La parité hommes-femmes dans le secteur agricole africain : une nécessité en termes d’innovation
Par Wanjiru Kamau-Rutenberg, directrice de l’organisation Femmes africaines dans la recherche et le développement agricoles, Nairobi, Kenya
Un jour, le Président Barack Obama en personne a insisté sur la nécessité de mettre en avant le talent des femmes africaines. Il a fait l’analogie avec un match de football, expliquant que toute équipe qui déciderait de n’aligner sur le terrain que la moitié de ses joueurs serait vouée à perdre le match.
Or, en Afrique, l’issue du match pourrait avoir des conséquences fatales en termes de sécurité alimentaire, le changement climatique et la croissance démographique constituant des facteurs aggravants. Dans ce contexte, faire appel au talent de l’ensemble de l’équipe est une nécessité absolue.
La place des femmes dans le secteur agricole africain
En Afrique, les femmes jouent un rôle central et déterminant dans l’agriculture. Près de 62% d’entre elles travaillent dans ce secteur. En première ligne, elles effectuent l’essentiel des activités de production, de transformation et de commercialisation des denrées. Or, dès lors qu’il s’agit d’élaborer des programmes de recherche, d’établir des priorités, de prendre des décisions ou de diriger des travaux de recherche et de développement agricoles, les femmes sont nettement sous-représentées. Elles ne représentent en effet que 22% des agronomes, et à peine une femme sur sept occupe un poste de direction dans la recherche agronomique.
Force est donc de constater que seule la moitié de l’équipe est effectivement présente sur le terrain. Il est temps d’élargir nos horizons et de mettre en valeur le talent des femmes comme des hommes. Nous ne pouvons plus nous permettre de laisser délibérément les femmes sur le banc de touche. Nous ne pouvons plus ignorer leur potentiel d’innovation. Nous devons mettre en avant leurs compétences hors du commun, leur capacité à résoudre des problèmes et leur aptitude à innover.
Les femmes ont tant à apporter. Leurs idées et leurs points de vue peuvent aider les chercheurs à trouver des solutions concrètes aux problèmes particuliers auxquels sont confrontés les agriculteurs africains, aggravés en grande partie par le changement climatique.
Libérer le potentiel du secteur agricole africain
L’Afrique se doit de se doter d’un écosystème solide et efficace en matière de recherche agronomique et d’innovation. Notre capacité à rendre l’agriculture africaine plus productive, rentable et durable en dépend.
Face au changement climatique, à l’urbanisation rapide et à la malnutrition chronique, nous devons veiller à ce que les “agripreneurs” africains, en particulier les agriculteurs, aient accès aux types d’innovation dont ils ont besoin pour surmonter les difficultés particulières auxquelles ils sont confrontés. Pour réussir à nous nourrir et à bâtir des économies prospères, nous devons impérativement accélérer le rythme de l’innovation dans le secteur agricole. Nous ne pouvons plus nous permettre d’externaliser nos besoins en matière de recherche agronomique. Il est temps d’exploiter les compétences de tous les innovateurs, y compris celles des femmes africaines. C’est à cette seule condition que nous parviendrons à offrir des solutions pratiques adaptées aux besoins des agriculteurs africains. Nous ne pouvons pas continuer de jouer avec la moitié d’une équipe!
L’innovation a un rôle crucial à jouer à chaque étape de la chaîne de valeur agricole. Prenons l’exemple des légumes indigènes, lesquels poussent en abondance en Afrique. Il s’avère que ces légumes sont en grande partie surexploités dans la nature. C’est ici que la recherche agronomique pourrait entrer en scène, pour faire avancer nos connaissances dans ce domaine. Les questions à se poser seraient les suivantes : comment faire en sorte que ces légumes soient cultivés de manière durable? Comment pouvons-nous aider les agriculteurs à faire prospérer leur entreprise en cultivant des plantes et des légumes indigènes? Comment aider le consommateur à prendre conscience de la valeur nutritive de ces produits? À chacun de ces stades, l’innovation a sa place.
Promouvoir une prospérité partagée fondée sur l’agriculture
Consciente de la nécessité d’exploiter tout le potentiel de compétences disponible en Afrique, l’organisation Femmes africaines dans la recherche et le développement agricoles (Women in Agricultural Research Development, ou AWARD) travaille depuis 10 ans à la promotion d’une prospérité partagée fondée sur l’agriculture. Notre objectif est de bâtir un secteur agricole adapté aux besoins et aux priorités des femmes et des hommes tout au long des chaînes de valeur agricoles. Nos programmes de formation s’efforcent de donner naissance à une masse critique de femmes scientifiques compétentes, déterminées et influentes afin de faire progresser de manière sensible la recherche et l’innovation agricoles.
L’innovation a un rôle crucial à jouer à chaque étape de la chaîne de valeur agricole.
Wanjiru Kamau-Rutenberger
Grâce à notre initiative phare baptisée AWARD Fellowship, nous avons par exemple renforcé les compétences dans les domaines de l’encadrement, du leadership et de la recherche de 1158 scientifiques de plus de 300 instituts de recherche provenant de 16 pays d’Afrique. Les femmes qui participent à ces programmes s’emploient à résoudre certains des problèmes les plus complexes auxquels sont confrontés les agriculteurs.
On trouve parmi elles Filomena Dos Anjos, chercheuse en santé animale originaire du Mozambique et lauréate du programme AWARD de 2008. Mme Dos Anjos innove dans le domaine de la santé et de l’élevage des poulets indigènes, lesquels représentent une source importante de protéines et de revenus dans son pays. En collaboration avec des femmes et de jeunes agriculteurs, elle s’emploie à promouvoir l’utilisation d’un vaccin thermotolérant contre la maladie de Newcastle, mortelle pour les volailles. Elle travaille également sur les technologies d’incubation et d’alimentation visant à améliorer la productivité. Ses activités contribuent à renforcer la sécurité alimentaire et les revenus des éleveurs de poulets.
Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Phyllis Muturi, originaire du Kenya et lauréate du programme AWARD de 2013, axe ses recherches sur des variétés de sorgho à haut rendement résistant à la sécheresse, une céréale très prisée et une source de nourriture précieuse dans les zones arides du Kenya. “Je constate des progrès sensibles et une meilleure conservation du sorgho au Kenya, la recherche débouchant sur de nouvelles variétés de sorgho qui donnent de bien meilleurs résultats que leurs prédécesseurs en termes de rendement céréalier et de résistance à la pyrale foreuse de tige”, affirme-t-elle.
Citons également Yenesew Mengiste Yihun, originaire d’Éthiopie et lauréate du programme AWARD de 2015. Ingénieur agronome, elle travaille aux côtés de petits exploitants pour améliorer les pratiques relatives à la gestion de l’eau. “La recherche a un rôle important à jouer dans la résolution des problèmes rencontrés par les agriculteurs en milieu rural”, déclare Mme Yihun. “Si nous réussissons à produire plus, le pays parviendra à l’autosuffisance et assurera sa sécurité alimentaire.” Mme Yihun offre aux petits exploitants agricoles des solutions pratiques pour gérer leurs ressources de manière plus efficace. “Je respecte leurs savoirs autochtones et je leur montre comment se servir de l’irrigation pour que leurs efforts portent davantage de fruits”, indique-t-elle.
Comme le confirme une récente étude sur les compétences et les disparités hommes-femmes dans la recherche agronomique en Afrique publiée dans le Journal of Gender, Agriculture and Food Security (27 avril 2017), former des femmes scientifiques dans les domaines de l’encadrement, du leadership et de la recherche scientifique a un effet bénéfique non seulement sur la carrière de chaque scientifique mais aussi sur les résultats de l’institut de recherche dont ils relèvent.
Le rôle moteur de la propriété intellectuelle dans l’innovation agricole
Chez AWARD, nous sommes conscients que la propriété intellectuelle a un rôle fondamental à jouer, de manière à ce que la recherche agronomique aboutisse à des solutions pratiques qui pourront être adoptées par les agriculteurs et d’autres acteurs le long des chaînes de valeur agricoles. La propriété intellectuelle libère le potentiel de transformation de la recherche agronomique : elle la rend accessible et attrayante pour les acteurs du secteur privé, ce qui les incite à mettre au point et commercialiser des innovations technologiques en vue d’une diffusion et d’une adoption à grande échelle par les agriculteurs et d’autres parties intéressées.
Le rôle potentiellement moteur de la propriété intellectuelle dans la transformation du secteur agricole en Afrique a été reconnu aux plus hauts niveaux de l’État. En 2016, les chefs d’État et de Gouvernement de l’Union africaine ont approuvé la Déclaration de Dakar sur la propriété intellectuelle pour l’Afrique. Cette déclaration reconnaît “l’importance et l’utilité de la propriété intellectuelle pour l’innovation et la créativité dans l’économie du savoir.” Elle souligne également “le rôle que joue la propriété intellectuelle en faveur de l’innovation dans le domaine des technologies agricoles durables, de l’utilisation et du transfert de technologies respectueuses de l’environnement, et afin d’assurer la sécurité alimentaire… et de lutter contre les effets négatifs du changement climatique…” Elle invite en outre l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), en sa qualité d’instance mondiale pour les services, les questions de politique, l’information et la coopération en matière de propriété intellectuelle, à “promouvoir l’élaboration d’un système international de la propriété intellectuelle efficace et équilibré qui favorise l’innovation et la créativité dans l’intérêt de tous.”
Dans ce contexte, nous nous devons de redoubler d’efforts pour faire en sorte que les femmes scientifiques africaines soient invitées à la table des discussions et jouent un rôle actif dans la mutation du paysage agricole sur le continent africain.
Les disparités hommes-femmes dans le domaine de l’innovation
Des recherches menées par l’OMPI indiquent que si le nombre de femmes faisant appel au système international des brevets a augmenté au fil du temps, il faudra plusieurs décennies avant que le nombre de demandes de brevet relatives à des inventions déposées par des femmes soit identique à celui de leurs homologues masculins. Ainsi, selon cette étude, seul un tiers des dépôts de demandes internationales de brevet étaient au nom d’une inventrice en 2015. Il avait été précédemment établi qu’une femme avait moins de chances d’être nommément désignée comme auteur dans une publication scientifique. Aujourd’hui, on constate qu’un gouffre béant sépare les hommes des femmes, s’agissant de l’utilisation du Traité de coopération en matière de brevets (PCT) de l’OMPI, lequel facilite l’obtention d’une protection par brevet dans plus de 150 pays.
Bien que des recherches plus approfondies soient nécessaires pour établir l’ampleur des disparités entre les sexes en matière de propriété intellectuelle en Afrique, le faible pourcentage de femmes présentes dans le secteur des sciences et de la technologie sur l’ensemble du continent et la faible activité en matière de brevets semblent révéler que le fruit des travaux de recherche réalisés par les femmes africaines ne parvient pas jusqu’aux personnes qui en ont le plus besoin, à savoir les agriculteurs, majoritairement des femmes.
Les inégalités hommes-femmes dans la recherche agronomique et l’utilisation du système de la propriété intellectuelle pourraient avoir de lourdes conséquences sur l’agriculture et la sécurité alimentaire en Afrique. Face aux graves difficultés auxquelles se heurte le continent, il est crucial de soutenir l’innovation pour trouver des solutions efficaces. Or, nous sommes aux prises avec un système qui ne parvient pas à mettre à profit les compétences d’au moins la moitié de la population, qui entrave la participation des femmes aux activités de recherche scientifique et qui ne soutient pas les femmes scientifiques dans la mise en application des résultats de leurs activités de recherche sur le terrain et tout au long des chaînes de valeur agricoles. Une grande partie de leurs recherches dorment sur une étagère alors qu’elles pourraient soutenir activement le développement de l’agriculture et du secteur agroalimentaire sur l’ensemble du continent.
Il est urgent d’agir
Les questions liées au genre sont actuellement au cœur des débats, ce qui est une bonne chose. Pour autant, il nous reste encore à trouver des solutions pour que les femmes soient plus nombreuses à avoir voix au chapitre s’agissant du développement de techniques novatrices et de solutions créatives pour relever les défis de taille auxquels nous sommes confrontés. Selon les études réalisées par l’OMPI, au rythme actuel, la parité entre les sexes en ce qui concerne l’utilisation du système international des brevets ne sera atteinte qu’en 2070. Nous ne pouvons pas attendre aussi longtemps!
Nous avons des problèmes bien trop urgents à résoudre. Notre survie et notre prospérité future dépendent de l’utilisation optimale de toutes les compétences à notre disposition et de leur mise à profit pour produire les technologies dont nous avons besoin pour accroître l’efficacité, la productivité et la rentabilité de l’ensemble des chaînes de valeur agricoles.
C’est la raison pour laquelle, en 2017, dans le cadre d’une nouvelle initiative visant à faire avancer la réflexion sur les questions de genre dans l’agriculture africaine, AWARD s’est associée à l’OMPI pour organiser une conférence régionale sur le thème : “L’innovation et la propriété intellectuelle en tant que moteurs d’un secteur agroalimentaire concurrentiel : favoriser la participation des femmes scientifiques et entrepreneures en Afrique.” Cette manifestation a rassemblé plus de 200 agronomes africaines et propriétaires d’exploitations agricoles. Ce fut pour elles une occasion inestimable d’en apprendre davantage sur le système de la propriété intellectuelle, sur la façon dont l’information en matière de propriété intellectuelle peut soutenir leurs activités de recherche, et sur la manière de mettre à profit les droits de propriété intellectuelle pour que leurs recherches de haut niveau aboutissent à des solutions qui pourront être commercialisées et diffusées à grande échelle sur le terrain. Notre participation à cet événement majeur, organisé avec le soutien des gouvernements français, marocain et japonais, répond à notre souci constant de faire en sorte que l’on tire le meilleur parti possible du réservoir de talents que recèle l’Afrique.
Exploiter tout le potentiel de compétences des femmes nous permettra d’être mieux armés pour tirer parti de la science, de la technologie et de l’innovation, et pour résoudre les problèmes chroniques et urgents auxquels le continent africain est confronté, notamment en matière de sécurité alimentaire et de changement climatique.
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