Conditionnement neutre des produits du tabac : une décision qui fera date
Matthew Rimmer*, professeur en droit de la propriété intellectuelle et de l’innovation à la Faculté de droit de l’Université de technologie du Queensland (QUT), Brisbane (Australie)
En 2011, l’Australie a adopté une loi historique instaurant le conditionnement neutre des produits du tabac. Mme Nicola Roxon, alors ministre australienne de la santé et des personnes âgées, avait expliqué que le Gouvernement australien était “résolument engagé” à faire reculer le nombre de maladies et de décès liés au tabagisme. “Nous voulons protéger la santé des Australiens. C’est pourquoi nous sommes prêts à prendre les rênes de la lutte mondiale contre le tabagisme. Une fois promulguée, cette loi sur le conditionnement neutre sera la plus sévère au monde en ce qui concerne la promotion du tabac”, avait-elle déclaré.
La loi en question dispose que les produits du tabac doivent être commercialisés dans des “paquets neutres de couleur kaki” dépourvus de logo. L’adoption de la “Loi de 2011 sur le conditionnement neutre du tabac” constitue la transposition par l’Australie de la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour la lutte antitabac. Le conditionnement neutre des produits du tabac est une mesure facultative énoncée dans les lignes directrices de cette Convention.
Mme Roxon a expliqué que l’utilisation du tabac pour l’usage auquel il était destiné était mortelle et qu’en dépit des progrès accomplis dans la réduction du tabagisme, le tabac demeurait l’une des principales causes de décès et de maladies évitables, avec plus de 15 000 victimes chaque année en Australie.
Contestation de la validité de la loi
Le Gouvernement australien a défendu avec succès le conditionnement neutre des produits du tabac devant la Cour suprême d’Australie (JT International SA c. Australie [2012] HCA 43 [5 octobre 2012]). Dans cette affaire, les plaignants arguaient que cette loi constituait une appropriation de la valeur commerciale de leur marque et avait permis à l’Australie “d’acquérir leurs droits de propriété intellectuelle et la valeur commerciale de leur marque à des conditions non équitables”. Toutefois, à une majorité de six contre un, la Cour suprême a conclu que : “bien que la loi réglemente les droits de propriété intellectuelle du plaignant et impose des contrôles sur le conditionnement et la présentation des produits du tabac, elle ne confère aucun avantage ou intérêt patrimonial à l’Australie ou à quiconque”.
Le Gouvernement australien a ensuite obtenu gain de cause lors d’un recours formé par Philip Morris (Philip Morris Asia Ltd c. Australie, affaire PCA n° 2012-12) dans le cadre d’une procédure d’arbitrage engagée au titre du mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États prévu par l’accord relatif à la promotion et à la protection des investissements conclu en 1993 entre Hong Kong (Chine) et l’Australie. La Cour a estimé que le recours formé par Philip Morris Asia constituait un abus de procédure.
Ces différends ayant été tranchés en sa faveur, le Gouvernement australien était certain qu’il en irait de même pour les différends relatifs au conditionnement neutre des produits du tabac portés par la République dominicaine, le Honduras, Cuba, l’Indonésie et l’Ukraine devant le groupe spécial de règlement des différends constitué par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ces pays, qui sont de grands producteurs de tabac, affirmaient que le conditionnement neutre des produits du tabac aurait pour eux de graves conséquences économiques et que cette mesure était contraire aux règles de l’OMC régissant les droits de propriété intellectuelle (notamment concernant les marques, qui permettent aux consommateurs de faire la distinction entre les produits de différentes entreprises) et sur les obstacles techniques au commerce.
En 2012, M. Craig Emerson, ministre australien du commerce, déclarait : “l’Australie défendra énergiquement son droit de réglementer en faveur de la protection de la santé publique à travers l’instauration du conditionnement neutre des produits du tabac”, ajoutant que le gouvernement était “convaincu de la conformité de sa loi sur le conditionnement neutre avec les obligations contractées par l’Australie devant l’OMC”.
Ses remarques se sont avérées exactes. En juillet 2018, l’Australie a remporté une victoire jugée retentissante lorsque le groupe spécial de l’OMC chargé du règlement de ce différend a rendu sa décision. Le rapport long et complexe du groupe spécial, qui comprend un supplément et un additif, fera sans nul doute l’objet de nombreuses analyses juridiques. Le présent article résume son contenu ainsi que les réactions qu’il a suscitées. Il évoque tout d’abord les arguments en faveur du conditionnement neutre des produits du tabac sur le plan de la santé publique, puis examine les allégations d’incompatibilité de la loi australienne avec l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC) et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Il examine enfin les réactions au rapport et la perspective d’un appel de la République dominicaine et du Honduras contre la décision.
1. Le conditionnement neutre des produits du tabac : une mesure de santé publique
L’Australie a présenté sa loi sur le conditionnement neutre des produits du tabac comme une mesure de santé publique légitime visant à remédier aux problèmes de tabagisme dans le pays. Le groupe spécial de l’OMC lui a donné raison, affirmant que la loi contribuerait à réduire la consommation de produits du tabac en Australie.
Le groupe spécial a signalé que “la prévalence globale du tabagisme en Australie [avait] continué de diminuer après l’introduction des mesures [de conditionnement neutre]”, et avait même connu un déclin rapide. Il a constaté une baisse tout aussi rapide du volume de ventes global de cigarettes après l’introduction des mesures.
2. Accord sur les obstacles techniques au commerce (OTC)
L’Accord OTC vise à éviter que les règlements techniques, les normes et les procédures ne créent d’obstacles non nécessaires au commerce. Le groupe spécial a estimé que les plaignants n’avaient pas démontré que les mesures relatives au conditionnement neutre du tabac prises par l’Australie avaient des effets plus restrictifs sur le commerce qu’il n’était nécessaire pour parvenir à l’objectif légitime, qui était “d’améliorer la santé publique en réduisant la consommation de produits du tabac et l’exposition à ces derniers”. Le groupe spécial a conclu que les mesures avaient des effets restrictifs sur le commerce dans la seule mesure où elles avaient entraîné une diminution du volume des importations. En tant que telles, les mesures n’étaient pas incompatibles avec l’Accord OTC (article 2.2).
Pour rendre sa décision, le groupe spécial s’est demandé si d’autres mesures moins restrictives pour le commerce, comme le relèvement de l’âge légal d’achat, l’augmentation des taxes sur les produits du tabac, l’amélioration des campagnes de mercatique par réseaux sociaux ou une combinaison de ces mesures, étaient raisonnablement disponibles pour l’Australie. Le groupe spécial a toutefois conclu “qu’en cas de non-réalisation de l’objectif de l’Australie, la santé publique [risquait] de ne pas s’améliorer, car l’usage des produits du tabac et l’exposition à ceux-ci ne [seraient] pas réduits, ce qui [aurait] des conséquences particulièrement graves”.
3. Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC)
L’Accord sur les ADPIC fixe des normes minimales de protection des droits de propriété intellectuelle, notamment en ce qui concerne les marques, les brevets et le droit d’auteur. La décision du groupe spécial relative à la conformité du conditionnement neutre des produits du tabac avec cet accord revêt une importance considérable et déterminante compte tenu des imbrications et des synergies qui opèrent entre la propriété intellectuelle, la santé publique et le commerce.
Le groupe spécial a examiné, puis rejeté, un certain nombre d’allégations quant à l’incompatibilité du conditionnement neutre des produits du tabac avec différents articles de l’Accord sur les ADPIC (voir le résumé des constatations clés). S’agissant de l’article 6quinquies de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle tel qu’il est incorporé dans l’Accord sur les ADPIC (article 2.1), les plaignants n’avaient pas démontré, comme ils l’avaient affirmé, que l’Australie n’admettait pas au dépôt et ne protégeait pas “telle quelle” toute marque régulièrement enregistrée dans le pays d’origine; les mesures relatives au conditionnement neutre du tabac n’étaient donc pas incompatibles avec cet article. Le groupe spécial a également rejeté l’allégation selon laquelle la nature des produits auxquels ces mesures s’appliquaient, à savoir les produits du tabac, constituait un obstacle à l’enregistrement des marques en violation de l’article 15.4 de l’Accord sur les ADPIC.
En outre, le groupe spécial a rejeté les allégations selon lesquelles les mesures relatives au conditionnement neutre du tabac étaient incompatibles avec l’article 16 de l’Accord sur les ADPIC. Les plaignants soutenaient que les mesures privaient les propriétaires de marques de tabac enregistrées de la possibilité d’empêcher l’usage non autorisé de marques identiques ou similaires pour des produits identiques ou similaires lorsqu’un tel usage aurait été source de confusion pour les consommateurs. Le groupe spécial a estimé que les plaignants n’avaient pas démontré que tel était le cas, et qu’ils n’avaient pas non plus établi que les mesures empêchaient des marques de tabac d’acquérir le statut de marque “notoirement connue” ou empêchaient des marques déjà “notoirement connues” de conserver ce statut. En tant que telles, elles n’étaient donc pas incompatibles avec l’article 16.3 de l’Accord sur les ADPIC.
S’agissant de l’article 20 de l’Accord sur les ADPIC, le groupe spécial a conclu que les plaignants n’avaient pas démontré que les mesures entravaient de manière injustifiable l’usage des marques de tabac au cours d’opérations commerciales. Soulignant l’importance de la santé publique et la nécessité d’adopter des “mesures de lutte antitabac efficaces” pour réduire les problèmes de santé liés au tabagisme, le groupe spécial a déclaré que l’article 8.1 de l’Accord sur les ADPIC “précisait quels types d’intérêts publics pouvaient justifier la prise de mesures dans les conditions prévues à l’article 20, et retenait expressément la santé publique comme étant l’un d’eux”.
Par ailleurs, le groupe spécial a précisé : “le paragraphe 5 de la Déclaration de Doha prévoit que “chaque disposition de l’Accord sur les ADPIC sera lue à la lumière de l’objet et du but de l’Accord tels qu’ils sont exprimés, en particulier, dans ses objectifs et principes”, ce qui inclut l’article 8”. Et d’ajouter que “les Membres de l’OMC ont également souligné que la santé publique avait été citée comme une préoccupation de politique générale légitime et importante dans le paragraphe 4 de la Déclaration de Doha” (7.2587-7.2588).
Ces réflexions présentent une ressemblance frappante avec les débats internationaux sur l’accès aux médicaments essentiels. Mme Tania Voon, professeure à la Faculté de droit de Melbourne, estime que “la méthode utilisée par le groupe spécial pour parvenir à sa conclusion a des implications majeures sur la notion de propriété intellectuelle telle que l’entend l’OMC et sur la future application de l’Accord sur les ADPIC”. Selon elle, l’analyse du groupe spécial laisse aussi à ce dernier une “marge de manœuvre importante” pour “adopter une approche différente à tout moment”.
En ce qui concerne l’article 10bis de la Convention de Paris (1967) tel qu’il est incorporé dans l’article 2.1 de l’Accord sur les ADPIC, le groupe spécial a rejeté les allégations selon lesquelles les mesures obligeaient les acteurs du marché à se livrer à des actes de concurrence déloyale interdits et l’Australie n’offrait pas de protection effective contre les actes de concurrence déloyale.
Le groupe spécial a également rejeté les arguments relatifs à l’incidence potentielle du conditionnement neutre des produits du tabac sur les indications géographiques, dont l’indication géographique cubaine “Habanos”. Le groupe spécial a conclu que les plaignants n’avaient pas démontré que “la protection dont les indications géographiques jouissaient immédiatement avant le 1er janvier 1995 en vertu du droit australien, y compris au titre des mesures générales de protection des consommateurs visant les représentations trompeuses ou le délit de substitution prévu par la common law, avait été réduite du fait des mesures”.
4. Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT)
Le groupe spécial a estimé que Cuba, qui est un important producteur de cigares, n’avait pas démontré que les restrictions imposées par les mesures relatives au conditionnement neutre entraîneraient une réduction substantielle de la valeur du signe “Habanos” et du sceau de garantie du Gouvernement cubain au sens de l’article IX:4 du GATT (1984).
Réactions à la décision
Dans un communiqué de presse diffusé après la publication de la décision du groupe spécial, M. Steven Ciobo, ministre australien du commerce, du tourisme et de l’investissement, et Mme Bridget McKenzie, ministre australienne de la santé en milieu rural, ont salué une “victoire retentissante”.
Les ministres ont réaffirmé la conviction du Gouvernement australien selon laquelle “le conditionnement neutre du tabac est une mesure légitime de protection de la santé publique qui est pleinement compatible avec les obligations de l’Australie en matière de commerce international et d’investissement”. Ils ont également rappelé que le gouvernement était déterminé à défendre cette mesure dans l’éventualité d’un recours contre la décision rendue par le groupe spécial de l’OMC.
L’Organisation mondiale de la Santé s’est félicitée de cette décision, notant qu’elle était susceptible “d’accélérer l’adoption du conditionnement neutre dans le monde entier”.
Mme Kelly Henning, responsable des programmes de santé publique de Bloomberg Philanthropies, a déclaré que la décision était “une victoire importante pour la santé publique” qui “[montrait] à d’autres pays la voie à suivre en vue de l’adoption de lois sur le conditionnement neutre du tabac, une stratégie qui s’est révélée efficace pour réduire la consommation des produits du tabac”.
L’industrie du tabac et l’Association internationale pour les marques (INTA) ont quant à elles été “extrêmement déçues” de cette décision.
S’agissant des répercussions de la décision sur les travaux du groupe spécial de l’OMC, l’Ukraine a suspendu son action contre l’Australie pendant la procédure orale. Le Honduras a fait appel de la décision, suivi en cela par la République dominicaine, tandis que l’Indonésie et Cuba ont décidé de ne pas faire appel. Selon le Centre international pour le commerce et le développement durable (ICTSD), “il pourrait s’écouler plusieurs années avant que l’Organe d’appel de l’OMC ne rende une décision définitive, tant en raison de la complexité du différend que des restrictions budgétaires et du nombre de postes vacants au sein de la plus haute instance judiciaire internationale dans le domaine du commerce”. Dans ce contexte, la procédure d’appel devrait durer un certain temps.
Une situation internationale en mutation
Depuis l’adoption de cette loi historique par l’Australie, plusieurs autres pays ont légiféré et mis en œuvre des mesures similaires. Parmi eux figurent notamment la France, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande, la Norvège et le Royaume-Uni. Six autres pays ont légiféré en faveur du conditionnement neutre du tabac et doivent encore le mettre en œuvre : le Canada, la Géorgie, la Hongrie, Maurice, la Slovénie et l’Uruguay. La décision du groupe spécial de l’OMC incitera probablement d’autres pays à faire de même. La Belgique, la Colombie, la Finlande, Singapour, l’Afrique du Sud, Sri Lanka et la Suède envisagent officiellement d’adopter le conditionnement neutre.
À l’heure où de nombreux gouvernements s’emploient à relever les défis de santé publique posés par les maladies et les décès liés au tabagisme et où de plus en plus de directives sur la façon de gérer efficacement la relation entre propriété intellectuelle, santé publique et commerce international apparaissent, il est probable que le conditionnement neutre des produits du tabac devienne une norme mondiale.
* Matthew Rimmer est responsable du Programme de recherche en droit de la propriété intellectuelle et de l’innovation de l’Université de technologie du Queensland (QUT), où il est aussi membre du Centre de recherche sur les médias numériques (DMRC), du Centre australien de recherche en droit de la santé (ACHLR) et du Programme de recherche sur le droit international et la gouvernance mondiale (IL GG).
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