Eric Goldman, Professeur de droit, Faculté de droit de Santa Clara, Californie, et Gabriella E. Ziccarelli, conseil en technologie et propriété intellectuelle, Washington (États-Unis d’Amérique)
*Le présent article est tiré d’un article plus long du Prof. Goldman intitulé Emojis and the Law, à paraître.
Tout le monde aime les émojis, et pourquoi en serait-il autrement? Ils sont drôles et constituent une forme d’expression de plus en plus répandue. Mais en dépit de leur frivolité apparente, les émojis peuvent soulever des questions sur le plan juridique qui peuvent être complexes et sérieuses, y compris des questions en matière de propriété intellectuelle. Dans le présent article, nous examinons la façon dont le droit de la propriété intellectuelle des États-Unis d’Amérique protège les émojis, et la raison pour laquelle cette protection peut poser des problèmes.
Les émojis sont de petites icônes utilisées dans les communications électroniques pour exprimer une idée ou une émotion. Ils jouent divers rôles dans la communication : ils peuvent remplacer un mot, le compléter (comme un point d’exclamation), exprimer une émotion, etc. Bien que les émojis soient pour la plupart statiques, ils peuvent être animés. Les émojis ont été précédés par les émoticônes, qui sont des symboles utilisant les caractères du clavier comme le sourire universellement représenté par les caractères :-). Les émojis permettent un éventail beaucoup plus large de représentations que les émoticônes car ils peuvent littéralement représenter n’importe quoi, contrairement aux émoticônes qui sont limitées aux caractères du clavier.
Les émojis peuvent être divisés en deux catégories : les émojis définis par Unicode et les émojis exclusifs.
Les émojis définis par Unicode. Le Consortium Unicode établit des normes applicables aux caractères du clavier et, plus récemment, aux émojis. Unicode a attribué un numéro unique, un contour en noir et blanc et une brève description à près de 2000 émojis. Les normes Unicode permettent aux émojis d’être reconnues par toutes les plateformes. Dès lors que la plateforme de l’expéditeur et celle du destinataire prennent en charge les normes Unicode, les émojis seront automatiquement reconnus.
Malgré le semblant de normalisation mis en place par Unicode, les émojis vus par les utilisateurs ne sont pas véritablement normalisés parce que chaque plateforme interprète les normes Unicode différemment. Certaines adoptent des “styles maison”, tels que le blob de Google en forme de patate, au lieu des formes circulaires plus courantes la représentation des visages. D’autres comme Apple transforment la représentation réaliste d’un pistolet en pistolet à eau vert fluo. Et même si les plateformes essaient de se conformer aux définitions d’Unicode, la façon dont chacune d’elles les met en œuvre varie selon le cas. C’est ainsi que la tranche de fromage dans l’émoji du hamburger figure parfois au-dessus de la viande, et parfois en dessous. Ainsi, pratiquement toutes les utilisations des émojis définis par Unicode semblent différentes les unes des autres, au moins légèrement.
Les émojis exclusifs. Les plateformes peuvent aussi utiliser des émojis qui ne fonctionnent que sur leurs applications. On parle alors d’“émojis exclusifs” (on utilise aussi “stickers”). Même lorsque des émojis exclusifs ressemblent aux émojis définis par Unicode, ils n’ont pas la même valeur numérique. En conséquence, quand un émoji exclusif est envoyé sur une autre plateforme, il s’affiche habituellement sous la forme d’un symboletel qu’un carré blanc, indiquant que le caractère n’est pas reconnu.
Unicode n’adopte pas les émojis protégés par les droits de propriété intellectuelle de tiers, tels que les logos associés à une marque ou les dessins et modèles protégés par le droit d’auteur. Ils peuvent cependant être créés par des plateformes ou des particuliers en tant qu’émojis exclusifs. Tel est notamment le cas des émojis associés à un mot-dièse sur Twitter (comme les émojis associés au mot-dièse NFL pour le football américain) et des séries d’émojis représentant des célébrités comme le “Kimoji” de Kim Kardashian.
Le droit d’auteur peut protéger des émojis isolés, des séries d’émojis et des styles d’émojis.
Émojis isolés. Tout émoji en soi, qu’il soit exclusif ou défini par Unicode, est a priori protégeable protégés par le droit d’auteur en tant qu’image graphique. Néanmoins, la plupart des émojis ne bénéficieront pas de la protection au titre du droit d’auteur pour au moins trois raisons.
Premièrement, certains émojis sont d’une telle simplicité qu’ils ne sont pas suffisamment expressifs pour constituer une œuvre originale. De plus, certains émojis sont si anciens qu’ils ne sauraient être originaux.
Deuxièmement, les émojis sont soumis à la théorie de la fusion, qui exclut la protection par le droit d’auteur quand une idée peut être exprimée seulement de manière limitée, et à celle des éléments incontournables, qui exclut la protection par le droit d’auteur pour des détails qui, en contexte, sont courants ou attendus. Il y a des limites à la façon d’exprimer certains émojis, en particulier parce que, compte tenu de leur petite taille, il est difficile de représenter de nombreux détails. De plus, les émojis visent à communiquer les idées de manière aussi universelle que possible. Pour ce faire, les détails de nombreux émojis font appel à des références culturelles associées à leur signification, ce qui tend à en faire des éléments incontournables. En outre, les émojis ont donné lieu à un certain nombre de conventions, telles que la représentation des visages en jaune vif, qui sont probablement devenues incontournables.
Troisièmement, bien que sa politique en matière de propriété intellectuelle ne soit pas parfaitement claire, il est probable qu’Unicode déclare ne pas être propriétaire des définitions de ses émojis ou autorise leur libre utilisation sans restriction. Les versions plateformes des émojis définis par Unicode reposant sur les normes Unicode, elles devraient donc être pour la plupart des œuvres dérivées des définitions Unicode. Or les exécutions sur certaines plateformes, telles que le pistolet à eau d’Apple, sont tellement éloignées de la définition d’Unicode qu’elles ne sauraient constituer des œuvres dérivées. En ce qui concerne les émojis pouvant prétendre au statut d’œuvres dérivées, les plateformes ne peuvent invoquer le droit d’auteur que pour des modifications apportées au contour Unicode, qui peuvent être si minimes qu’elles ne sauraient prétendre à une protection distincte par le droit d’auteur.
En revanche, certains émojis exclusifs dénotent une grande créativité et seront de ce fait mieux placés pour obtenir une protection au titre du droit d’auteur. Les émojis de marques peuvent aussi être protégés par le droit d’auteur quand l’image source est elle-même protégée.
Même si un émoji remplit les conditions requises pour bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur, la portée de la protection risque d’être peu étendue. Par exemple, de nombreux tribunaux aux États-Unis d’Amérique appliqueront le principe d’usage loyal au sens large pour autoriser les utilisations d’émojis non identiques, et même des représentations identiques pourraient remplir les conditions requises pour que ce principe leur soit appliqué. Bien que les émojis soient des représentations graphiques, les tribunaux pourraient souhaiter ne pas voir le droit d’auteur trop s’immiscer dans la communication humaine.
À notre avis, le fait que le droit d’auteur puisse protéger les émojis a incité les plateformes à créer leur propre version des mêmes émojis. Le monde a-t-il vraiment besoin que le smiley soit décliné en centaines d’émojis légèrement différents? Non, mais le droit d’auteur peut néanmoins inciter les plateformes à créer de nombreuses variantes.
Séries d’émojis. Les séries d’émojis sont des collections d’émojis isolés. Ces séries peuvent prétendre à la protection des compilations par le droit d’auteur si leur choix, leur disposition et leur coordination sont suffisamment originaux.
Styles d’émojis. Les styles représentent des critères standard appliqués à une série d’émojis, comme le blob de Google en forme de patate ou une couleur uniforme autre que le jaune pour les visages. Un style peut servir de fondement à une protection par le droit d’auteur à titre de compilation, et l’application de ce style à des émojis isolés peut justifier leur protection par le droit d’auteur (ou leur conférer le statut d’œuvre dérivée, s’il s’agit d’une variante de la norme Unicode). Le style peut aussi faire partie de l’habillage commercial d’une plateforme.
En revanche, quand les émojis ne remplissent pas les conditions requises pour être protégés au titre du droit d’auteur, comme indiqué ci-dessus, et quand ils établissent une distinction entre les produits et les services sur le marché, ils peuvent être protégés en tant que marques. Si tel est le cas, plusieurs parties pourraient avoir des droits coexistants sur les mêmes symboles émojis pour différentes classes de produits. Nous pensons que des centaines d’émojis ou de symboles apparentés ont été enregistrés en tant que marques.
Toutefois, la condition d’“usage commercial” requise aux fins de la protection des marques peut empêcher l’octroi de la protection pour de nombreux émojis. Par exemple, les plateformes ne prévoient généralement pas de condition d’“usage commercial” en proposant des séries d’émojis à intégrer dans les messages électroniques. De plus, si un émoji est utilisé pour valeur sémantique (p. ex. l’entreprise La Voiture de Bob cherche à faire enregistrer la marque Bob+ émoji de voiture), l’émoji utilisé de façon descriptive ne remplira probablement pas les conditions requises.
Le fait que les émojis les plus couramment utilisés puissent être protégés par le droit des marques peut être une source de problèmes pour les plateformes. Pour réduire leur exposition au risque d’atteinte au droit des marques, les plateformes peuvent délibérément utiliser des émojis qui ne soient pas matériellement similaires à des marques protégées – même si les plateformes ne commercialisent pas les émojis et qu’elles se contentent de les mettre à la disposition des utilisateurs. Cette stratégie ne fait qu’aggraver le problème de la prolifération des émojis protégés par le droit d’auteur.
Brevets de dessins ou modèles. Les émojis peuvent être protégés par des brevets de dessins ou modèles industriels quand ils constituent un élément graphique ornemental et non fonctionnel d’un objet. Par exemple, le brevet des États-Unis d’Amérique n° D793.512 porte sur un émoji clignant de l’œil représenté sur un dispositif de flottaison. Cependant, les plateformes ne peuvent probablement pas obtenir de brevets de dessins ou modèles pour l’utilisation d’émojis en ligne qui ont pour fonction de faciliter la communication entre les utilisateurs.
Brevets d’utilité. Les technologies qui ont trait aux émojis et aux émoticônes sont potentiellement brevetables et, à notre connaissance, au moins quatre procès mettant en cause de telles technologies ont été intentés. Citons par exemple la procédure opposant WordLogic à Flesky relative à un brevet portant sur un système de saisie intuitive destiné aux utilisateurs d’applications mobiles qui a pour objet de déterminer si les émoticônes prédictives portent atteinte au brevet.
Droits de la personnalité. Les émojis exclusifs peuvent représenter des visages et d’autres attributs exclusivement associés à une personne donnée. Par exemple, les bitmojis vous permettent de créer des avatars à votre image. De même, certaines célébrités ont créé des séries d’émojis à leur image. Toute représentation d’une personne par un émoji peut nécessiter le consentement de la personne représentée. C’est certainement le cas si l’émoji doit être utilisé comme marque sur des produits ou services offerts à la vente.
Étant donné que les émojis peuvent être protégés par des droits de propriété intellectuelle, nous nous attendons à ce que les revendications de propriété intellectuelle les concernant soient de plus en plus nombreuses au fur et à mesure qu’ils gagnent en popularité. La protection de la propriété intellectuelle conférée aux émojis est cependant un bienfait tout relatif. Certains pourront sans doute tirer profit de l’exploitation de leurs droits de propriété intellectuelle, mais il sera probablement plus difficile pour le commun des mortels de communiquer. L’acquisition de droits de propriété intellectuelle sur des émojis a pour effet implicite d’encourager des variantes inutiles et indésirables. C’est comme si chaque éditeur épelait intentionnellement des mots courants différemment seulement pour éviter tout risque de plainte pour atteinte aux droits de propriété intellectuelle. Dans la mesure où la fonction linguistique des émojis s’apparente à celle des mots utilisés dans une phrase, la protection des émojis par la propriété intellectuelle s’apparente à une frein à la communication. C’est pourquoi les institutions chargées de réglementer la propriété intellectuelle – les tribunaux, les offices nationaux d’enregistrement et, si besoin est, les parlements – doivent faire preuve de circonspection au moment de définir la portée de la protection intellectuelle pour les émojis.
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