John Zarocostas, journaliste indépendant
Ces dernières années, les droits de propriété intellectuelle ont joué un rôle déterminant dans l’essor de l’industrie de la mode au niveau mondial, un secteur hautement concurrentiel qui génère plus de deux billions de dollars des États-Unis d’Amérique par an. Au vu des progrès fulgurants dans les domaines des technologies de l’information et de la communication, de la logistique de la chaîne d’approvisionnement et des réseaux sociaux, et face à l’évolution des comportements d’achat, les droits de propriété intellectuelle et leurs mécanismes de protection devraient être amenés à occuper une place majeure dans l’industrie de la mode.
Julie Zerbo, fondatrice et rédactrice en chef du site The Fashion Law (www.thefashionlaw.com) à New York, une référence en matière d’actualité et d’analyse du droit de la mode, nous parle de l’importance croissante des droits de propriété intellectuelle pour l’industrie de la mode, du poids de récents arrêts historiques relatifs au droit d’auteur et aux marques, et d’une partie des défis à relever et des opportunités à saisir dans le domaine du droit de la mode à l’heure du numérique.
Le droit de la propriété intellectuelle a joué un rôle énorme dans l’essor du secteur de la mode. Prenons pour exemple les défilés de mode : très peu de modèles exposés sur les podiums sont vendus en boutique. Les défilés sont en réalité l’occasion pour les stylistes de montrer leur créativité, d’attirer l’attention des médias et de faire connaître leur marque. Ils permettent aussi aux marques de vendre des articles plus abordables, par exemple des parfums, des produits cosmétiques ou des T-shirts, avec le nom de la marque bien en évidence. La possibilité d’obtenir des licences de ce type fait vivre une très grande partie de l’industrie de la mode. De fait, la propriété intellectuelle est un atout fondamental pour le secteur. Aux États-Unis d’Amérique, la législation sur le droit d’auteur passe pour la principale source de protection pour les dessins et modèles et on évoque souvent son lien étroit avec la mode. Or, dans ce pays, c’est en réalité au système d’enregistrement des marques que font le plus souvent appel les marques de mode pour se protéger elles-mêmes.
L’arrêt historique récemment rendu dans l’affaire Star Athletica, LLC c. Varsity Brands, Inc. pourrait bien avoir une incidence majeure sur l’industrie de la mode des États-Unis d’Amérique. Portée devant la Cour suprême, cette affaire a trait aux critères de protection au titre du droit d’auteur applicables aux dessins qui ornent les uniformes des pom-pom girls et à la notion de “dissociabilité”, l’une des conditions préalables pour qu’un vêtement ou un autre objet utilitaire puisse bénéficier d’une protection par la législation américaine sur le droit d’auteur. Le droit d’auteur ne visant pas à protéger ou à créer un monopole sur des objets utilitaires, et sachant que les vêtements, les robes, les chaussures, les sacs, etc., sont considérés comme tels, ces modèles ne répondent pas aux critères de protection par le droit d’auteur. Aux États-Unis d’Amérique, seuls les éléments d’un dessin ou modèle pouvant être dissociés d’un vêtement ou d’un autre objet utilitaire peuvent bénéficier d’une protection par le droit d’auteur. Ce point a longtemps provoqué le mécontentement des créateurs de mode américains car selon la législation en vigueur, seuls certains éléments des vêtements qu’ils créent, et non l’ensemble du vêtement, peuvent être protégés.
Partant de cette réalité, les entreprises de mode américaines trouvent des manières créatives et originales de mettre à profit la propriété intellectuelle. Par exemple, elles se tournent de plus en plus vers la protection par brevet de dessins ou modèles, même si l’opération est plus coûteuse et chronophage en soi. De même, les sociétés sont de plus en plus nombreuses à faire appel au système de protection des marques pour protéger leurs marques et l’“habillage commercialˮ de leurs produits (c.-à-d. l’aspect visuel du produit et son emballage).
Comme je vous le disais précédemment, aux États-Unis d’Amérique, c’est la protection par brevet de dessins ou modèles qui est privilégiée, notamment par les marques bien implantées disposant de moyens conséquents : elles s’appuient sur ce système pour protéger leurs “classiquesˮ, à savoir les produits qu’elles sont sûres de vendre saison après saison. Dans ce cas de figure, la protection par brevet de dessins ou modèles est davantage perçue comme un investissement. La réintroduction de logos sur les sacs et les vêtements a également le vent en poupe. C’est une façon pour les marques de répondre à la demande en marques des générations Y et Z, de jeunes consommateurs qui communiquent via Instagram et cherchent à montrer les marques qu’ils portent. C’est aussi un moyen pour les marques de protéger certains éléments de leurs vêtements et d’autres articles utilitaires qui, autrement, ne pourraient bénéficier d’aucune protection du point de vue juridique.
L’une des principales différences est qu’il existe au sein de l’Union européenne des droits liés à des dessins ou modèles communautaires enregistrés et non enregistrés, lesquels confèrent une protection à des vêtements et à des accessoires considérés dans leur intégralité. Ce type de disposition est totalement exclu de la législation américaine, ce qui procure aux stylistes européens un avantage considérable par rapport à leurs homologues d’outre-Atlantique.
Le marché de la mode européen est bien antérieur au marché américain, ce qui explique pourquoi le droit de la propriété intellectuelle dans le secteur de la mode et du textile remonte à bien plus longtemps et est d’une portée bien plus vaste en Europe. C’est un avantage pour les stylistes européens. L’industrie de la mode New Yorkaise doit sa naissance à des créateurs parisiens qui avaient concédé des licences en vue de produire des vêtements et accessoires à moindre coût. C’est ainsi que New York est devenue experte en accords de licence dans le domaine de la mode.
En réalité, s’agissant de la législation applicable au domaine de la mode, l’essentiel des différences entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique tient à l’histoire. La France a été l’un des premiers pays à produire des créations originales. Dans ce pays, la protection des dessins et modèles est une priorité depuis le XVe siècle, date à laquelle la fabrication de tissus s’est vu accorder une protection. À l’époque, ce n’était tout simplement pas une priorité pour les Américains. La protection propre aux dessins ou modèles fut confirmée en droit français par le décret de la Convention nationale du 19 juillet 1793, puis complétée par les règlements spéciaux relatifs aux dessins ou modèles de 1806 et 1909, lesquels confèrent aux créateurs français un degré de protection très élevé.
Ces 10 dernières années, 3 projets de loi différents sur le droit d’auteur ont été soumis au Congrès : la loi sur l’interdiction du piratage des dessins et modèles (présentée en 2009), la loi sur la protection des dessins et modèles innovants et la prévention du piratage (présentée en 2010), et la loi sur la protection des dessins et modèles innovants (présentée en 2012). Chacun de ces projets de loi proposait d’amender la législation sur le droit d’auteur des États-Unis d’Amérique de manière à assurer une protection sui generis aux dessins et modèles de mode. Ils visaient notamment à faire retirer la clause de “dissociabilité” afin que les stylistes n’aient plus à faire protéger des éléments distincts d’un dessin ou modèle de vêtement. Malheureusement, aucun de ces projets de loi n’eut suffisamment de partisans au sein du Congrès et ils furent tous rejetés. Il s’agit des trois dernières tentatives d’harmonisation des législations européenne et américaine dans le domaine de la mode.
Le problème ne vient pas tant du lobbying que des projets de loi en eux-mêmes : ils n’étaient pas suffisamment solides. Si beaucoup auraient aimé obtenir une protection pour les vêtements et les accessoires dans leur forme globale, il n’y eut pas de consensus sur la façon précise de procéder.
Comme je l’indiquais précédemment, l’arrêt rendu en 2017 par la Cour suprême dans l’affaire Star Athletica, LLC c. Varsity Brands, Inc. fera date. Elle portait sur la possibilité de protéger ou non les uniformes des pom-pom girls. Il s’agissait plus précisément d’établir si certains éléments créatifs d’un dessin sur un costume de pom-pom girl – en l’occurrence un motif à chevrons – pouvaient être protégés au titre de la législation américaine sur le droit d’auteur. En d’autres termes, ces éléments pouvaient-ils être dissociés, en théorie ou en pratique, de la fonction utilitaire de l’objet auquel ils étaient rattachés, à savoir le costume de pom-pom girl?
Dans sa décision, la Cour suprême est revenue sur le critère de dissociabilité, expliquant de manière générale que certains éléments créatifs d’un vêtement (qu’ils soient bidimensionnels ou tridimensionnels) pouvaient bénéficier d’une protection au titre du droit d’auteur. Elle a cependant refusé d’aborder la question de la possibilité de protéger les costumes ou du degré de créativité y afférent.
L’affaire doit être renvoyée devant le tribunal de première instance pour déterminer si la dimension de cheerleading était suffisamment originale pour justifier une protection. Si on ignore encore précisément quelles seront les retombées concrètes de cette décision sur l’industrie de la mode américaine, elle laisse entrevoir aux créateurs la possibilité de recourir à la législation sur le droit d’auteur pour défendre au moins certains éléments créatifs de leurs vêtements.
Les multiples affaires impliquant le créateur français de chaussures de luxe Christian Louboutin sont également très instructives. Elles soulèvent la question de savoir s’il est possible de protéger une couleur donnée dans l’industrie de la mode, en l’occurrence le rouge. En 2008, Christian Louboutin acquiert outre-Atlantique des droits de marque sur la semelle laquée rouge vif qui caractérise la plupart des chaussures qu’il conçoit. De fait, la loi sur les marques des États-Unis d’Amérique (la loi Lanham) permet l’enregistrement d’une marque correspondant à une couleur. En 2011, lorsque la maison de haute couture française Yves Saint Laurent (YSL) lance sa collection de chaussures monochromes en différents coloris, dont le rouge, Christian Louboutin lui intente un procès pour atteinte à ses droits de marque sur la célèbre semelle rouge. En réponse, YSL prétend que dès le départ, la marque ne remplissait pas les critères nécessaires pour obtenir une protection car elle était dépourvue de caractère distinctif et avait une fonction purement décorative. Au terme de ce cette bataille juridique, la cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le deuxième circuit a convenu que, dans ce pays, la semelle rouge de Christian Louboutin n’était susceptible d’une protection à titre de marque que si elle contrastait avec le reste de la chaussure. Suite à cette décision, le créateur de chaussures français a engagé de nouvelles poursuites dans d’autres pays afin de protéger ses emblématiques escarpins à semelle rouge.
L’Union européenne fut elle aussi le théâtre de plusieurs affaires au caractère instructif. Citons à titre d’exemple la décision historique prononcée dans le procès opposant le fabricant de cosmétiques de luxe Coty et des plateformes tierces de vente en ligne comme Amazon (Coty Germany GmbH c. Parfümerie Akzente GmbH). Dans le cas présent, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé que pour protéger l’image prestigieuse de leurs produits, les propriétaires de marques de luxe pouvaient restreindre la vente de leurs produits par leurs distributeurs agréés à des plateformes électroniques tierces, par exemple Amazon. Il était initialement question d’établir si de telles restrictions étaient contraires au droit européen de la concurrence. Mais en réalité, l’affaire était également en lien avec la propriété intellectuelle dans le sens où elle portait sur la capacité de propriétaires de marques à protéger la valeur de leurs marques de luxe lorsque leurs produits sont vendus par des distributeurs agréés à des plateformes en ligne tierces auxquelles ces propriétaires ne s’associeraient pas en temps normal. En l’espèce, la CJUE a statué que Coty, titulaire de licences sur tout un éventail de parfums de marque comme Calvin Klein, Prada ou Marc Jacobs, pouvait interdire à ses distributeurs agréés de revendre ses produits sur des sites de vente en ligne tiers.
Aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de personnes et de marques qui se servent des réseaux sociaux pour publier des contenus dont ils ne détiennent pas toujours les droits, d’où une multiplication des atteintes au droit d’auteur. Qui plus est, le cybersquattage – une pratique qui consiste à s’approprier une marque, à l’enregistrer sous forme de nom de domaine et à l’utiliser en toute mauvaise foi – et le squattage des marques sont deux phénomènes qui ne devraient pas disparaître de sitôt.
En 2017, un procès édifiant en lien avec le droit des marques a eu lieu en Chine. Il impliquait le fabricant américain d’équipements sportifs New Balance. Le tribunal populaire intermédiaire de Suzhou (près de Shanghai) a condamné trois fabricants de chaussures chinois à verser plus de 10 millions de yuans (environ 1,5 million de dollars des États-Unis d’Amérique) de dommages-intérêts à New Balance pour avoir contrefait son célèbre logo au “N” incliné. Bien que le montant de cette pénalité soit relativement faible par rapport à ce qui se pratique au niveau international, il est parmi les plus élevés jamais accordés en Chine à une société étrangère dans un litige relatif à une marque.
Le développement durable est une tendance de fond appelée à devenir la norme. Fabriquer et commercialiser la multitude de produits aujourd’hui disponibles à l’échelle mondiale a un tel impact sur l’environnement que les pratiques de développement durable ne peuvent que gagner du terrain. À l’avenir, la Commission fédérale du commerce des États-Unis d’Amérique et l’organisme en charge de la vérification de la publicité au Royaume-Uni accorderont une plus grande attention aux produits dits respectueux de l’environnement.
Pour l’heure, si le fait d’invoquer la durabilité d’un produit est un solide argument de vente, on ignore encore comment définir précisément cette notion et ce qui se cache vraiment derrière la mention “100% naturel”. À un moment ou à un autre, nous devrions donc voir apparaître une norme juridique imposant à tout utilisateur de cette mention de se conformer à un ensemble de critères précis.
La généralisation de l’impression 3D pourrait s’accompagner de risques de contrefaçon accrus, comme la reproduction non autorisée de motifs et de marques protégés par le droit d’auteur, par exemple en cas de reproduction d’un logo sur un produit en version 3D sans autorisation préalable. Néanmoins, tant que les imprimantes 3D ne seront pas proposées à un prix abordable permettant au consommateur d’équiper son foyer (ce qui, selon moi, demeure encore une perspective lointaine), tout cela restera hypothétique.
Ce qui me passionne en ce moment, c’est la technologie de la chaîne de blocs et toutes les possibilités qu’elle offre, notamment en ce qui concerne l’enregistrement et la gestion des droits de propriété intellectuelle et la lutte contre la contrefaçon. La lutte contre la vente de produits de contrefaçon, en particulier sur Internet, est un processus coûteux, long et sans fin pour les marques. J’ai bon espoir que la chaîne de blocs et d’autres technologies émergentes contribueront à trouver des solutions plus efficaces et plus abordables à ce problème.
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