L’innovation au service de tous : le rôle de la propriété intellectuelle dans le développement
Aline Flower, Conseillère générale adjointe, Développement mondial, Fondation Bill et Melinda Gates*
Quel peut bien être le lien entre la propriété intellectuelle et l’aide apportée aux plus défavorisés dans les pays les moins avancés? À première vue, les concepts de propriété intellectuelle et de développement semblent diamétralement opposés. La propriété intellectuelle est souvent considérée comme le produit d’infrastructures juridiques pointues mises en place par les pays riches afin d’encourager l’innovation et de mobiliser les économies développées.
Cependant, une analyse plus approfondie met en évidence des relations entre propriété intellectuelle et développement qui sont plus étroites et subtiles qu’on pourrait le penser et qui touchent à des questions à la fois micro et macro-économiques, notamment :
- Quelles catégories de population ont accès aux marchés commerciaux et lesquelles n’y ont pas accès?
- Quel rôle le secteur privé doit-il jouer dans le développement?
- Comment justifier les efforts de recherche-développement et de distribution autour d’un produit destiné à des consommateurs pauvres vivant dans les pays les moins avancés?
La propriété intellectuelle doit être prise en considération dans l’analyse de ces trois questions. Partout où la pauvreté, la faim ou la maladie appellent des solutions innovantes, la propriété intellectuelle a un rôle à jouer.
Dans certains cas, le produit dont on a besoin existe déjà et les droits de propriété intellectuelle qui s’y attachent sont suffisamment protégés dans les le monde développé. Dans ce cas, l’enjeu du développement à l’international pourra consister à distribuer le produit dans les pays pauvres. Dans d’autres cas, il conviendra plutôt d’ajuster ou d’améliorer un produit existant afin de l’adapter aux ressources limitées ou aux préférences des populations qui y vivent. Dans un autre cas de figure, il faudra peut-être faire preuve d’une certaine audace dans l’innovation pour répondre aux besoins des personnes vivant dans les endroits les plus reculés et relever des défis inédits.
On trouvera ci-dessous quelques exemples illustrant le rôle de la propriété intellectuelle dans les projets de développement, ainsi qu’un aperçu de la manière dont la Fondation Bill et Melinda Gates aborde cette question. Dans chaque cas, une prise en considération systématique de la propriété intellectuelle est essentielle afin de garantir la réussite du projet.
Produits existants
En matière de développement, il est fréquent qu’un produit protégé par la propriété intellectuelle existant déjà dans une forme élémentaire doive être mis à la disposition des populations pauvres.
Gavi : utilisons les vaccins existants
Gavi, “l’Alliance du vaccin” œuvre pour que les personnes vivant dans les pays en développement* ne succombent pas aux maladies contre lesquelles les personnes vivant dans les pays développés sont systématiquement vaccinées. Gavi est une organisation internationale créée en 2000 qui vise à améliorer l’accès aux vaccins sous-utilisés et aux nouveaux vaccins pour les enfants vivant dans les pays les plus pauvres.
Bien que les questions de propriété intellectuelle aient l’air simples dans un modèle qui semble reposer exclusivement sur l’achat de produits existants, cette impression peut être trompeuse. Les problèmes liés à la propriété intellectuelle ne manquent pas dans l’élaboration de vaccins à bas coût, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir auprès de multiples entités des licences portant sur différentes souches virales et de garantir le bon déroulement du transfert de technologie.
De l’audace dans l’innovation
In other cases, brand new technologies are needed to improve the lives of people in low-resource settings. These technology solutions may also have market applications in rich world settings and, therefore, carry a high likelihood of new IP.
Des toilettes réinventées
D’après les statistiques de l’Organisation des Nations Unies, 4,5 milliards de personnes ne disposent pas à l’intérieur de leur foyer de toilettes permettant d’évacuer en toute sécurité les excréments humains. On estime que les maladies diarrhéiques liées à l’absence d’assainissement sont à l’origine de 2,5 millions de décès évitables chaque année et qu’elles sont la cinquième cause de mortalité dans le monde. L’évacuation des matières fécales humaines dans les communautés qui ne sont pas raccordées au réseau électrique ou au tout-à-l’égout est donc un enjeu essentiel pour la santé mondiale et le développement. Les toilettes à chasse d’eau, inventées en 1596, ne peuvent tout simplement pas être installées dans ces foyers.
Ne pourrions-nous pas repenser une installation sanitaire plus adaptée? Une expérimentation prometteuse est en cours, qui pourrait permettre d’installer des systèmes d’assainissement individuel et collectif à faible consommation basés sur des techniques d’assèchement. Ces procédés biochimiques transforment les déchets solides et liquides en sous-produits inoffensifs et potentiellement recyclables. Ces dispositifs et systèmes d’assainissement de pointe pourraient déboucher sur l’élaboration de produits commerciaux distribués à l’échelle mondiale.
La chaîne du froid vaccinale
Revenons sur le cas, simple en apparence, d’un vaccin qui existe déjà mais qui n’a pas encore été distribué. Outre les questions liées à la propriété intellectuelle en lien avec la mise au point du produit en question, admettons que nous ayons obtenu la licence et les technologies nécessaires pour la production de ce vaccin bon marché, nous assurant ainsi une quantité suffisante du produit.
L’innovation ne s’arrête pas là. Reste à mettre en place des systèmes permettant d’identifier et de localiser avec précision les populations à traiter, ainsi qu’une méthode efficace pour contrôler la bonne administration du vaccin. Entre l’élaboration du vaccin et le suivi de la vaccination, il conviendra également d’innover pour acheminer efficacement et en toute sécurité le vaccin jusqu’aux zones reculées où les infrastructures de base font défaut, et ce dans un contexte de ressources limitées. La “chaîne du froid”, c’est-à-dire la chaîne d’approvisionnement dont la température est contrôlée afin de maintenir la thermostabilité (et la viabilité) d’un vaccin, doit être améliorée de façon significative pour mettre combler les lacunes dans la couverture vaccinale et éradiquer les maladies à l’échelle mondiale.
Améliorations et adaptations
Il existe une troisième approche intermédiaire du rôle que peut jouer la propriété intellectuelle dans le développement, lorsque les technologies existantes fournissent une base incontournable, bien qu’incomplète, pour l’innovation. Ces projets reposent sur l’utilisation de droits de propriété intellectuelle préexistants et entraînent presque toujours la création de nouveaux objets de propriété intellectuelle dans le cadre d’activités de recherche-développement et d’amélioration des technologies existantes.
Du maïs économe en eau pour l’Afrique (WEMA)
Le risque chronique de sécheresse constitue une grave menace pour les petits exploitants agricoles d’Afrique subsaharienne qui tentent de subvenir à leurs besoins grâce aux parcelles familiales. Une équipe de scientifiques dirigée par la Fondation africaine pour les technologies agricoles (AATF) a mis au point des variétés de maïs hybrides résistantes à la sécheresse et adaptées aux conditions de l’Afrique subsaharienne et aux souhaits des petits exploitants agricoles. Les travaux de recherche-développement ultérieurs ont débouché sur l’obtention de caractères de résistance aux insectes permettant de protéger les plantations contre les foreurs de tiges et autres toxines.
Le projet de recherche WEMA est né d’un partenariat public-privé associant le Centre international d’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT), la Fondation africaine pour les technologies agricoles (AATF), les Systèmes nationaux de recherche agricole (NARS) et un partenaire du secteur privé qui a fourni gracieusement le caractère de résistance à la sécheresse ainsi que des droits de propriété intellectuelle précieux pour permettre à des entreprises semencières privées d’élaborer sous licence libre des produits destinés aux petits exploitants agricoles.
Des moyens de contraception innovants et axés sur les besoins
Considérons ici les options à la disposition des mères au foyer dans ces petites exploitations agricoles (qui ne disposent probablement pas d’un accès aisé à de l’eau salubre) qui souhaitent ménager les ressources familiales en espaçant les naissances. Sur la base des vœux exprimés par les femmes des pays pauvres en ressources, plusieurs projets de planification familiale étudient actuellement les moyens techniques à mettre en œuvre pour proposer des injectables et des implants contraceptifs à action longue. Certains nécessitent le recours à une plateforme exclusive afin d’élaborer les préparations d’injectables de longue durée. D’autres portent sur la mise au point d’implants contraceptifs biodégradables. Tous exigent des efforts d’innovation et, par conséquent, des droits de propriété intellectuelle, à la fois en amont et en aval du projet.
Des solutions commerciales innovantes
Une stratégie d’intervention émergente qui est à l’étude dans différents domaines se fonde sur une vision du monde moins binaire et polarisée qui oppose les pays “en développement” aux pays “développés” et où le prétendu monde “en développement” serait exclusivement non commercial et le monde “développé” serait le seul marché viable. Cette nouvelle vision suppose que même les pauvres des pays défavorisés font des choix réfléchis sur la manière d’utiliser ou d’économiser leurs ressources limitées et représentent donc un marché largement inexploité.
Des produits à valeur nutritive renforcée
Comment améliorer la valeur nutritive d’un aliment ou d’une boisson déjà vendue à des millions de consommateurs pauvres sans compromettre son attractivité? De telles améliorations peuvent donner lieu à une protection par la propriété intellectuelle. Des recherches sont en cours afin de mettre au point des modèles permettant d’améliorer la nutrition des consommateurs pauvres à l’échelle mondiale tout en restant commercialement viables pour le producteur. Ces modèles permettraient non seulement d’améliorer la valeur nutritive de l’alimentation des consommateurs les plus défavorisés, mais également d’ouvrir au producteur de nouveaux débouchés grâce à une offre améliorée. À long terme, une telle approche hybride, qui répond à la fois à des objectifs commerciaux et caritatifs, pourrait même éliminer le recours aux financements philanthropiques.
Comment la Fondation Bill et Melinda Gates envisage la contribution de la propriété intellectuelle au développement
Notre fondation reconnaît l’importance de la propriété intellectuelle pour deux raisons principales. Premièrement, nous respectons la propriété intellectuelle en ce qu’elle représente une propriété privée. Si un projet proposé fait appel à la propriété intellectuelle de tiers, nous exigeons des éventuels bénéficiaires qu’ils s’engagent à obtenir de la part de ces tiers des droits de licence ou des accords de non-revendication sur cette propriété intellectuelle préexistante.
Deuxièmement, nous respectons la propriété intellectuelle en ce qu’elle recèle la faculté d’encourager la recherche-développement. Dans certains cas, un projet réussi peut déboucher sur une technologie pouvant avoir une valeur commerciale sur les marchés des pays riches (ou développés). Dans la mesure où les résultats des projets financés par la Fondation sont dévolus aux bénéficiaires, la perspective de conjuguer altruisme et rentabilité peut inciter à soumettre des propositions de financement à la Fondation. Est-ce que la fondation financerait des projets susceptibles de déboucher sur une technologie destinée à venir en aide au tiers-monde tout en ayant des applications commerciales dans les pays riches? Oui, sous certaines conditions.
Ces conditions relèvent de la notion d’“accessibilité mondiale”. La Fondation exige que les bénéficiaires structurent les projets qu’elle finance de manière à respecter cet objectif. Pour assurer l’application de cette obligation caritative, la Fondation s’appuie de plus en plus sur l’octroi d’une licence non exclusive pouvant faire l’objet de sous-licences. Aux termes de l’accord de financement de la Fondation, “l’accessibilité mondiale” signifie que “le bénéficiaire s’engage à gérer la recherche, les technologies et l’information de façon a) que les connaissances acquises au cours du projet soient diffusées sans délai à l’échelle mondiale, et b) que les produits visés soient mis à la disposition des populations les plus défavorisées des pays en développement à un coût raisonnable”.
L’accessibilité mondiale est le mécanisme juridique qui garantit que les objectifs caritatifs demeurent au premier plan, indépendamment des avantages que pourrait incidemment retirer le bénéficiaire de tout projet répondant aux exigences de la Fondation, par exemple en cas d’obtention d’une technologie à marchés différenciés. Cette approche de la gestion de la propriété intellectuelle permet de garantir que les projets que nous finançons auront l’impact voulu par la Fondation. Elle permet aussi de faire en sorte que la Fondation se conforme aux règles fiscales applicables aux fondations privées aux États-Unis d’Amérique, en garantissant l’aspect caritatif de ses investissements.
Un autre moyen d’atteindre cet objectif est d’exiger de nos bénéficiaires qu’ils élaborent une “stratégie en matière d’accessibilité mondiale” (également dénommée “plan d’activité caritatif”). Toute stratégie en matière d’accessibilité mondiale faisant appel à la propriété intellectuelle (à l’image des projets décrits ci-dessus) devra indiquer comment seront gérés les nouveaux droits de propriété intellectuelle associés aux inventions mises au point dans le contexte du projet. Il peut notamment s’agir de prévoir des licences réciproques avec les autres collaborateurs du projet ou d’élaborer un plan stratégique conciliant l’incitation lucrative intrinsèque à vendre le produit sur les marchés commerciaux et l’obligation caritative de rendre ce produit accessible à des consommateurs défavorisés. De tels plans stratégiques peuvent prévoir la concession de licences différenciées en fonction du territoire ou des applications technologiques, de manière à desservir à la fois les segments de marché les plus pauvres et les plus riches. La Fondation encourage ses bénéficiaires à indiquer clairement comment ils entendent tirer parti des applications commerciales potentielles pour assurer la viabilité du projet et la réalisation de son objectif de développement mondial à long terme.
Invitation à relever le défi de l’innovation
Notre réflexion autour du rôle joué par la propriété intellectuelle en faveur du développement n’en est qu’à ses débuts. Cet article ne présente que quelques exemples tirés de l’expérience de la Fondation en matière de financement de projets. Avec tout ce qui reste à faire pour répondre aux besoins des habitants des régions les plus défavorisées, l’innovation a un rôle considérable à jouer. Nous invitons chacun à relever le défi de l’innovation – qu’elle soit disruptive ou progressive – afin de faire de ce monde un endroit où chaque individu aura la possibilité de mener une vie saine et productive.
* Les termes “pays en développement” et “pays développés” sont utilisés aux fins du présent article. Cependant, l’auteur reconnaît la nécessité de repenser leur utilité au regard de l’ouvrage fondamental d’Hans Rosling intitulé Factfulness : Ten Reasons We’re Wrong About the World—and Why Things Are Better Than You Think, Flatiron Books, 2018.
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