevets. Les données détaillées issues des études et entretiens menés révèlent que les femmes occupant des postes dans le secteur des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques ont mis en place des réponses sociales qui les empêchent de déposer des demandes de brevet et de commercialiser les résultats de leurs recherches. Les femmes scientifiques et ingénieurs sont moins susceptibles que leurs homologues masculins d’envisager la commercialisation de leurs inventions, et moins enclines à l’idée de se vendre ou de vendre leurs œuvres à des partenaires commerciaux potentiels.
Ces réponses intériorisées par les femmes sont renforcées par des obstacles structurés par la société. Les femmes scientifiques et ingénieurs sont davantage susceptibles d’être exclues des réseaux sociaux qui leur permettraient d’obtenir une aide pour la commercialisation de leurs travaux; ainsi, elles ont moins de chances d’être invitées à siéger au sein de comités scientifiques ou consultatifs prestigieux où elles pourraient rencontrer des partenaires potentiels pour leurs innovations. D’un autre côté, il apparaît que les partenaires essentiels, comme les investisseurs en capital-risque et autres financiers, sont moins enclins à prendre au sérieux les propositions des femmes que celles des hommes en matière d’innovation.
Manque de données
Les données tendent donc à prouver l’existence de disparités manifestes et tenaces en matière de brevets, mais qu’en est-il des autres secteurs créatifs? Nous connaissons bien moins bien la situation relative au droit d’auteur, car la plupart des travaux empiriques effectués à ce jour sur les disparités hommes-femmes dans la propriété intellectuelle se sont concentrés sur le système des brevets. Ce n’est pas que le droit d’auteur suscite moins d’inquiétude; les observations informelles et anecdotiques concernant la participation des femmes aux industries de la création qui reposent sur la protection du droit d’auteur – édition, production de films ou enregistrement de musique – suggèrent que les femmes présentes dans ces industries ne sont pas mieux loties que celles dans les domaines techniques qui font appel à la protection par brevet.
En outre, l’activité liée à l’octroi de brevets se prête plus facilement aux études empiriques car les brevets ne sont délivrés qu’après un examen administratif de la demande, ce qui génère une grande quantité d’informations qui peuvent être facilement collectées et soumises à un examen statistique. Cela n’est généralement pas le cas dans les autres domaines comme celui du droit d’auteur. Contrairement aux brevets, le droit d’auteur prend forme spontanément après la fixation d’une œuvre de création, et en vertu des traités internationaux comme la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, les formalités administratives ne sont pas une condition préalable à son octroi. En conséquence, nous disposons de données moins nombreuses pour évaluer l’utilisation du système du droit d’auteur, ce qui complique l’évaluation empirique des disparités hommes-femmes dans ce système.
Aux États-Unis d’Amérique, toutefois, la loi sur le droit d’auteur comprend de solides mesures d’incitation pour que les créateurs enregistrent leurs œuvres auprès de la Bibliothèque du Congrès, et ces données fournissent des indications intéressantes. Par exemple, les travaux novateurs récemment menés par Robert Brauneis et Oren Bracha sur les données relatives aux enregistrements générées par l’Office du droit d’auteur des États-Unis d’Amérique indiquent, pour ce qui concerne les tendances liées au genre, que la grande majorité des auteurs dont les œuvres sont enregistrées sont des hommes.
Cet effet varie selon la catégorie d’objet protégé au titre du droit d’auteur : il est moins prononcé pour les dépôts de demandes relatives à des œuvres artistiques et textuelles et davantage présent pour la musique et les films, pour lesquels les trois quarts des œuvres enregistrées ont été créées par des hommes. S’agissant des films et des œuvres textuelles, le nombre de femmes auteurs a connu une croissance modeste ces dernières années, tandis que dans le domaine de la musique ce nombre demeure inchangé. Sans surprise compte tenu de la participation des femmes au système des brevets, le secteur dans lequel les femmes sont le moins présentes en tant qu’auteurs est celui des logiciels. L’étude révèle également d’autres caractéristiques intéressantes concernant la qualité d’auteur, qui font état d’autres préjugés potentiels dans la structure sociale de l’activité créative; par exemple, les données montrent que les coauteurs sont davantage susceptibles d’être des personnes du même sexe.
La législation sur la propriété intellectuelle porteuse de préjugés envers les femmes?
Si toute une gamme de facteurs sociaux expliquent les disparités entre les sexes, il semble particulièrement préoccupant que les lois sur la propriété intellectuelle, qui sont ostensiblement sans distinction de sexe, puissent nettement désavantager les femmes. Un nombre croissant d’études juridiques s’intéressent aux hypothèses latentes et aux résultats inattendus qui découlent des doctrines applicables dans le domaine des brevets, du droit d’auteur et des marques.
Par ailleurs, l’interaction entre la propriété intellectuelle et les autres structures sociales peut néanmoins se manifester sous des formes inattendues. L’ethnologue culturelle Boatema Boateng, par exemple, s’est intéressée à la vente d’un tissu fabriqué à la machine dont les motifs ressemblent à ceux d’un tissu de fabrication traditionnelle. Elle a appris que les tisserands locaux invoquaient des lois protégeant l’artisanat et les savoirs traditionnels pour empêcher la vente de ces imitations et que ces lois semblaient remplir leur rôle, du moins tant que l’on n’incluait pas d’autres éléments comme le genre. En examinant la question de plus près, elle a constaté qu’au Ghana, qui faisait l’objet de son étude, le tissage était traditionnellement réservé aux hommes, et les plaintes pour atteintes émanaient de tisserands et visaient de petites entreprises employant principalement des femmes. Nous constatons ici qu’une loi ostensiblement neutre contribuait, contre toute attente, à renforcer des disparités bien établies dans la communauté en question.
Si un travail considérable reste à effectuer pour comprendre pleinement les causes profondes et l’étendue des disparités hommes-femmes dans la propriété intellectuelle, nous avons pris conscience que diverses solutions existent pour réduire ces disparités. À cet égard, les comparaisons longitudinales indiquent qu’une exposition précoce aux inventeurs et à l’innovation encourage l’innovation tout au long de la vie. Il est évident que l’enseignement, l’information et l’existence de modèles de référence doivent jouer un rôle important dans l’adoption et l’utilisation de la propriété intellectuelle sur un pied d’égalité par les hommes et par les femmes.
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