Intelligence artificielle et propriété intellectuelle : entretien avec Francis Gurry
Avant les réunions de 2018 des assemblées de l’OMPI, le Directeur général de l’Organisation, Francis Gurry, donne son point de vue sur les implications de l’intelligence artificielle pour le droit et la politique de la propriété intellectuelle et sur l’utilisation de cette technologie dans l’administration des systèmes de propriété intellectuelle dans le monde.
Comment décririez-vous les incidences de l’intelligence artificielle?
L’intelligence artificielle est une nouvelle frontière numérique qui aura de profondes répercussions sur le monde. Elle aura d’immenses conséquences technologiques, économiques et sociales, et elle va transformer notre façon de produire et de distribuer les marchandises et les services, ainsi que notre façon de travailler et notre mode de vie.
Quelles incidences les technologies fondées sur l’intelligence artificielle auront-elles sur l’innovation et la créativité?
Il est trop tôt pour le dire, mais il est clair que l’intelligence artificielle aura des incidences sur les notions traditionnelles de propriété intellectuelle. La musique commerciale et les inventions créées par une intelligence artificielle seront bientôt des réalités, et elles transformeront les concepts de compositeur, d’auteur et d’inventeur, même si l’on ne sait pas encore très bien comment.
Les objectifs de base du système de la propriété intellectuelle ont toujours été d’encourager les nouvelles technologies et les œuvres de création, et d’offrir une base économique durable à l’invention et à la création. D’un point de vue strictement économique, si nous mettons de côté les autres objectifs du système de la propriété intellectuelle, tels que la “juste contrepartie” et les droits moraux, rien ne justifie que nous n’utilisions pas la propriété intellectuelle pour récompenser les inventions ou créations générées par une intelligence artificielle. Il faut toutefois poursuivre la réflexion; les réponses ne sont pas encore claires.
L’utilisation à grande échelle de l’intelligence artificielle transformera aussi les notions bien établies de la propriété intellectuelle : brevets, dessins ou modèles, œuvres littéraires et artistiques, etc. Cette transformation a déjà lieu, mais elle est la conséquence de l’économie numérique, pas de la seule intelligence artificielle. Par exemple, les sciences de la vie génèrent d’énormes quantités de données qui ont une grande valeur mais qui ne constituent pas une invention au sens classique du terme. Nous devons donc définir les droits et les obligations qui s’y rattachent.
Certains groupes ont déjà des opinions bien tranchées sur cette question. Les mouvements “libres” pour la science, les données et l’édition, par exemple, sont d’avis qu’il convient d’exempter les données de toute notion de propriété. Les défenseurs de cette approche affirment que les données, fondement de l’intelligence artificielle, devraient être disponibles gratuitement afin de permettre le développement de l’intelligence artificielle et d’autres applications.
Parallèlement, et c’est tout aussi important dans le contexte économique actuel, nous avons créé des droits de propriété pour les actifs immatériels afin d’inciter l’investissement dans la création de savoirs et d’assurer une concurrence loyale.
L’intelligence artificielle est une nouvelle frontière numérique qui aura de profondes répercussions sur le monde.
Francis Gurry, Directeur général de l'OMPI
Il faut concilier ces deux approches. Il faudra faire la part des choses entre, d’une part, la nécessité d’assurer l’ouverture et la fluidité de la circulation des données et, d’autre part, la nécessité de fermer les circuits de données en vue d’inciter à la création de savoirs.
Les données et les algorithmes posent plusieurs questions fondamentales liées à la propriété intellectuelle. Par exemple, comment peut-on créer des droits de propriété sur un algorithme qui change constamment, à tel point que votre invention n’est plus la même ne serait-ce qu’un an après le dépôt d’une demande de brevet? Voilà un nouveau défi que nous devrons relever.
Cela signifie-t-il que le système de la propriété intellectuelle perd son intérêt?
Les statistiques nous disent que non. La demande de droits de propriété intellectuelle continue de dépasser les taux de croissance économique partout dans le monde. Le système de la propriété intellectuelle tel que nous le connaissons n’est certainement pas en train de se démoder; il est plus que jamais utilisé. Toutefois, de nouvelles difficultés apparaissent et il pourrait en découler l’ajout d’une couche de propriété intellectuelle plutôt que le remplacement du système existant.
On sait bien qu’il est difficile pour les créateurs de capter la valeur de leur œuvre dans l’environnement numérique. La nouvelle vague de numérisation va-t-elle accentuer ce problème?
L’intelligence artificielle pourrait en effet compliquer la tâche des créateurs s’agissant de capter la valeur de leurs œuvres. Mais, si l’on prend l’exemple de la musique générée par une intelligence artificielle, à un stade du processus, l’expression numérique d’une musique créée par un compositeur – que ce soit Mozart, Beethoven ou un musicien contemporain – sera versée dans l’algorithme de l’intelligence artificielle. La question est de savoir à quel stade nous attribuons de la valeur à l’origine humaine des données et nous n’avons pas encore de réponse.
Différentes approches commencent à émerger s’agissant des données et de l’intelligence artificielle, en ce qui concerne par exemple la sécurité et l’intégrité des données, les incidences des données et de l’intelligence artificielle sur la concurrence commerciale, la sécurité nationale, la main-d’œuvre et la propriété. Nous définissons pour l’heure les axes d’analyse, mais ceux-ci ont tendance à traduire des approches préintelligence artificielle. Nul doute que de nouvelles catégories apparaîtront aussi.
Pourquoi l’intelligence artificielle est-elle devenue une priorité pour l’OMPI et la communauté mondiale de la propriété intellectuelle?
Trois facteurs concourent à l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’administration des systèmes de propriété intellectuelle. Le premier est le volume. En 2016 (derniers chiffres disponibles), environ 3,1 millions de demandes de brevet, quelque 7 millions de demandes d’enregistrement de marques et 963 000 demandes d’enregistrement de dessins et modèles industriels (portant sur 1,2 million de dessins et modèles) ont été déposées dans le monde. Ce volume dépasse rapidement la capacité de traitement des ressources humaines disponibles. Par exemple, en ce qui concerne les marques et les dessins et modèles, la décision, qu’elle soit rendue par un office de propriété intellectuelle ou par un tribunal, sur la question de savoir si une marque ou un dessin ou modèle peut être enregistré – les critères étant le caractère distinctif de la marque et l’originalité du dessin ou modèle – est prise en référence aux marques et dessins et modèles préexistants. Il n’est simplement pas humainement possible de parcourir les millions de demandes d’enregistrement de marques et de dessins et modèles reçues chaque année pour déterminer si une marque ou un dessin ou modèle donné peut être enregistré ou non.
Voilà pourquoi l’OMPI a mis au point, pour les marques, un moteur de recherche d’images utilisant l’intelligence artificielle. Intégré dans la Base de données mondiale sur les marques de l’OMPI, cet outil est une première mondiale. Il fournit ses résultats en une seconde et est très précis.
Le volume est l’un des principaux facteurs justifiant l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’administration de la propriété intellectuelle. La qualité et le coût sont d’autres facteurs importants. Face à une demande mondiale croissante de droits de propriété intellectuelle, les outils fondés sur l’intelligence artificielle nous permettent d’obtenir une meilleure qualité et de réduire les coûts d’administration.
Selon vous, comment utilisera-t-on l’intelligence artificielle pour améliorer l’administration de la propriété intellectuelle?
Les systèmes d’intelligence artificielle joueront à l’avenir un rôle de plus en plus important dans l’administration de la propriété intellectuelle. Compte tenu des coûts qu’engendrent la collecte et le nettoyage d’énormes séries de données qui doivent alimenter ces systèmes, nous devons encourager la mise en commun des ressources. J’espère que, lors du déploiement des futurs systèmes fondés sur l’intelligence artificielle, les acteurs internationaux de la propriété intellectuelle pourront travailler ensemble afin d’obtenir une interopérabilité forte, avec un bon rapport coût-efficacité.
Jusqu’à présent, l’approche de l’OMPI a été de chercher des moyens de mettre au point des applications de l’intelligence artificielle en utilisant des données d’apprentissage fournies par les États membres et par des institutions partenaires. En échange, nous partageons avec ces partenaires les nouvelles applications de l’intelligence artificielle mises au point à partir de ces données. Par exemple, l’OMPI a mis au point un outil de traduction automatique neuronale de pointe alimenté par l’intelligence artificielle, appelé WIPO Translate. Nous partageons cet outil avec 14 organisations intergouvernementales et différents offices des brevets dans le monde. Étant donné que ce système dépend de l’accès aux données et de la disponibilité de celles-ci, tous les partenaires peuvent bénéficier de son utilisation et fournir des données pour l’améliorer. Voilà comment, dans un monde idéal, nous pourrions développer ces outils le plus efficacement possible.
L’OMPI est clairement un chef de file dans la mise au point d’applications de l’intelligence artificielle dans le domaine de la propriété intellectuelle. L’Organisation étudie-t-elle l’utilisation de telles applications dans d’autres domaines?
L’OMPI continue de mettre au point et d’affiner WIPO Translate et notre moteur de recherche d’images pour les marques. Il s’agit là d’évolutions majeures dans ce domaine. Le classement automatique des brevets et des produits et services pour les demandes d’enregistrement de marques sont d’autres domaines dans lesquels on pourrait utiliser l’intelligence artificielle avec profit. En mai, l’OMPI a lancé, en collaboration avec un expert en intelligence artificielle de l’Université de Genève, un outil de classement automatique selon la classification internationale des brevets (CIB) utilisant la technologie des réseaux neuronaux. Ce nouvel outil, baptisé IPCCAT-neural, sera mis à jour chaque année avec des informations actualisées sur les brevets et aidera les examinateurs de brevets à consulter et à rechercher plus facilement l’“état de la technique”, ce qui constitue évidemment une base importante pour se prononcer sur la brevetabilité d’une invention.
L’intelligence artificielle est très prometteuse pour ce qui est de faciliter la recherche en matière de brevets et l’examen des demandes. On peut prévoir son utilisation, par exemple, dans la recherche et la comparaison des séquences de gènes associées à certaines demandes de brevet.
Nous étudions également l’utilisation de l’intelligence artificielle, en particulier le déploiement de services interactifs de répondeur automatique, pour les activités de service à la clientèle de l’OMPI. Avec le temps, ces outils feront partie intégrante de notre offre et nous permettront de mieux répondre au nombre grandissant de demandes de renseignements découlant de l’utilisation croissante du système de la propriété intellectuelle.
Il y aura d’autres domaines dans lesquels les applications de l’intelligence artificielle pourront contribuer à rendre l’administration de la propriété intellectuelle plus efficace et plus fiable.
La chaîne de blocs a-t-elle un rôle à jouer dans l’administration des systèmes de propriété intellectuelle?
Malgré l’engouement généralisé pour la chaîne de blocs, je ne la vois pas remplacer la fonction fondamentale de l’octroi d’un droit de propriété par un État ou une autorité publique. La propriété intellectuelle est une création de l’État et, contrairement à la propriété physique, elle n’existe que par la création d’un droit par un État. Je ne vois pas un système distribué privé comme la chaîne de blocs remplacer la fonction de base des offices de brevets qui consiste à déterminer s’il faut ou non octroyer un droit de propriété. Pour moi, cette technologie est une forme potentiellement supérieure d’enregistrement des transactions concernant les droits de propriété intellectuelle existants. Il existe, par exemple, de nombreuses applications potentielles pour la chaîne de blocs dans l’utilisation et l’échange (par exemple, la concession de licences) des droits de propriété intellectuelle.
Que diriez-vous de l’adoption de l’intelligence artificielle dans les milieux mondiaux de la propriété intellectuelle?
Ce n’est que le début. Il est clair que les offices de propriété intellectuelle s’intéressent beaucoup à l’intelligence artificielle, qu’ils y voient une solution possible aux questions de volume, de qualité et de coût. Il s’agira d’une priorité majeure dans les mois et les années à venir.
Quels sont certains des obstacles qui entravent le déploiement généralisé des systèmes alimentés par l’intelligence artificielle dans les offices de propriété intellectuelle?
Le renforcement des capacités en matière d’intelligence artificielle est un défi majeur pour tous les offices de propriété intellectuelle. Bien qu’elle existe depuis un certain temps, l’intelligence artificielle n’est que récemment devenue une solution technologique évidente. Très peu de professionnels ont la formation et les connaissances requises. De ce fait, il est difficile de développer des capacités en matière d’intelligence artificielle en interne, en particulier face à la concurrence d’entreprises privées qui ont plus de ressources et sont plus rémunératrices.
Les petits offices de propriété intellectuelle sont confrontés à des défis qui leur sont propres. Les systèmes d’intelligence artificielle dépendent des données (et des algorithmes) et ces offices ont naturellement accès à moins de données. L’impératif du volume, qui impose la mise au point et le déploiement d’applications de l’intelligence artificielle dans les plus grands offices, est donc moins fort dans autres, où le volume de demandes reste gérable. Cela dit, dans le monde de la propriété intellectuelle, nous avons une politique généralement acceptée de libre accès aux données relatives aux brevets, aux marques et aux dessins et modèles. Cela aidera les petits offices qui, en principe, peuvent accéder à ces données. Pour relever ces défis, il faudra mettre davantage l’accent sur la collaboration et la coordination.
Quels sont certains des défis politiques qui se posent s’agissant du déploiement de l’intelligence artificielle pour l’administration de la propriété intellectuelle, et comment l’OMPI y fait-elle face?
Cette année, l’OMPI a lancé un débat international sur les questions de propriété intellectuelle concernant en particulier l’utilisation de l’intelligence artificielle dans l’administration de la propriété intellectuelle. En mai, nous avons organisé une réunion avec les offices de propriété intellectuelle à ce sujet. Ce fut un bon point de départ pour cette importante discussion.
La question plus large de savoir comment l’intelligence artificielle changera les catégories et les notions de la propriété intellectuelle elle-même, cependant, se pose alors que le monde n’a jamais consacré aussi peu d’énergie, depuis 70 ans, à l’élaboration de règles multilatérales. C’est un problème grave qui dépasse la propriété intellectuelle, mais qui doit surtout être résolu dans ce domaine, car la propriété intellectuelle est essentiellement un phénomène mondial; la technologie est mondiale, tout comme les données sur les brevets qui y sont associées. Les brevets se rapportent rarement à un seul système juridique. C’est pourquoi nous avons besoin de solutions globales qui garantissent au moins une interopérabilité fonctionnelle.
Le multilatéralisme a-t-il un rôle à jouer dans un monde axé sur l’intelligence artificielle?
Oui, et pour diverses raisons. Premièrement, assurer l’interopérabilité fonctionnelle des systèmes de propriété intellectuelle dans le monde entier nécessitera une coopération multilatérale. Deuxièmement, l’une des fonctions du système de la propriété intellectuelle est d’assurer une concurrence équitable. L’élaboration de règles multilatérales est un moyen constructif et concret d’y parvenir. Et comme la propriété intellectuelle sera l’un des principaux champs de bataille de la concurrence à l’avenir, une coopération multilatérale forte est essentielle. La troisième raison est que la technologie évolue constamment et rapidement. Dans ce contexte, le multilatéralisme est un mécanisme extrêmement important pour soutenir le renforcement et la mise en commun des capacités afin de veiller à ce que les écarts technologiques existants ne soient pas exacerbés. C’est un vrai défi.
Quelles sont les prochaines étapes pour l’OMPI dans ce domaine?
Nous continuerons de favoriser la coopération dans la mise au point et le déploiement d’applications de l’intelligence artificielle pour l’administration de la propriété intellectuelle. Et nous continuerons de trouver des moyens d’amorcer un débat international sur l’évolution du droit et de la politique de la propriété intellectuelle dans un monde de plus en plus axé sur l’intelligence artificielle.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.