Le Taureau et la Fillette sans peur – droit moral en matière de droit d’auteur
par Emma Barraclough, journaliste indépendante
Il s’agit d’une image symbolique pour notre génération : une fillette sans peur défiant un taureau qui charge, symbole du renouveau capitaliste de l’Amérique. Mais a-t-elle une incidence sur les droits du sculpteur du taureau? Cette question met en lumière tout l’enjeu du droit moral.
L'histoire
Il y a 29 ans, au petit matin du 15 décembre 1989, Arturo Di Modica chargea sur un camion un taureau de bronze de trois tonnes qu’il déposa sur Wall Street. Il avait passé deux ans à sculpter le taureau dans son studio de Manhattan. Son installation se voulait un hommage à la capacité de résilience des États-Unis d’Amérique au lendemain du krach boursier de 1986. Les responsables de la Bourse de New York ne furent pas impressionnés. Ils appelèrent la police, qui saisit la sculpture. Mais face au tollé général qui s’ensuivit, les autorités municipales décidèrent de l’installer tout près, dans Bowling Green, où elle devint une attraction touristique au cœur de Manhattan.
L’histoire rebondit en 2017, lorsque la State Street Global Advisors, une société de gestion d’actifs, passa commande à l’artiste Kristen Visbal d’une sculpture de 110 kilos, la Fillette sans peur. Faisant écho à l’arrivée clandestine du Taureau de Wall Street, la sculpture fut installée juste avant la Journée internationale des droits des femmes, dans le cadre d’une opération publicitaire destinée à promouvoir un fonds d’investissement de State Street constitué de sociétés dont le nombre de femmes siégeant au conseil d’administration est plus élevé que la moyenne. La sculpture était spectaculaire. Mais plus frappante encore était la position de la fillette, poings sur les hanches, menton dressé, faisant face au taureau en train de charger.
Arturo Di Modica, contrarié, déclara lors d’une conférence de presse en compagnie de ses avocats que la Fillette sans peur était un “truc publicitaire” qui portait atteinte à l’intégrité de son œuvre et demanda que la sculpture soit retirée. Mais le fait que la statue soit toujours en place en dit long sur la manière dont est envisagé aux États-Unis d’Amérique ce qu’il convient de dénommer “droit moral en matière de droit d’auteur”.
Conceptions divergentes du droit moral
Le droit moral, par opposition aux droits patrimoniaux, en matière de droit d’auteur (voir encadré) est un concept qui a fait son apparition en France et en Allemagne et est protégé par la loi dans plusieurs pays de droit civil. Les pays de common law ont suivi plus lentement. Cela est dû en partie à leur préférence instinctive pour la conclusion d’accords privés entre les parties et, en partie, dans le cas des États-Unis d’Amérique, au poids politique des titulaires du droit d’auteur dans l’industrie du divertissement, en plein essor.
Droit moral
Les personnes qui créent des œuvres lucratives protégées par le droit d’auteur jouissent rarement de droits patrimoniaux exclusifs sur ces œuvres : moyennant le paiement de redevances, les auteurs cèdent leurs droits à une maison d’édition, les musiciens à une maison de disques et les réalisateurs à un studio de cinéma. Toutefois, dans un grand nombre de pays, certains créateurs peuvent revendiquer un droit moral sur leurs œuvres en vue de protéger leurs droits non patrimoniaux. Le droit moral peut prendre différentes formes et comprend les éléments suivants :
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le droit de paternité – le droit d’être reconnu comme l’auteur d’une œuvre;
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le droit de s’opposer à une fausse paternité – le droit de ne pas être mentionné comme l’auteur d’une œuvre que l’on n’a pas créée;
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le droit de s’opposer à toute atteinte à une œuvre – dans certains pays, les titulaires du droit d’auteur peuvent s’opposer à toute adjonction à une œuvre ou toute suppression, modification ou adaptation d’une œuvre qui la déformerait ou la mutilerait ou serait préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur;
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le droit de décider si l’œuvre doit être publiée et sous quelle forme.
Deux règles de droit moral ont toutefois été incorporées dans l’article 6bis de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Les pays signataires de la convention ont donc été tenus d’intégrer dans leur législation nationale des dispositions relatives au droit de paternité et au droit à l’intégrité. Mais la manière de procéder et le degré de protection offert varient selon les pays. Par exemple, différents critères sont adoptés pour déterminer si une œuvre a subi une déformation qui est préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Dans certains pays, il s’agit d’une détermination subjective fondée sur le point de vue de l’auteur, tandis que dans d’autres, il s’agit d’une détermination objective.
Même au sein de l’Union européenne, où les règles du droit d’auteur ont été harmonisées dans une large mesure, certains pays autorisent les créateurs à renoncer par contrat à leur droit moral mais dans d’autres, ces accords privés sont inapplicables. Certains États membres octroient aux employés un droit moral sur les œuvres qu’ils ont créées dans le cadre de leur travail; d’autres États confèrent ce droit à l’employeur. Dans d’autres encore, aucun droit moral n’est attaché à l’œuvre créée dans le cadre d’un contrat de “louage de services”.
Lorsque les États-Unis d’Amérique ont adhéré à la Convention de Berne en 1988, ils se sont appuyés sur diverses dispositions de la législation tant au niveau des États qu’au niveau fédéral plutôt que d’édicter des dispositions portant spécifiquement sur le droit moral dans leur législation sur le droit d’auteur. La loi sur les droits des artistes du domaine des arts visuels, adoptée par le Congrès deux ans plus tard, prévoit expressément l’octroi d’un droit moral sur les œuvres des arts visuels, mais les catégories d’œuvres des arts visuels sur lesquelles ce droit peut être exercé sont limitées, selon June Besek, directrice exécutive du Kernochan Center for Law, Media and the Arts de la faculté de droit de Columbia. La loi sur les droits des artistes du domaine des arts visuels protège uniquement les peintures, les dessins, les estampes et les images photographiques fixes réalisées à des fins d’exposition en séries limitées de 200 exemplaires signés et numérotés par l’artiste.
Pour June Besek il est généralement admis que ladite loi ne permettra pas d’interdire que la statue de la Fillette sans peur soit placée à côté de celle du Taureau de Wall Street. La querelle ne suscitera probablement pas non plus un vaste mouvement en faveur du renforcement du droit moral aux États-Unis d’Amérique. “Je présume que le sentiment [du public] sur celui dont les droits doivent être protégés, et de quelle manière, a été influencé par la signification symbolique de la Fillette sans peur”, a-t-elle expliqué.
L’heure de la réforme?
Même si les revendications d’Arturo Di Modica en matière de droit moral n’ont pas déclenché une vague de sympathie, peut-on quand même envisager un renforcement du droit moral aux États-Unis d’Amérique? Beaucoup pensent que oui. Outre les droits des créateurs, Mira T. Sundara Rajan, professeur invité à la faculté de droit de Stanford, fait valoir qu’il y va en définitive de l’intérêt du public dans la mesure où un si grand nombre d’œuvres protégées par le droit d’auteur sont présentes dans le domaine public. “On ne peut pas jouir d’une œuvre d’art si elle est endommagée ou si on ne connaît pas la véritable identité de l’auteur”, a-t-elle déclaré.
D’autres, pourtant, sont prudents. “Je crois que le droit moral est fondamental, mais dans la mesure où la portée du droit d’auteur s’est considérablement élargie, il est essentiel de noter que toutes les œuvres d’art n’ont pas la même valeur”, a indiqué Irene Calboli, professeur de droit invité à la Singapore Management University en mentionnant les logiciels, les emballages et les garanties comme des exemples d’œuvres protégées par le droit d’auteur. “L’idée de limiter le droit moral au domaine des arts visuels, comme aux États-Unis d’Amérique, présente un certain intérêt. Elle devrait peut-être être élargie aux films et aux livres, mais non aux œuvres d’architecture, qui ont un caractère fonctionnel tout en étant éventuellement des œuvres d’art”. Dans des pays tels que l’Allemagne, qui octroie un droit moral aux architectes ayant conçu des bâtiments répondant à certaines normes esthétiques, les tribunaux ont été forcés d’essayer de définir un juste équilibre entre les besoins concrets des propriétaires des bâtiments et le droit moral des architectes.
June Besek estime que les différences culturelles et les réalités du marché expliquent certaines différences d’approche historiques entre les États-Unis d’Amérique et l’Europe s’agissant du droit moral. Selon elle, à l’époque où les États-Unis d’Amérique envisageaient d’adhérer à la Convention de Berne, certains secteurs à forte intensité d’application du droit d’auteur étaient extrêmement préoccupés par l’éventuel effet déstabilisateur de l’octroi aux créateurs d’un droit à l’intégrité, en particulier dans la mesure où la loi n’autorisait pas les parties à renoncer à leurs droits ou alors la possibilité de renoncer à ces droits était considérablement limitée. “Alors que les spécialistes européens affirment que les industries du droit d’auteur ont progressé grâce au droit moral, il est incontestable qu’aux États-Unis d’Amérique, cette question est beaucoup plus litigieuse que dans la plupart des autres pays”.
Toutefois, certains signes indiquent que les États-Unis d’Amérique sont en train de reconsidérer leur position sur le droit moral.
En 2016, le Centre pour la protection de la propriété intellectuelle de l’Université George Mason a coparrainé un colloque sur le thème “Auteurs, paternité et intégrité : examen du droit moral aux États-Unis d’Amérique” en collaboration avec l’Office du droit d’auteur des États-Unis d’Amérique, dirigé à l’époque par Maria Pallante. Son intérêt pour la question l’avait poussée à recommander un examen plus détaillé du droit moral lors d’une déposition devant le Congrès en 2014.
“Le fait que les États-Unis d’Amérique aient décidé de se pencher sur cette question n’est rien de moins qu’un miracle, en particulier parce qu’il n’y a aucun lobby à l’œuvre derrière”, a déclaré Mira T. Sundara Rajan, qui a organisé l’année dernière à Glasgow (Royaume-Uni) une conférence sur le droit moral à laquelle ont assisté des fonctionnaires de l’Office du droit d’auteur des États-Unis d’Amérique. Pour autant, elle doute qu’un changement se produise aux États-Unis d’Amérique de sitôt.
L’impact du numérique
Les changements intervenus dans notre manière de faire les choses constituent éventuellement le moteur d’une réforme plus générale du droit moral. “Le nombre de gens qui créent des choses est désormais très élevé grâce à la technologie : les gens peuvent créer des choses comme ils n’ont jamais pu le faire auparavant”, a observé Mira T. Sundara Rajan. “Le droit moral vise essentiellement à garantir qu’une œuvre n’est pas modifiée ou adaptée d’une manière qui n’était pas prévue par son auteur. Avec l’environnement en ligne, il est très facile de le faire et la technologie a donc souligné l’urgence et la pertinence des questions relatives au droit moral”.
L’arrivée des blogs, des plateformes de partage de vidéos et des réseaux sociaux signifie que chacun peut être un auteur publié, un artiste interprète ou exécutant ou un photographe dont le travail peut être visionné et partagé par des millions de personnes. Les mêmes outils numériques permettent également à chacun de créer des compositions musicales destinées au grand public, des hommages littéraires ou des œuvres dérivées. Cependant, la révolution numérique s’est également accompagnée de progrès technologiques grâce auxquels il est plus facile d’apposer le nom d’un auteur sur une œuvre numérique de telle sorte qu’il ne puisse pas être supprimé facilement.
Selon June Besek, compte tenu de ces progrès technologiques, il est essentiel de se pencher sur la meilleure manière de protéger le droit moral au XXIe siècle. Alors que la technologie se développe à un rythme si rapide, le moment n’est peut-être pas le plus propice pour harmoniser le droit moral avertit-elle, même si elle souhaite voir se renforcer le droit de paternité aux États-Unis d’Amérique. “Même les auteurs qui ne souhaitent pas percevoir de compensation financière pour l’utilisation de leurs œuvres par des tiers veulent être reconnus”, déclare-t-elle.
Convention de Berne, Accord sur les ADPIC et droit moral
L’article 6bis de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques fait obligation aux signataires de reconnaître aux auteurs deux éléments de droit moral : i) le droit de revendiquer la paternité de l’œuvre (souvent dénommé “droit de paternité”); et ii) le droit de s’opposer à toute déformation ou modification de l’œuvre ou à toute autre atteinte à l’œuvre, qui serait préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur (parfois dénommé “droit à l’intégrité”).
La Convention de Berne exige que le droit moral soit reconnu indépendamment des droits patrimoniaux de l’auteur et, dans un grand nombre de pays, il reste acquis à l’auteur même après qu’il a cédé ses droits patrimoniaux.
Lorsque les États membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont commencé dans les années 1980 à se pencher sur un accord multilatéral sur la propriété intellectuelle (qui deviendrait l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (Accord sur les ADPIC)), ils ont admis que la Convention de Berne prévoit, dans une large mesure, des normes adéquates de protection du droit d’auteur. Ils ont dès lors décidé que les États membres de l’OMC devraient se conformer aux dispositions de fond de l’acte de 1971 de la Convention de Berne. Toutefois, les divergences de vues sur la question du droit moral étaient telles que les États membres ont décidé qu’ils ne devaient pas nécessairement être liés par l’article 6bis de ladite Convention.
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