Industries de la création : quel avenir dans un modèle économique dominé par les plateformes?
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Le bouleversement du paysage de la création par la révolution numérique a donné naissance à des opportunités pour les uns, et des défis pour les autres. Dans un contexte de chute des recettes, de piratage en ligne généralisé et de fake news, l’hégémonie des géants du numérique tels qu’Amazon, Facebook, Google, Netflix et Spotify ne peut qu’alimenter les inquiétudes. Sangeet Choudary, autorité reconnue en économie des plateformes et auteur de plusieurs ouvrages sur l’impact des plateformes sur les entreprises, l’économie et la société, décrypte dans un entretien récent pour le Magazine de l’OMPI l’essor de l’économie des plateformes et ses retombées sur le secteur de la création.
Pourquoi s’intéresse-t-on autant aux plateformes aujourd’hui?
Les plateformes organisent le marché des contenus et de ce fait créent beaucoup de valeur. Elles sont les nouveaux intermédiaires de ce secteur. YouTube, par exemple, met à disposition l’infrastructure de base mettant en contact les créateurs de vidéos et leurs consommateurs. Les plateformes sont devenues les entremetteurs et les arbitres des élégances du marché des contenus numériques, avec une force de frappe croissante qui pourrait, à terme, avoir un impact négatif sur le secteur de la création.
Les plateformes sont devenues les entremetteurs et les arbitres des élégances du marché des contenus numériques, avec une force de frappe croissante.
Sangeet Choudary
Comment expliquez-vous l’essor de ce secteur?
Ces 20 dernières années ont vu la révolution numérique chambouler le marché des contenus. Avant l’avènement du tout-numérique, les contenus étaient monétisés et distribués sous forme groupée. Ainsi, on compilait différents morceaux en un album qui était gravé sur un CD avant d’être lancé sur le marché. Dans le monde numérique, le contenu ne dépend plus du support physique pour exister. La numérisation a permis de le diffuser librement pour un coût pratiquement nul. Il est désormais possible de le dégrouper et de le proposer sous de nouveaux conditionnements. Ensuite, avec l’arrivée des outils en ligne permettant à tout un chacun de créer du contenu pour presque rien, la production a explosé. Les consommateurs ayant de plus en plus de mal à trouver le contenu recherché, les plateformes sont apparues tout naturellement comme la solution, jouant le rôle de conservateurs de contenus et aidant les consommateurs à trouver les livres, les films et la musique recherchés, et à faire leur choix grâce aux systèmes de recommandations.
Dans l’industrie musicale, les CD ont d’abord été supplantés par Napster et Kazaa, qui proposaient un nouveau modèle de distribution pour les singles. Quelques années plus tard, Apple a commencé à proposer aux musiciens des outils d’enregistrement : c’est l’arrivée d’une nouvelle offre reliée à l’Apple iTunes Store, permettant aux musiciens de télécharger et de vendre séparément des morceaux. Puis naissent Spotify et Pandora, qui rassemblent et organisent la musique à partir de différentes sources et permettent aux utilisateurs de sélectionner leurs morceaux préférés et de profiter de leurs systèmes de recommandations. On retrouve d’ailleurs les mêmes tendances à l’œuvre dans toute l’industrie de la création.
En raison du nombre de consommateurs connectés et de créateurs de contenus, les entreprises capables de créer des plateformes pour organiser ces contenus se retrouvent en position de force sur ce marché. Dans les faits, ce sont elles qui décident de ce qui sera montré et à qui.
D’où vient la puissance des plateformes?
Les plateformes possèdent plusieurs atouts : d’abord, elles connaissent comme personne leurs utilisateurs, grâce aux données que nous fournissons chaque fois que nous consommons un contenu sur une plateforme; ensuite, leurs systèmes de recommandation leur permettent d’attirer encore plus de consommateurs et de créateurs. C’est cela qui fait leur force. Grâce à la qualité des données sur les consommateurs, les plateformes savent mieux que l’industrie elle-même quel type de contenu percera; l’étape suivante consiste à se lancer dans la production. C’est ce qu’a fait Netflix, suivi par Spotify. À ce stade, les plateformes commencent à mettre en place des mécanismes de verrouillage, pour décourager les gens de quitter la plateforme. Amazon, par exemple, a lancé sa plateforme de publication Kindle : tout ce qui y est publié ne peut être utilisé que sur Amazon. Les auteurs n’ont eu d’autre choix que de rester sur cette plateforme, ce qui a permis à Amazon d’isoler ses auteurs de ses concurrents.
Qu’est-ce qui a permis à des entreprises comme Amazon, Facebook, Google et Netflix d’atteindre une telle valorisation et de monter en puissance aussi rapidement?
Tout d’abord, contrairement aux entreprises de médias traditionnelles, les plateformes, comme un organisme qui s’alimenterait tout seul, bénéficient de l’effet de réseau : plus elles ont de créateurs, plus elles attirent de consommateurs, et vice-versa. Ensuite, la masse de données récoltée sur les consommateurs leur permet d’utiliser l’intelligence artificielle pour automatiser et informer leurs processus de création de contenus. Netflix et Amazon s’y emploient déjà. Enfin, les plateformes réussissent parce qu’elles savent tirer le maximum des subventions croisées et ventes croisées. Si Amazon peut acheter un contenu en dessous de sa valeur et le mettre à disposition gratuitement tout en restant plus que rentable, c’est parce qu’elle domine largement au niveau mondial le commerce électronique de détail, ce qui lui permet de subventionner ses contenus en monétisant les produits dont ils font la promotion.
Quel est l’impact des plateformes sur les entreprises de création traditionnelles?
D’une façon générale, les intermédiaires traditionnels, comme les éditeurs, les studios de cinéma et les maisons de disques, sont bien moins évolutifs que les plateformes, qui les ont d’ailleurs remplacés; donc, oui, l’économie des plateformes ne leur a pas réussi. La plateforme Kindle d’Amazon, par exemple, a créé un mécanisme permettant aux auteurs de publier leurs œuvres sans avoir à passer par une maison d’édition. Résultat : nombre de petites maisons d’édition ont mis la clé sous la porte. Peu importe que les auteurs obtiennent une consécration ou non; la plateforme remporte toujours la mise parce que toutes les transactions passent par elle. On constate les mêmes tendances à l’œuvre dans l’industrie de la musique et du cinéma, même si Spotify travaille encore avec des maisons de disques, et Netflix avec des studios. N’oubliez pas que lancer un film ou un artiste sur le marché représente un investissement lourd. Mais plus Netflix accumulera des données sur le type de contenu rentable et produira ses propres contenus, plus les studios cinématographiques seront mis sur la touche. Netflix a tous les atouts en main pour guider le choix des consommateurs. Son contenu est facile d’accès et toujours au goût du jour, donc les consommateurs trouvent leur abonnement très rentable.
Que font les créateurs face à la montée des plateformes?
Leurs réactions sont mitigées. Certains perdent de l’argent et estiment que les plateformes ne les rémunèrent pas assez. D’autres en revanche mettent en avant la façon dont les plateformes ont démocratisé l’accès au marché des contenus, leur permettant d’interagir directement avec leurs fans et de se constituer un public d’abonnés.
Et pour la communauté des créateurs, quel est le revers de la médaille?
Rappelons d’abord que les plateformes ont été bâties sur un modèle économique consistant à exploiter les ressources de l’écosystème de la création tout en faisant supporter tous les risques par ce même écosystème. C’est pour cela que les revenus des artistes sont en chute libre et que les plateformes ne se battent que mollement, dans le meilleur des cas, contre le piratage. À mesure que les plateformes évoluent, leurs propriétaires (une poignée d’investisseurs et de sociétés privées), voyant leur position se renforcer sur le marché, commencent à prendre des décisions qui nuisent à leurs communautés de créateurs. D’où la nécessité de financer autrement les plateformes si nous voulons régler la problématique du risque et du rendement dans cette économie.
Les plateformes sont en train de bouleverser en profondeur l’économie de la création de contenus et les critères d’après lesquels on décide de ce qui marchera ou non.
Sangeet Choudary
Ensuite, l’industrie de la création se retrouve tiraillée entre les contenus créatifs qu’elle souhaite produire et ceux qu’elle finit par produire, en raison de la façon dont la plateforme monétise ces contenus. Les plateformes pilotées par les données privilégient la consommation au détriment de la diversité. Le modèle de monétisation de Facebook repose entièrement sur l’incitation à cliquer sur des liens. Pour cela, il faut attirer les utilisateurs avec des contenus accrocheurs qui les poussent à interagir avec la plateforme. Selon une étude du Wall Street Journal, à chaque fois que les utilisateurs utilisent YouTube, ils sont ensuite amenés vers des contenus toujours plus clivants. Ce n’est pas sans conséquence pour les créateurs car, si les consommateurs réagissent davantage aux contenus exclusifs, les créateurs produiront de tels contenus – puisque c’est là que se trouve la demande. Autrement dit, la façon dont les plateformes sont financées et gagnent de l’argent va à l’encontre des intérêts à long terme des créateurs et de la qualité et de la diversité de leurs productions. C’est une dynamique qui étouffe le goût du risque des entreprises de création traditionnelles. Quand les maisons d’édition sont contraintes par Amazon à baisser les prix des livres vendus sur la plateforme, leurs marges fondent et, de ce fait, elles ne peuvent plus forcément compenser le coût et le risque du lancement de nouveaux auteurs grâce aux recettes des best-sellers.
Les plateformes sont en train de bouleverser en profondeur l’économie de la création et les critères d’après lesquels on décide de ce qui marchera ou non. À l’ère du streaming, Netflix recueille davantage de données précises sur nos habitudes de téléspectateurs – la durée de visionnage de telle ou telle séquence, le moment auquel nous faisons une pause, ou arrêtons de regarder le film, et ainsi de suite. Forte de ces données, Netflix peut décider du contenu, de l’intrigue et des acteurs qui plaisent le plus au public; petit à petit, les consommateurs sont attirés vers les contenus créés par la plateforme plutôt que vers la production des créateurs indépendants. Lorsque les plateformes auront décidé qu’un contenu conventionnel est plus rentable qu’un contenu original, nous verrons moins de diversité, faute de gens prêts à prendre des risques. Sachant exactement ce que les consommateurs souhaitent, les plateformes pourront décider de la répartition de la valeur dans tout l’écosystème et exerceront de ce fait une forte influence sur l’écosystème culturel.
Comment les créateurs peuvent-ils préserver leurs intérêts dans ce modèle économique?
Les créateurs doivent d’abord comprendre qu’avec les plateformes certaines œuvres protégées par la propriété intellectuelle peuvent être monétisées, tandis que d’autres peuvent servir d’outils de marketing et de rayonnement. Ils doivent également identifier clairement les concurrents susceptibles de prendre leur place. Par exemple, ils pourraient se retrouver en concurrence avec le groupe Marriott Hotels, qui dispose d’une équipe de 100 créateurs, mais dont les contenus n’ont pas besoin d’être monétisés : la société les met gratuitement à disposition afin d’attirer des clients dans ses établissements. En somme, les créateurs doivent comprendre comment fonctionne le subventionnement croisé dans l’économie des plateformes.
Les créateurs doivent aussi réfléchir à leur image de marque, afin de la développer et l’optimiser sur plusieurs plateformes. Certains créateurs ont énormément de fans sur de multiples plateformes. Ils publient leurs contenus sur YouTube et passent par Twitter et Instagram pour communiquer directement avec leurs fans. Certains se servent même de ces plateformes pour attirer les fans vers des sites de financement participatif comme Kickstarter pour financer leurs projets. Ce qui compte, dans ce système, c’est d’être découvert et d’avoir des abonnés, et la façon dont le lien est noué avec les fans est très importante.
La vraie difficulté pour les artistes, c’est qu’ils pèsent peu dans la négociation avec une plateforme. C’est pourquoi l’industrie de la création dans son ensemble doit s’adapter à ce nouveau fonctionnement technologique si elle veut négocier sur un pied d’égalité avec les plateformes. Sans ces outils, toute politique ou solution négociée sera bancale.
De leur côté, que doivent faire les plateformes?
Les plateformes riches en ressources doivent faire davantage pour rémunérer les artistes à leur juste valeur et lutter contre le piratage en ligne. Des start-ups comme le groupe Create Music en Californie signent avec des artistes et utilisent des algorithmes pour suivre l’utilisation qui est faite des œuvres. Qu’est-ce qui empêche les grandes plateformes d’en faire autant?
La meilleure façon de réglementer une plateforme est de se mettre à sa place. La réglementation doit s’appuyer sur les données.
Sangeet Choudary
Les plateformes pourraient également envisager de recourir à la technologie de la chaîne de blocs pour créer un système plus transparent et durable pour les industries de la création. Les mécanismes décentralisés de la chaîne de blocs pourraient permettre de numériser toute la chaîne de valeur de la création à l’aide de contrats intelligents rémunérant les différents créateurs en fonction de leurs créations.
Et le législateur?
L’intervention du législateur est nécessaire pour responsabiliser les plateformes et rendre l’écosystème de la création plus équitable. Les artistes n’y parviendront pas tout seuls. La meilleure façon de réglementer une plateforme est de se mettre à sa place. La réglementation doit s’appuyer sur les données. Le législateur doit obliger les plateformes à partager leurs données. Il doit créer des plateformes et des normes réglementaires reposant sur des données en temps réel. Pour cela, il faut travailler avec des analystes de données indépendants pour faire un état des lieux et veiller à ce que les paramètres réglementaires soient respectés.
L’OMPI a-t-elle un rôle à jouer?
L’OMPI peut aider les décideurs à mieux comprendre l’influence des plateformes sur toute la chaîne de valeur de la création. Plus le monde sera connecté, plus les plateformes seront puissantes; il est donc fondamental de trouver en amont les moyens les plus efficaces de réglementer le secteur. L’OMPI peut inviter les décideurs à élaborer et mettre en œuvre en continu des normes et mécanismes réglementaires fondés sur une base quantifiable, en guise de contrepoids indispensables à la prospérité de l’industrie culturelle mondiale.
À propos de la Conférence 2018 de l’OMPI sur le marché mondial des contenus numériques : pleins feux sur la région Asie-Pacifique
New Delhi (Inde) - 14 et 15 novembre 2018
Des centaines de délégués, dont des chefs d’entreprise, de hauts fonctionnaires et des responsables de l’industrie de la création ont assisté à cette conférence, qui met cette année la région Asie-Pacifique à l’honneur, pour examiner les meilleurs moyens de concilier amélioration de l’accès à la musique, aux films et aux autres œuvres de création et possibilité pour les créateurs de vivre de leur travail.
La conférence était accueillie par le Département de la politique et de la promotion industrielles du Ministère du Commerce et de l’Industrie, à New Delhi (Inde).
Le Directeur général de l’OMPI, M. Francis Gurry, a ouvert la conférence en déclarant que “l’économie numérique a transformé l’industrie de la création”, en apportant “de nouveaux outils de création et de diffusion des contenus culturels”. Tout en reconnaissant que “l’évolution numérique mondiale offre de nouvelles possibilités intéressantes pour les consommateurs comme pour les créateurs, [elle] bouleverse néanmoins les fondements des modèles économiques établis de longue date, ce qui appelle des réponses adaptées”.
M. Gurry a rappelé que le droit d’auteur était toujours aussi important pour stimuler l’activité créatrice et financer la création culturelle. “Les nouveaux modèles économiques ont peut-être ébranlé les anciens, mais un principe reste inchangé : le droit d’auteur reste au cœur du mécanisme de financement de la création, sans laquelle aucune activité culturelle n’est possible.”
Le secrétaire du Département de la politique et de la promotion industrielles du Gouvernement indien, M. Ramesh Abhishek, a déclaré que cette conférence traduisait “l’engagement de l’Inde en faveur de la numérisation”. À l’instar d’autres pays en développement, l’Inde était témoin d’un changement radical des modèles économiques de l’industrie de la création. À ce titre, a-t-il conclu, l’Inde visait “des objectifs très ambitieux en tant qu’économie fondée sur le numérique et le savoir.”
Au cours des deux jours de la conférence, les débats d’experts ont notamment porté sur les questions suivantes :
- la musique – nouvelles filières et nouveaux modèles de distribution;
- l’édition scolaire – conservation des contenus et produits éducatifs à l’ère du numérique;
- l’industrie cinématographique : soutenir l’industrie cinématographique dans l’environnement numérique;
- la radiodiffusion et la convergence des médias – de la feuille de papier à l’écran;
- les droits et l’infrastructure numériques – considérations d’ordre général et diplomatie;
- l’inclusion numérique – comment la société dans son ensemble peut tirer profit des avantages de la révolution numérique.
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