Javier André Murillo Chávez, professeur, Université pontificale catholique du Pérou, Lima, Pérou
“Celui qui ne pleure pas après avoir vu Coco n’a pas d’âme”, affirme une image en vogue sur Internet devenue virale peu de temps après la sortie du film à succès de Disney, Coco, fin 2017.
Les conseillers en propriété intellectuelle et les universitaires ont deux raisons de verser une larme à la vue de ce chef d’œuvre du septième art. La première est qu’il s’agit d’une histoire émouvante qui met en avant les valeurs familiales; la seconde est que le film aborde la question de la musique, des paroles, des chansons, des mariachis et du rôle joué par le droit d’auteur s’agissant de la protection de ces œuvres et des intérêts de leurs créateurs.
Produit par les studios Disney, Coco raconte l’histoire de Miguel Rivera, un petit garçon qui rêve de devenir musicien. Or, dans sa famille en proie à de grandes difficultés suite au départ de l’arrière-grand-père de l’enfant, lequel aurait abandonné sa femme et sa fille pour devenir chanteur, la musique est bannie. Résolu à aller au bout de ses rêves, Miguel se retrouve plongé dans le monde des esprits, entouré de ses ancêtres. Le droit d’auteur et surtout le droit moral sont au cœur de l’histoire. Il faudra attendre que Miguel découvre ce qui est réellement arrivé à son arrière-grand-père – il a été assassiné par son meilleur ami, qui lui a volé ses chansons et est devenu célèbre en les interprétant – pour que sa famille l’autorise enfin à assouvir sa passion.
Au niveau international, la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (article 6bis) impose à ses parties contractantes d’octroyer aux auteurs les droits suivants :
Le droit moral est accordé aux auteurs. La législation de nombreux pays prévoit que ces droits ne peuvent aucunement faire l’objet d’une cession ou d’un transfert : ils restent la propriété des auteurs, même après transfert de leurs droits patrimoniaux.
Au titre d’autres législations nationales, le droit moral dépasse le simple cadre de la norme internationale établie par la Convention de Berne. En dépit de différences d’un pays à l’autre, il comprend parfois :
Les pays de droit civil accordent bien plus d’importance au droit moral que les systèmes de common law, à l’image du Royaume-Uni ou des États-Unis d’Amérique, où les droits patrimoniaux l’emportent. Aux États-Unis d’Amérique par exemple, jusqu’à l’adoption de la loi de 1990 sur les droits des artistes du domaine des arts visuels (VARA), les artistes de ce pays ne disposaient que de très peu, voire d’aucun instrument juridique pour protéger l’intégrité de leurs œuvres. La VARA a permis d’améliorer la situation, mais elle ne concerne que les seuls artistes des arts visuels et reste d’une portée assez limitée.
Malgré ces différences entre les systèmes de droit civil et de common law, en matière de droit d’auteur, les droits patrimoniaux et le droit moral sont les deux faces d’une même médaille. D’un côté, les droits patrimoniaux sont sans conteste le moteur du système du droit d’auteur : ils assurent à l’auteur une rémunération financière et lui permettent de vivre de son travail. À ce titre, ils incitent les créateurs à consacrer du temps, de l’énergie et du talent à l’enrichissement de notre patrimoine culturel. De l’autre, le droit moral sert de fondement au bon fonctionnement des droits patrimoniaux. Imaginez un système du droit d’auteur permettant aux artistes de composer des chansons très appréciées du public mais dont des tiers s’empareraient en en revendiquant la paternité ou encore, dans le monde de l’art, un chef-d’œuvre sur lequel on griffonnerait sans l’autorisation de l’artiste. Outre le caractère injuste de ne pas être reconnu en tant qu’auteur de sa propre œuvre de création, à supposer que des tiers puissent impunément détourner cette œuvre à leur profit et le dépouiller du fruit de son travail, quel intérêt aurait l’artiste à faire preuve de créativité?
Au fil des aventures d’Hector Rivera, le spectateur est plongé dans un récit captivant sur l’importance du droit moral et – comme illustré par le jour de la fête des Morts, où famille et amis se réunissent en mémoire des défunts – de sa nature perpétuelle. De fait, dans de nombreux systèmes juridiques, le droit moral protège l’œuvre d’un créateur de son vivant mais aussi après sa mort.
L’histoire d’Hector illustre ce qui peut se produire en cas d’atteinte au droit moral d’un créateur et comment la réputation d’un artiste peut être détruite quand un imposteur se substitue à lui. Dans Coco, Hector, l’auteur-compositeur-interprète légitime des chansons, devient vagabond sans le sou tandis que son usurpateur, le “grand” Ernesto de la Cruz, est présenté – tout du moins au départ – comme le plus célèbre mariachi mexicain, également compositeur-interprète, de tous les temps.
Certains font peu de cas du droit moral au motif qu’il ne génère aucun revenu, du moins pas directement. Or pour un créateur, le droit moral est d’une importance cruciale, de son vivant comme après sa mort, car il permet de préserver le lien avec l’œuvre, fruit de la créativité de l’artiste. Sans lui, et sans la reconnaissance et la protection qu’il procure, comment les auteurs pourraient-ils établir leur réputation et empêcher des tiers de modifier leur œuvre sans y être autorisés? Plus important encore, comment les artistes pourraient-ils tirer une rémunération de leur œuvre sans les garanties offertes par ces droits?
Quand Ernesto de la Cruz assassine Hector Rivera dans le film, il lui ôte la vie et l’arrache à jamais à sa famille, mais pas seulement : en s’emparant de ses textes et de ses chansons, il tue sa mémoire et ce qui aurait pu être son héritage. La chanson d’Hector, Ne m’oublie pas, qu’il avait composée pour sa fille et qui traduit toute l’originalité de son œuvre, en témoigne de manière poignante. Suite aux méfaits d’Ernesto, la famille de Miguel en vient à haïr la musique, persuadée qu’elle est la source de tous ses problèmes. Mais comme le film nous l’apprend ensuite, ils pensaient à tort qu’Hector les avait abandonnés : tout reposait sur un mensonge, un pur plagiat.
Comme indiqué plus haut, le droit moral joue également un rôle déterminant après le décès du créateur, car il permet à ses héritiers de protéger sa mémoire. En dépeignant un monde dans lequel les morts sont incapables de défendre leurs intérêts, le film souligne avec subtilité l’importance des règles et procédures relatives au respect de la vie privée et de la dignité de la personne et à la protection de la paternité, de l’intégrité et de l’accès aux œuvres originales d’un créateur de son vivant.
Dans la réalité, les histoires semblables à celle d’Hector sont légion. Le plagiat, considéré comme le principal ennemi du droit moral des auteurs, est l’un des types d’atteinte les plus difficiles à détecter. Pourquoi? Parce que le plus souvent, les artistes connaissent mal le droit d’auteur, et parce que les contrevenants tentent toujours de dissimuler leurs manœuvres sournoises, d’où la difficulté pour les juristes spécialisés de prouver qu’il y a effectivement eu atteinte au droit d’auteur.
On pourrait aussi faire le rapprochement entre les questions relatives au droit moral évoquées dans Coco et la multiplication des prête-plume à laquelle nous assistons aujourd’hui. En échange d’une rémunération, ces “écrivains fantômes” créent une œuvre au nom d’un tiers, étant entendu que leur contribution à cette œuvre ne bénéficiera d’aucune reconnaissance publique. De nos jours, ce qualificatif de “fantôme” vaut aussi pour les paroliers, scénaristes, peintres, sculpteurs et autres créateurs. Dans les systèmes de common law, ces écrivains et créateurs fantômes sont monnaie courante. En revanche, dans les systèmes de droit civil, ils ne sont pas reconnus compte tenu du caractère inaliénable du droit moral, lequel ne peut être ni cédé ni transféré.
Le parcours d’Hector illustre avec éloquence le préjudice et la souffrance que peut engendrer une atteinte au droit moral. Le film compte au moins trois retournements de situation bouleversants : la révélation du fait qu’Hector Rivera, un mariachi auteur-interprète émérite, est en réalité l’arrière-arrière-grand-père de Miguel; le fait de découvrir que Coco est la fille d’Hector; et l’interprétation par Miguel de la chanson Souviens-toi de moi pour sa grand-mère, mamá Coco. À l’issue de cette dernière scène des plus touchantes, le spectateur s’interroge encore sur ce qu’il adviendra du sordide Ernesto de la Cruz. Heureusement, le film se termine sur une note positive du point de vue juridique. Dans un premier temps apparaît à l’écran la tombe d’Ernesto : laissée à l’abandon, elle est recouverte de poussière et de toiles d’araignée et porte l’inscription “tombé dans l’oubli”. Dans un deuxième temps, un guide touristique explique comment Miguel, à l’aide des lettres que mamá Coco avait reçues de son père, a démasqué les actes frauduleux d’Ernesto et réhabilité la mémoire d’Hector Rivera.
Comme il faut s’y attendre chez Disney, tout est bien qui finit bien dans Coco. Il n’en reste pas moins que le film adresse un message fort aux enfants sur le rôle du droit moral et les conséquences de son non-respect. S’il est fréquent que les cinéastes évoquent dans leurs films l’importance sur le plan économique des droits de propriété intellectuelle, la question du droit moral est rarement abordée. Coco rompt avec cette tradition.
Les enfants à qui l’on propose des films comme Coco sont comme des éponges : ils absorbent tout. Les films et les émissions de télévision sont de précieux vecteurs de transmission de valeurs morales. Dans un secteur en proie au piratage et au plagiat, les films sont une manière astucieuse de sensibiliser au rôle et à l’importance de droits de propriété intellectuelle comme le droit d’auteur, et de faire comprendre aux enfants les incidences que peuvent avoir des atteintes à ces droits sur les créateurs et leur famille.
Force est d’admettre qu’une atteinte au droit moral ne cause pas un préjudice aussi grave qu’une atteinte aux droits patrimoniaux. Pour autant, Coco a le mérite de montrer que les uns et les autres sont étroitement corrélés. Si Hector n’a pu laisser aucun héritage, c’est parce qu’il avait été porté atteinte à son droit moral, en conséquence de quoi sa famille n’avait pu percevoir les redevances sur les chansons composées par Hector et dérobées par Ernesto auxquelles elle pouvait légitimement prétendre, une situation qui se veut l’illustration concrète du fait que les droits patrimoniaux ne peuvent pas fonctionner correctement s’ils ne sont pas étayés par un droit moral.
Ce message percutant sera entendu par les milliers de familles qui iront voir Coco. Il y a fort à parier qu’elles détesteront Ernesto de la Cruz pour ses agissements et adhèreront à l’idée que s’emparer des chansons et des paroles d’un artiste peut plonger les créateurs et leur famille dans le malheur et la misère. En diffusant ce type de message dans des films pour enfants, les réalisateurs favorisent l’apparition d’une nouvelle génération de citoyens conscients du rôle du droit d’auteur. C’est tout l’intérêt de proposer au grand public des films comme Coco.
Au fond de lui, chaque conseil en propriété intellectuelle et chaque universitaire – à plus forte raison ceux qui ont amené leurs enfants voir Coco – nourrit l’espoir qu’un jour, lorsque nos enfants exprimeront la volonté de devenir artiste, compositeur ou écrivain, nous ne serons pas pris de panique et que, convaincus que leur travail sera respecté et protégé, nous pourrons les encourager sur cette voie et leur dire en toute confiance : “Excellente idée!”
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