Le rôle des brevets dans l’histoire de l’aviation
Intan Hamdan-Livramento, Division de l’économie et des statistiques, OMPI
This article is derived from the World Intellectual Property Report 2015 – Breakthrough Innovation and Economic Growth
L’histoire de l’invention des machines volantes “plus lourdes que l’air” regorge de récits d’inventeurs intrépides, d’aventuriers téméraires et de chasseurs de rêves. Elle est également remplie d’expériences menées avec soin et de manière répétée, de calculs complexes et de recours à la science. Les États ont également joué un rôle décisif dans le développement de l’aéronautique, notamment pendant les deux guerres mondiales.
L’invention de l’avion illustre parfaitement comment de petites et de grandes avancées technologiques et scientifiques, réalisées par de véritables casse-cous dans des circonstances économiques bien précises, ont abouti à une innovation véritablement révolutionnaire qui a transformé la façon dont le monde fonctionne aujourd’hui.
Quel rôle le système des brevets a-t-il joué dans le développement de l’aéronautique?
Les brevets ont joué un rôle dans la mise au point de cette merveille technologique qu’est l’avion à l’époque où les vols commerciaux sont devenus réalité. Toutefois, il est difficile d’évaluer dans quelle mesure les brevets à eux seuls ont façonné l’ensemble du secteur, compte tenu du rôle crucial qu’ont joué les États pour faire progresser l’aéronautique à l’approche de la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien que ces derniers continuent aujourd’hui de soutenir le secteur aérospatial, leur influence est sans doute moins grande qu’au cours de la première moitié du XXe siècle. Par ailleurs, dans la période de l’après-guerre, et aujourd’hui encore, peu d’éléments indiquent que des brevets cruciaux aient bloqué l’évolution technologique de l’avion.
On peut distinguer trois grandes phases de développement dans l’histoire de l’aéronautique : les premières années de collaboration ouverte, l’émergence d’une nouvelle industrie, et les années de guerre. Chacune de ces phases offrait un contexte d’innovation différent et une autre dynamique entre les inventeurs, les établissements universitaires, les pouvoirs publics et le monde économique.
Les pionniers : une communauté ouverte
Aux premières heures de l’aviation, quand voler n’était encore qu’un rêve, la volonté de relever ce défi animait un petit groupe de passionnés toujours plus nombreux. Les pionniers, parmi lesquels Francis Wenham et Lawrence Hargrave, ne s’attendaient pas à ce que leur entreprise leur rapporte de l’argent, du moins au début.
À l’époque, les innovations aéronautiques étaient essentiellement mécaniques et pouvaient être imitées assez facilement. Ainsi, quiconque s’intéressait à l’aviation et avait les moyens financiers de s’adonner à cette activité pouvait faire partie de la communauté des aviateurs.
Les inventeurs apprenaient des expériences précédentes, adaptant ou changeant leurs modèles d’avion, puis les testant pour voir s’ils fonctionnaient. La plupart faisaient part de leurs découvertes à la communauté, contribuant ainsi à l’enrichissement de la base de connaissances en aéronautique.
Ces passionnés qui rêvaient de voler collaboraient en toute transparence pour s’assurer que chacun apprenait des expériences des autres. Au cours de cette période, des revues, des expositions et des conférences consacrées aux dernières découvertes et aux nouvelles techniques aéronautiques ont vu le jour. Des clubs et des associations de navigation aérienne se sont formés à travers le monde, notamment en Allemagne, en Australie, en Chine, en France, au Japon, en Nouvelle-Zélande, aux Philippines et au Royaume-Uni, pour ne citer que quelques exemples.
Une personne en particulier, le Français Octave Chanute, a favorisé la collaboration au sein de cette communauté en publiant un ouvrage intitulé Les progrès des machines volantes (1894). Cet ouvrage recensait les résultats de toutes les expériences réalisées jusqu’alors dans l’aéronautique. Sa publication a permis à un large public d’acquérir des connaissances sur le sujet. En outre, Chanute correspondait régulièrement avec d’autres inventeurs pour échanger des idées et des réflexions sur des expériences aéronautiques. Parmi ses correspondants figuraient notamment Wilbur et Orville Wright.
Pendant les premières années de l’histoire de l’aviation, seule une poignée d’inventeurs ont déposé des demandes de brevet sur leurs machines volantes. Il semble toutefois que leur volonté d’obtenir des droits de brevet exclusifs n’ait pas été motivée par des raisons financières, mais par leur désir d’asseoir leur réputation ou de partager leurs travaux avec le grand public. Rares sont ceux qui ont pu tirer profit de leurs inventions brevetées. Otto Lilienthal, un pionnier renommé de l’aviation allemande, n’a vendu que sept de ses planeurs brevetés à des acheteurs intéressés.
La phase de lancement : l’émergence d’une nouvelle industrie
L’esprit de collaboration qui régnait entre les passionnés de vol aux premières heures de l’aviation a commencé à s’effriter lorsque la possibilité de voler est devenue réalité. Les frères Wright, par exemple, se sont retirés de la communauté ouverte des débuts lorsqu’ils ont compris que leur invention pouvait fonctionner et possédait un potentiel commercial.
En 1903, les frères Wright ont déposé une demande de brevet auprès de l’Office des brevets et des marques des États-Unis d’Amérique pour protéger leur dispositif de gauchissement des ailes et de gouverne de direction. Leur demande a abouti en 1906 (brevet des États-Unis d’Amérique n° 821 393). Chanute fut consterné par cette initiative et reprocha aux frères d’avoir tiré parti des travaux réalisés par les membres de la communauté et d’avoir refusé ensuite de partager leurs connaissances avec eux. Pour ne rien arranger, ils s’étaient servis du modèle d’avion inventé par Chanute.
À la même époque, en Allemagne, Hugo Junkers mettait au point un aéronef plus stable, plus sûr et plus efficace en appliquant les dernières connaissances de la théorie de l’aérodynamique à la construction des cellules. En 1910, il déposa une demande de brevet pour ce modèle auprès de l’Office allemand des brevets. Ses travaux précurseurs allaient par la suite façonner le développement de tous les autres aéronefs.
Pendant cette période, le nombre de demandes de brevet aéronautiques déposées dans le monde a considérablement augmenté. En Allemagne, en France, aux États-Unis d’Amérique et au Royaume-Uni, les inventeurs ont présenté un nombre de demandes sans précédent (voir figure 2). Le nombre de demandes de brevet déposées par les inventeurs en dehors de leur pays d’origine a lui aussi augmenté, ce qui montre leur intention de commercialiser leurs inventions à l’étranger (voir figure 3).
Cette augmentation des dépôts a coïncidé avec une hausse des investissements publics et privés dans le secteur à mesure que les investisseurs ont commencé à voir le potentiel réel du transport aérien. Elle a également coïncidé avec une augmentation du nombre de sociétés créées. Les frères Wright (1908), Gabriel Voisin (1910) et Glenn Curtiss (1916) ont fondé leur propre société pour tirer profit de leurs travaux. Entre 1903 et 1913, près de 200 prototypes d’avions ont été présentés, mais très peu ont été fabriqués. La plupart ont été vendus à des États.
La phase de lancement a également été marquée par un recours accru au système des brevets pour rentabiliser les investissements; d’une part pour empêcher l’exploitation des innovations par autrui sans contrepartie, d’autre part pour aider les entreprises à rester compétitives. Les frères Wright et Junkers ont engagé des poursuites contre plusieurs de leurs rivaux, en particulier leurs concurrents sur le marché intérieur, et obtenu gain de cause. C’est ainsi qu’en Allemagne, Junkers a fait valoir ses droits de brevet face à des constructeurs aéronautiques concurrents tels que Claude Dornier, Willy Messerschmitt, ou encore Adolf Rohrbach. Aux États-Unis d’Amérique, les frères Wright ont quant à eux fait valoir leurs droits face à Glenn Curtiss, entre autres. Les avionneurs ont utilisé leurs droits de brevet pour concéder leurs technologies sous licence afin d’en tirer davantage de revenus. Certains contrats de licence relatifs à des technologies aéronautiques ont rapporté des millions de dollars de redevances.
Les années de guerre et la période d’après-guerre
Pendant les deux guerres mondiales, des brevets importants détenus par les frères Wright aux États-Unis d’Amérique et par Hugo Junkers en Allemagne ont fait l’objet de toutes les attentions des autorités de ces deux pays.
Deux raisons peuvent l’expliquer. Premièrement, on considérait que l’avion était une arme stratégique : le camp qui créerait l’arme la plus puissante pourrait gagner la guerre. La priorité absolue était donc de mettre ces machines au point le plus vite possible. Deuxièmement, les sociétés impliquées dans la construction aéronautique tant sur le plan national qu’international présentaient des degrés d’avancement technologique différents, et seule une poignée d’entre elles possédaient les ressources nécessaires à la fabrication des meilleurs avions. Il fallait que cela change, car les impératifs de la guerre exigeaient une production et un déploiement de milliers d’avions de combat.
Aux États-Unis d’Amérique, certains ont affirmé que la vaste portée des droits de brevet accordés aux frères Wright avait freiné le développement de l’aviation dans le pays. L’utilisation d’avions de conception européenne par les États-Unis d’Amérique durant la Première Guerre mondiale tend à le démontrer. En 1917, pour remédier à cette situation, le Gouvernement américain a créé l’Association des constructeurs aéronautiques (MAA), une association professionnelle dont les membres étaient activement encouragés à se concéder des licences réciproques sur leurs technologies aéronautiques, dans le cadre d’une communauté de brevets, pour appuyer l’effort de guerre. Des initiatives similaires ont vu le jour en Allemagne. Toujours en 1917, l’Association des constructeurs aéronautiques allemands a été créée pour mettre en commun tous les brevets aéronautiques importants détenus par des inventeurs allemands. La création de cette association n’a néanmoins pas donné les résultats escomptés, car Junkers se montrait réticent à partager ses brevets avec les autres constructeurs aéronautiques. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, cependant, Junkers avait été contraint par le gouvernement nazi de mettre ses brevets à la disposition de l’association.
Le rôle majeur des États dans le développement de l’aéronautique
Les investissements publics considérables réalisés par les deux camps pour intensifier la production d’avions de combat ont donné une forte impulsion au développement de l’aéronautique. Des inventeurs comme Junkers, Dornier et Messerschmidt ont été contraints de collaborer pour produire les meilleurs avions de combat allemands. Aux États-Unis d’Amérique, des fonds ont été alloués à la création d’organismes de recherche publics, parmi lesquels le Comité consultatif national pour l’aéronautique (NACA). L’Allemagne a mis sur pied des organismes similaires chargés de collecter des données sur les dernières avancées de l’aéronautique, et de les diffuser dans des publications telles que la revue Technische Berichte der Flugzeugmeisterei. Toutes ces initiatives visaient à accélérer les progrès des chercheurs et des constructeurs aéronautiques.
The role played by the patent system has evolved in response to the changing political, economic and technological realities that have shaped airplane development over the years.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’environnement de l’innovation aéronautique a connu une nouvelle évolution qui, dans une large mesure, se poursuit aujourd’hui. Plusieurs choses ont changé. Premièrement, par contraste avec les débuts de l’aviation, cet environnement est caractérisé par une présence importante des États, quoique moins marquée qu’elle ne l’était pendant la guerre. Deuxièmement, le secteur a fait l’objet d’une forte concentration, avec l’émergence de deux grands avionneurs, Boeing et Airbus, qui ont acquis une position dominante sur le marché aéronautique mondial. Troisièmement, bien que le nombre de demandes de brevet sur des technologies aéronautiques soit reparti à la hausse (sans atteindre toutefois le volume de demandes déposées pendant la phase de lancement), les constructeurs aéronautiques ont commencé à rentabiliser leurs investissements en recourant à d’autres méthodes.
Avec le temps, les avions sont devenus plus complexes, tout comme l’environnement d’innovation du secteur. Les chaînes d’approvisionnement devenant elles aussi de plus en plus élaborées, il a fallu déployer davantage d’efforts pour coordonner de manière optimale et économique l’intégration de nombreuses technologies différentes. Cette coordination suppose une collaboration étroite avec un ensemble de fournisseurs de technologies qui sont généralement tenus de signer des contrats d’exclusivité à long terme, étayés par les spécifications et les normes du constructeur de l’avion. C’est ce qui explique qu’après 1945, la complexité et le caractère spécialisé des technologies employées, qui les rendent difficiles à copier, ont suffi pour permettre aux avionneurs de rentabiliser la plupart, sinon la totalité de leurs investissements dans l’innovation.
Ce qu’il faut retenir
Le rôle du système des brevets a évolué au gré des transformations politiques, économiques et technologiques qui ont façonné le développement du secteur aéronautique au fil des ans. Au début, peu d’inventeurs ont cherché à obtenir des droits de brevet sur leurs inventions; et lorsqu’ils l’ont fait, les raisons n’étaient généralement pas financières. Cela s’explique en partie par l’absence d’application concrète des inventions aéronautiques mises au point à l’époque.
En revanche, dès que le transport aérien est devenu une option réaliste, les inventeurs se sont mis à utiliser le système des brevets pour rentabiliser leurs investissements. Les titulaires de brevets ont fait valoir leurs droits pour maintenir leur compétitivité, et ont commencé à concéder leurs technologies sous licence afin d’en tirer davantage de revenus. Pendant la phase de lancement, les demandes de brevet aéronautiques se sont multipliées, ainsi que le nombre de sociétés créées dans ce secteur.
L’état d’urgence qui a prévalu pendant les deux guerres mondiales a, lui aussi, influé sur l’utilisation du système des brevets par les constructeurs aéronautiques. Les inventeurs étaient encouragés à mettre en commun leurs brevets afin d’accélérer la mise au point et le déploiement de nouveaux avions. Grâce aux investissements considérables réalisés par les gouvernements pour perfectionner leurs avions de combat, les technologies aéronautiques ont enregistré des avancées qui se sont depuis étendues à l’aviation commerciale.
Aujourd’hui, l’utilisation du système des brevets dans le secteur aéronautique est moins importante qu’elle ne l’était pendant la phase de lancement. Cela s’explique en grande partie par la nature de plus en plus spécialisée du système d’innovation aéronautique, dont l’objectif principal est d’optimiser l’intégration de sous-systèmes technologiques complexes pouvant aller de nouveaux matériaux légers à des systèmes électroniques et des logiciels de pointe pour rendre le transport aérien plus abordable, plus efficace et plus respectueux de l’environnement.
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