Wafrica : explorer la notion d’identité grâce au design
Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
À la fin des années 2000, le designer d’origine camerounaise Serge Mouangue, fondateur et directeur artistique de Wafrica, a quitté l’univers des dessins et modèles industriels et des concept-cars pour se lancer dans la création d’une nouvelle esthétique qui interroge les notions d’origine et d’identité à travers la création artistique. Fasciné par son expérience d’Africain vivant au Japon et par les similitudes entre les cultures japonaise et d’Afrique de l’Ouest, il s’est attelé à créer une nouvelle esthétique, qui fusionne l’élégance et la sophistication des symboles culturels japonais avec les couleurs chaleureuses et flamboyantes d’Afrique de l’Ouest. Le créateur parle de son travail et explique pourquoi il est extrêmement important d’avoir recours au système de la propriété intellectuelle pour protéger les fruits de sa création.
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer des kimonos avec des tissus africains?
Alors que je vivais au Japon, j’ai observé de fortes similitudes entre l’Afrique et le Japon. Si l’Africain et le Japonais peuvent sembler différents, tous deux embrassent le monde spirituel de l’animisme et chaque société est hautement codifiée et hiérarchisée. La relation que nous entretenons avec les aînés est également la même. Dans ces similitudes, j’ai vu une histoire qui pourrait déboucher sur une nouvelle esthétique en réunissant deux symboles culturels majeurs, à savoir les tissus imprimés à la cire d’Afrique de l’Ouest et le kimono japonais, amenant ainsi le public à explorer la signification du mot identité.
Pouvez-vous nous en dire plus sur Wafrica?
Wafrica est une marque enregistrée, mais ce n’est pas une marque de mode. C’est une plateforme créative où l’on trouve différentes collections de kimonos, des interprétations en direct et une gamme d’œuvres d’art uniques que nous créons avec nos partenaires. L’idée de combiner l’esthétique ouest-africaine et japonaise est au cœur de Wafrica. “Wa” est l’ancien nom du Japon et signifie harmonie. Avec Wafrica, mon objectif est d’aller au-delà de la sphère commerciale pour créer un mouvement ou un phénomène qui attire les gens et les incite à valoriser la diversité et à la considérer comme un véritable atout.
Quels types de réactions ont suscité vos kimonos?
Au Japon, certaines personnes sont dubitatives, ne sachant quoi en faire. Elles trouvent que les kimonos sont jolis et sont intriguées par la touche que nous y avons apportée. D’autres les rejettent en disant qu’ils ne sont pas japonais. D’autres encore pensent que c’est l’avenir. Ce n’est pas japonais et ce n’est pas africain, c’est simplement la façon dont le monde devrait évoluer. En Afrique, les gens adorent les kimonos. Ils ne savent pas toujours comment les porter, mais c’est une bonne chose, parce que je ne veux pas imposer une façon de porter mes créations.
Quels sont les autres symboles avec lesquels vous avez travaillé?
Peu après avoir commencé à créer des kimonos, j’ai décidé de faire quelque chose de similaire avec la laque japonaise et les sculptures africaines. C’est ainsi que sont nés les Blood Brothers, ou frères de sang. Je me suis rendu dans une région du Cameroun où l’on sculpte des tabourets utilisés par les chefs pygmées aux réunions de village et je les ai emmenés au Japon, où j’ai commencé à travailler avec un fabricant de laque urushi basé à Tokyo. Il travaille exclusivement pour l’empereur du Japon mais, quand je lui ai présenté mon projet, il a immédiatement voulu y participer. En utilisant des techniques anciennes, il a fallu deux ans pour achever le travail de la laque. Les Blood Brothers et les objets en laque similaires redonnent vie à ces traditions anciennes. Il s’agit d’un échange entre deux identités anciennes, fortes et distinctes. Ces objets sont le fruit des possibilités créées par la fusion de symboles culturels uniques pour donner naissance à une sensibilité internationale nouvelle et éclairée. Ces œuvres sont par essence porteuses d’espoir.
Comment êtes-vous entré dans le monde du design?
J’ai toujours aimé dessiner, raison pour laquelle j’ai étudié le design. J’ai commencé par l’architecture d’intérieur, puis je me suis orienté vers la conception de produits. Après mes études, j’ai travaillé en Australie avec Glenn Murcutt, lauréat en 2002 du prix d’architecture Pritzker. Ensuite, je suis allé en Chine pour créer des chaussures et, de retour en France, j’ai fini par concevoir des concept-cars pour Renault. Ils m’ont envoyé au Japon, que j’ai trouvé très intéressant et fascinant, ce qui m’a poussé à explorer différentes voies créatives. Je voulais créer quelque chose qui reflète mon expérience en tant qu’Africain au Japon. J’ai pris un symbole du Japon et un symbole de l’Afrique de l’Ouest, et je les ai fusionnés pour en faire quelque chose qui non seulement raconte l’histoire de deux cultures, mais également crée un monde qui lui est propre et offre une troisième esthétique. J’ai conçu mon premier kimono en 2007, par simple curiosité. Cela a créé un véritable engouement et les gens ont commencé à m’en demander. Un ami m’a suggéré de donner un nom à mes créations et au final nous nous sommes mis d’accord sur le nom Wafrica.
Que signifie le design pour vous?
Je n’y pense pas trop. Je m’applique à édifier et à changer le monde en créant une nouvelle perspective à partir de choses que l’on peut toucher, entendre, sentir et qui peuvent faire partie de notre quotidien. Le design est une façon de raconter une histoire à travers des choses que l’on peut ressentir. En tant qu’êtres humains, nous sommes beaucoup plus conditionnés par nos émotions que nous ne voulons l’admettre. En Occident, on essaie de faire preuve de rationalité dans notre rapport aux choses mais, dans la réalité, les émotions sont beaucoup plus importantes et ont une incidence bien plus grande sur la façon dont nous percevons ce qui nous entoure.
Quelles sont vos sources d’inspiration?
Je suis très intéressé par la notion d’origine, de naissance. C’est la chose la plus précieuse, la plus intime, la plus magnifique, la plus fragile que nous ayons, et c’est pourtant quelque chose que nous avons tous en commun. Ce qui m’intéresse, c’est que nous sommes tous originaires d’un endroit et que nous avons tous une expérience à partager. Je suis très sensible à la façon dont les gens se déplacent dans l’espace, à leur langage corporel et leur aspect physique. Le son m’inspire aussi. Je porte toujours des écouteurs lorsque je crée parce que la musique apporte quelque chose d’émotionnel au processus et suscite de nouvelles idées. En écoutant John Coltrane, on peut concevoir une tasse à thé d’une certaine manière et, en écoutant Amy Winehouse, on peut aboutir à un style complètement différent. J’aime être emporté par la musique quand je dessine.
Qu’aimez-vous le plus dans votre travail?
J’aime que mon travail déstabilise le public. J’aime le faire voyager pour l’amener à envisager de nouvelles possibilités et à explorer un monde nouveau à travers des éléments qui nous sont intimes. Je joue avec des symboles profondément ancrés dans notre esprit et je les modifie un peu pour ouvrir de nouvelles perspectives. Mon rôle est de faire le lien entre des objets et des idées pour faire prendre conscience que nous sommes plus proches les uns des autres que nous ne le pensons. On conçoit généralement l’identité comme une chose figée que l’on peut posséder, mais c’est une illusion. J’aime aller au-delà des définitions étroites de l’identité et me concentrer sur notre origine universelle partagée. Notre identité évolue constamment. On peut la comparer à un voyage; c’est ce qui est le plus intéressant et le plus important à mes yeux.
La mondialisation a-t-elle été une opportunité pour vous?
Oui. C’est l’histoire de ma vie. Du point de vue de la création, la mondialisation est une excellente occasion pour les artistes et les créateurs de différentes régions du monde d’entrer en contact et de travailler les uns avec les autres pour créer quelque chose de nouveau et de différent. Nous sommes tous des êtres humains et “l’identité” n’est pas la seule notion à explorer. Rassemblons les choses et les gens. Continuons de créer ensemble, partageons nos histoires et interrogeons nos origines et nos identités. Il y a encore tant de choses à découvrir.
En quoi est-il important que les créateurs protègent leur travail?
Les designers sont des créatifs qui ont besoin de protéger le fruit de leur travail. Malheureusement, bon nombre d’entre eux n’en ont pas conscience. Les créateurs existent parce qu’ils mettent sur le marché des œuvres uniques. C’est cette singularité qu’il convient de protéger. Si leurs œuvres sont copiées, ils ne pourront ni en vivre ni perdurer en tant que créateurs. Les droits de propriété intellectuelle sont donc extrêmement importants. Ils obligent également les designers à être plus créatifs et à proposer de nouvelles idées et perspectives qui se démarquent de celles des autres créateurs. Si l’on veut continuer à créer et à être utile au monde en tant qu’être humain, il faut protéger ses créations. C’est une question de survie. Personne n’a jamais réussi sans protéger son travail.
Les créateurs existent parce qu’ils mettent sur le marché des œuvres uniques. C’est cette singularité qu’il convient de protéger. Si leurs œuvres sont copiées, ils ne pourront ni en vivre ni perdurer en tant que créateurs. Les droits de propriété intellectuelle sont donc extrêmement importants.
Serge Mouangue
Comment aimeriez-vous voir évoluer le système de propriété intellectuelle?
Comme les créateurs ne savent généralement pas en quoi consistent les droits de propriété intellectuelle, il est très important que l’OMPI et les autres administrations chargées de la propriété intellectuelle s’adressent aux créateurs pour leur expliquer ce que ces droits peuvent leur apporter. Cependant, ce n’est pas évident parce que les créateurs n’ont pas conscience de l’importance des droits de propriété intellectuelle et ne prennent pas le temps de s’y intéresser. C’est une grosse erreur. Le coût de la protection doit également diminuer. Pour la plupart des créateurs, il est encore trop coûteux de protéger leurs œuvres. Ceux qui ne gagnent pas grand-chose de leur travail préfèrent investir dans l’achat de nouveaux outils et matériaux. Ils sont faits pour créer. Ils trouvent simplement que le côté administratif de la création n’est pas très intéressant. Si la protection de la propriété intellectuelle pouvait être moins onéreuse et la procédure plus aisée, ce serait un véritable progrès. Davantage de créateurs s’y intéresseraient.
Pourriez-vous nous relater l’un des moments forts de votre carrière?
Le point culminant jusqu’à présent a été en 2011, lorsque le Museum of Art and Design de New York a présenté mon travail sur une affiche pour une exposition qu’il avait organisée afin de présenter les œuvres de 100 des plus grands artistes africains. Cela a suscité un intérêt majeur pour mon travail et a été un moment de grande fierté.
Quels sont vos projets?
Je ne cherche pas la quantité. Je privilégie plutôt la qualité et la profondeur de mon message. Je veux continuer d’explorer de nouvelles façons de fusionner l’esthétique du Japon et celle de l’Afrique de l’Ouest pour voir où cela nous mènera. Plusieurs projets intéressants sont en préparation.
Quels conseils donneriez-vous aux futurs designers?
Écoutez vos émotions, mettez-les en forme, partagez-les, écoutez ce qu’en disent les gens et persévérez. Il s’agit de faire bouger les choses en prenant du plaisir!
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