Du brassage de la bière à la fabrication de produits biologiques : la mutation des soins de santé dans le monde sous l’égide de Kiran Mazumdar-Shaw, à la tête de Biocon
Catherine Jewell, Division des communications de l'OMPI
Après des débuts comme maître brasseuse, Kiran Mazumdar-Shaw est aujourd’hui à la tête de Biocon, la plus grande société biopharmaceutique indienne axée sur l’innovation. Elle nous explique comment elle a donné naissance à cette multinationale dont le chiffre d’affaires se compte en milliards de dollars et qui œuvre à transformer les soins de santé à l’échelle mondiale, et nous décrit le rôle joué par la propriété intellectuelle dans ce processus.
Comment vous est venue l’idée de créer Biocon?
J’ai obtenu mon diplôme de maître brasseuse à l’Université de Ballarat, en Australie, en 1975. J’aspirais alors à faire carrière dans la fabrication de bières mais c’était sans compter sur l’hostilité et les préjugés sexistes de la part du secteur brassicole indien. Face à ce rejet, je me suis tournée vers l’entrepreneuriat et, presque par hasard, j’ai créé en Inde une jeune entreprise de biotechnologie baptisée Biocon. L’idée était de tirer parti de mes connaissances en fermentation pour fabriquer non pas de la bière mais des enzymes et des produits biopharmaceutiques.
À partir de ce moment-là, tout ne fut plus qu’un long fleuve tranquille?
Non, loin de là! Jeune femme de 25 ans dépourvue de toute expérience commerciale et dotée de ressources financières limitées, je me heurtais à d’énormes problèmes en termes de crédibilité et d’image. À l’époque, les femmes n’étaient pas considérées comme de solides cheffes d’entreprise et la biotechnologie était encore un secteur méconnu. J’osais démarrer une activité dans une société dominée par les hommes et dans un secteur dont personne n’avait entendu parler. L’heure était aux entreprises à risque modéré axées sur les services ou les médicaments génériques, tout à l’opposé d’activités très risquées reposant sur l’innovation, comme la biotechnologie. Les banques rechignaient à m’accorder des prêts. J’avais aussi du mal à trouver des collaborateurs car les professionnels pensaient que je ne pouvais pas leur garantir la “sécurité de l’emploi”. Quant aux fournisseurs, ils me faisaient difficilement confiance car ils doutaient de mes compétences en affaires. J’ai triomphé de tous ces obstacles, fermement convaincue que la persévérance et l’ingéniosité viennent à bout de toutes les difficultés.
Qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser aux produits biopharmaceutiques?
Après avoir obtenu des résultats probants dans le domaine des enzymes, j’ai mis à profit mes connaissances en biotechnologie pour essayer d’ébranler le secteur de la santé en introduisant des produits biopharmaceutiques abordables pour les patients qui en avaient le plus besoin. Ces médicaments, connus sous le nom de produits biologiques, sont mis au point à partir d’organismes vivants, comme les tissus, les cellules ou les protéines. On peut ainsi considérer que les médicaments biosimilaires sont aux produits biologiques ce que les génériques sont aux médicaments obtenus par synthèse chimique. Ce qui m’a poussée dans cette voie, c’est la prise de conscience qu’une part importante de la population mondiale n’a pas accès aux médicaments essentiels et que, lorsque des soins de santé sont effectivement proposés, c’est à un prix exorbitant. Après avoir cherché à “écologiser le monde” au moyen de technologies à base d’enzymes respectueuses de l’environnement, j’ai entrepris de “guérir le monde” en élaborant des médicaments vitaux proposés à un prix abordable à des patients du monde entier.
Aujourd’hui, Biocon est la plus grande société biopharmaceutique indienne entièrement intégrée et axée sur l’innovation. Nous sommes présents dans 120 pays et nous investissons jusqu’à 15% de notre chiffre d’affaires dans la recherche-développement. En termes de part de marché, notre capacité à fabriquer des produits biologiques de qualité à un prix abordable nous place parmi les trois plus grands acteurs mondiaux dans le domaine des biosimilaires de l’insuline. Au 31 mars 2017, nous affichions un chiffre d’affaires de plus de 600 millions de dollars des États-Unis d’Amérique et nous aspirons à franchir la barre symbolique du milliard de dollars d’ici au 31 mars 2019.
Quel est l’objectif actuel de votre programme sur les produits biologiques?
Nous disposons d’un large portefeuille de médicaments biosimilaires ou novateurs. Biocon s’emploie à mettre au point des traitements abordables pour répondre à des besoins médicaux non satisfaits en lien avec des affections chroniques non transmissibles comme le diabète, le cancer et les maladies auto-immunes.
Quels sont les avantages des produits biologiques par rapport aux traitements classiques?
Dans le cadre de diverses pathologies, la capacité des produits biologiques à cibler, augmenter ou moduler des protéines et antigènes spécifiques les rend plus efficaces que des traitements à base de petites molécules. Les thérapies biologiques comme l’insuline, l’érythropoïétine ou les hormones de croissance ont joué un rôle extrêmement précieux dans le traitement du diabète, de l’anémie ou des maladies rénales. Des produits biologiques plus complexes comme les anticorps monoclonaux, les cytokines et les vaccins thérapeutiques font évoluer les traitements de référence dans le cadre de cancers, de maladies auto-immunes et d’autres affections chroniques. À l’heure actuelle, 10 des 15 médicaments les plus vendus dans le monde sont des produits biologiques. D’ici à 2020, de nouvelles solutions reposant sur des produits biologiques devraient voir le jour pour traiter l’asthme sévère, l’eczéma chronique, la dermatite atopique et l’hypercholestérolémie familiale dans les pays développés. Et d’ici à 2022, les produits biologiques devraient représenter 50% de la valeur des 100 médicaments les plus vendus dans le monde.
Contrairement aux médicaments à petites molécules, les nouveaux produits biologiques et biosimilaires présentent un poids moléculaire plus élevé; ils sont aussi plus complexes, ont des cibles thérapeutiques précises et obéissent à des protocoles de production rigoureux. Comparé aux médicaments à petites molécules, il faut multiplier jusqu’à quatre fois le temps, l’argent et l’énergie nécessaires pour analyser et caractériser un produit biologique. Le procédé de fabrication commence par une phase de fermentation suivie d’un processus de purification en plusieurs étapes. Quant au développement clinique, il va au-delà de la simple définition de la biodisponibilité et de la bioéquivalence du produit puisqu’il englobe des essais cliniques à long terme de grande envergure et un processus complexe d’approbation réglementaire. Au bout du compte, le coût de développement d’un biosimilaire est bien plus élevé que celui d’un générique traditionnel obtenu par synthèse chimique.
Pouvez-vous nous en dire plus sur le rôle de l’innovation dans le secteur de la biotechnologie en Inde?
Fort de sa capacité à tirer parti des techniques de l’ADN recombinant, le secteur indien de la biotechnologie a permis l’élaboration de cultures transgéniques, de produits biopharmaceutiques, de vaccins et d’enzymes. Aujourd’hui, l’Inde est le plus grand producteur de vaccins du monde et le premier fournisseur mondial de coton génétiquement modifié.
Pour être à la hauteur de son ambition et réussir à construire une bioéconomie d’une valeur de 100 milliards de dollars des États-Unis d’Amérique d’ici à 2025, le pays devra néanmoins se doter d’un meilleur système de synchronisation des ressources, des plans, des politiques et des priorités, de manière à créer un cycle vertueux et auto-entretenu d’innovation et de croissance des entreprises.
Biocon ayant été parmi les premiers en Inde à se positionner sur le marché des produits biologiques et à mettre en place une stratégie axée sur l’innovation, le groupe dispose d’un large éventail de médicaments biosimilaires ou novateurs. Il détient aujourd’hui un portefeuille global de 10 molécules divulguées et de nombreuses autres molécules non divulguées en lien notamment avec l’insuline, des analogues de l’insuline, des anticorps monoclonaux et des protéines recombinantes relevant de plusieurs domaines thérapeutiques : le diabète, le cancer et l’immunologie.
Nous nous appuyons également sur nos capacités de recherche en nouveaux médicaments pour faire avancer la recherche sur les systèmes d’administration d’insuline par voie orale et sur la seule molécule cliniquement approuvée au monde prenant pour cible les CD6 afin de traiter le psoriasis en milieu hospitalier. Nous étudions également les formidables possibilités que recèle l’immuno-oncologie pour mettre au point des traitements contre les tumeurs malignes sans inconfort pour les patients. Nos activités de recherche dans ce domaine portent sur une multitude de plateformes et de produits allant de peptides et d’anticorps monoclonaux classiques à de nouveaux anticorps de fusion et à des traitements à base de petits ARN interférents.
Pouvez-vous nous présenter certaines de vos innovations parmi les plus révolutionnaires?
À l’heure actuelle, Biocon a réussi à mettre sur le marché deux produits biologiques innovants et six biosimilaires. Il s’agit de traitements contre des maladies chroniques proposés à un prix abordable.
L’approbation en 2017 par la Food and Drug Administration des États-Unis d’Amérique d’Ogivri™, le biosimilaire du Trastuzumab mis au point en collaboration avec Mylan, demeure notre plus grande fierté. Nous sommes la première entreprise indienne à obtenir une approbation de l’agence sanitaire américaine pour un biosimilaire; ce biosimilaire du Trastuzumab est en outre le premier à être approuvé aux États-Unis d’Amérique. Nous avons ainsi rejoint le groupe très fermé des acteurs mondiaux du secteur des biosimilaires, ce qui signifie que nous pouvons proposer aux patients des États-Unis d’Amérique un autre traitement contre le cancer à un coût accessible. Nous avons lancé notre marque de biosimilaire du Trastuzumab en Inde en 2014 sous le nom de CANMAb™ et il est aujourd’hui disponible dans plusieurs pays émergents. Des milliers de patientes atteintes d’un cancer du sein métastatique HER2 positif bénéficient désormais de ce traitement crucial.
En 2017, nous avons commercialisé KRABEVA®, un biosimilaire du Bevacizumab pour le traitement du cancer colorectal métastatique et d’autres types de cancer du poumon, du rein, du col de l’utérus, des ovaires et du cerveau.
En 2016, Biocon a été la première société indienne à lancer un biosimilaire de l’insuline Glargine au Japon, après sa mise sur le marché en Inde en 2009. Dernièrement, le Comité des médicaments à usage humain de l’Agence européenne des médicaments a recommandé son approbation dans l’Union européenne. Concrètement, nous avons été la première entreprise au monde à commercialiser une insuline humaine recombinante issue de la technique de fermentation Pichia en 2004. Nous proposons désormais toute une gamme de produits d’insuline à des millions de personnes insulinodépendantes atteintes de diabète dans le monde entier.
Pourquoi Biocon fait-il de l’amélioration de l’accès aux soins de santé une priorité?
Le modèle d’innovation adopté par Biocon fait de l’accessibilité un critère de réussite fondamental. Nous cherchons à exploiter tout le potentiel de l’innovation frugale en partant du principe que les médicaments “vedettes” permettront d’élargir l’accès à un milliard de patients. Défendre le droit universel aux soins de santé en offrant des produits biopharmaceutiques abordables est au cœur de notre modèle économique.
Quelle place la propriété intellectuelle occupe-t-elle chez Biocon?
La propriété intellectuelle est l’un des piliers de la stratégie de Biocon en matière de commercialisation et de recherche-développement car elle nous permet de protéger nos inventions et innovations. Elle contribue également à asseoir notre réputation et peut nous faire bénéficier de “l’avantage du précurseur”. Elle favorise également le positionnement du produit, la gestion de son cycle de vie, ainsi que la monétisation et la valorisation des actifs. Biocon ne cesse de créer de la richesse intellectuelle grâce à une stratégie de propriété intellectuelle efficace qui tient compte du potentiel d’innovation de nos produits et procédés.
Quels avantages l’utilisation du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) de l’OMPI présente-t-elle pour Biocon?
La propriété intellectuelle joue un rôle clé dans la commercialisation réussie de produits innovants et dans la création de valeur. Le PCT permet à des entreprises axées sur l’innovation comme Biocon de demander une protection par brevet dans plus de 150 pays en déposant une seule demande internationale de brevet, ce qui en fait une solution économique. En outre, le système offrant la possibilité de différer le paiement des coûts de dépôt de demandes nationales de 18 mois, nous disposons de plus de temps pour définir différentes stratégies en matière de brevets et de commercialisation, en fonction de nos marchés cibles.
Pourquoi est-il important que les femmes s’investissent dans la science et la technologie?
Mon père, le regretté Rasendra Mazumdar, m’a amenée à croire qu’en tant que femme, je pouvais accomplir autant de choses, sinon plus, que n’importe quel homme.
La science a pour but de rendre le monde meilleur. Le savoir n’est pas l’apanage de l’homme ou de la femme. Si les femmes s’investissent davantage dans la science et la technologie, les fruits de la recherche seront rapidement transformés en connaissances utiles capables de faire avancer l’humanité. C’est un élément crucial du développement social et économique d’un pays.
La diversité et l’intégration sont des impératifs commerciaux et font partie intégrante des valeurs fondamentales de Biocon. Nous sommes convaincus que la diversité en milieu de travail favorise l’esprit d’innovation et la collaboration. Pour nous, la diversité ne se limite pas à promouvoir la parité hommes-femmes : il s’agit d’apprécier des cultures, des origines, des générations et des idées différentes.
Les femmes scientifiques apportent des idées nouvelles, des solutions novatrices et d’autres formes de créativité. Les organismes scientifiques en ont conscience, ce qui leur ouvre de nouvelles perspectives. Ainsi chaque année, la Biocon Academy s’efforce de réduire l’écart de compétences entre hommes et femmes qui caractérise le secteur de la biotechnologie en formant un nombre important de diplômés en sciences de la vie, dont des femmes.
Les femmes font de plus en plus partie intégrante de la communauté scientifique indienne. Malgré tout, force est de constater qu’elles sont relativement peu nombreuses à accéder à des postes de direction dans les domaines de la science, de la technologie ou des affaires en raison de la discrimination sexuelle qui persiste dans notre société. Nombreux sont ceux qui continuent de penser que se marier et fonder une famille est plus important que d’exercer une profession, ce qui explique les disparités entre les sexes dans le milieu de la recherche, toutes disciplines confondues. Des études menées en Inde montrent que si de nombreuses femmes font des études scientifiques, peu d’entre elles exercent ensuite une activité scientifique ou font carrière dans la recherche.
Quel est le secret de votre réussite?
Ne jamais renoncer. “L’échec est temporaire, l’abandon définitif”, telle est ma devise. C’est ce qui m’a aidée à faire en sorte que Biocon garde le cap sur les vastes étendues encore inexplorées de la recherche biotechnologique axée sur l’innovation, à une époque où l’industrie pharmaceutique indienne se concentrait sur la fabrication et la fourniture de médicaments génériques issus de la synthèse chimique. Si j’ai réussi, c’est parce que j’ai entrepris de réaliser mon rêve et de faire bouger les lignes dans le domaine des soins de santé à l’échelle mondiale. Mon objectif était de proposer des médicaments à un prix abordable, tout simplement parce que j’étais consternée de constater qu’une part importante de la population mondiale n’y avait pas accès.
Quels conseils donneriez-vous aux femmes?
Pour réussir dans ce domaine, il faut avoir l’esprit pionnier. Ayez le courage de vos convictions et faites preuve de persévérance pour surmonter les déceptions et les échecs. Croyez en vos rêves et travaillez sans relâche pour les atteindre.
Quels sont vos projets?
Je crois au plus profond de moi que, du point de vue humanitaire, il est de la responsabilité du secteur de la santé de s’appuyer sur la force de l’innovation pour garantir aux patients dans le besoin un accès aux médicaments essentiels à un prix abordable. J’ai bon espoir que notre programme de recherche sur le diabète et le cancer débouche sur de nouveaux paradigmes en matière de traitement. Nous travaillons à la mise au point de médicaments vedettes à bas coût portant le label “Made in India” qui pourront bénéficier à un milliard de patients dans le monde.
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