La propriété intellectuelle et le boom de l’intelligence artificielle
James Nurton, Auteur du Rapport de l’OMPI sur les tendances technologiques – Intelligence artificielle
L’intelligence artificielle est déjà largement utilisée dans les recherches sur Internet, les ordinateurs avec reconnaissance vocale et les jeux, tels que les échecs, mais les prochaines années la verront se propager de plus en plus dans les voitures, les robots et la médecine. La société s’en trouvera profondément transformée, car l’intelligence artificielle prendra en charge de nombreuses tâches jusqu’ici accomplies par des êtres humains. Dans son discours d’ouverture au Consumer Electronics Show de Las Vegas en janvier 2019, la PDG d’IBM, Ginni Rometty, prédisait qu’en raison de l’intelligence artificielle, “100% des emplois [seraient] différents”.
Qu’entend-on exactement par “intelligence artificielle”? Quelles sont les technologies et les applications qui la composent? Que savons-nous des recherches en cours dans ce domaine, des lieux où celles-ci sont menées, des personnes qui les réalisent et des domaines sur lesquels elles portent?
Un nouveau rapport phare de l’OMPI, le premier d’une série consacrée aux tendances technologiques, apporte des réponses à ces questions en examinant des données tirées de demandes de brevet, de publications scientifiques et d’analyses des tendances réalisées par des spécialistes de l’intelligence artificielle. Ce premier Rapport de l’OMPI sur les tendances technologiques contient un système de classification des technologies et des applications d’intelligence artificielle qui pourra servir aux travaux de recherche futurs. Il fournit également un socle commun d’informations sur le sujet à l’intention des responsables politiques et des décideurs des pouvoirs publics et des entreprises, et des citoyens aux prises avec cette nouvelle technologie de rupture.
Comme l’a indiqué le Directeur général de l’OMPI, M. Francis Gurry, dans un récent communiqué de presse annonçant le lancement du rapport à Genève, “les conséquences de l’intelligence artificielle sur l’avenir de l’évolution humaine sont immenses. Pour tirer le meilleur parti de l’intelligence artificielle dans de multiples domaines tout en relevant les défis qu’elle pose sur les plans éthique, juridique et réglementaire, il convient tout d’abord de créer un socle commun de données factuelles pour comprendre ce qu’est l’intelligence artificielle. En présentant le premier rapport de sa série consacrée aux tendances technologiques, l’OMPI se félicite de proposer des projections fondées sur des données probantes, facilitant ainsi l’élaboration de politiques mondiales éclairées sur l’avenir de l’intelligence artificielle, sa gestion et le cadre de propriété intellectuelle dans lequel elle s’inscrit”.
L’essor de l’intelligence artificielle
Le rapport fait état d’une augmentation spectaculaire du nombre d’innovations fondées sur l’intelligence artificielle. Depuis l’émergence de l’intelligence artificielle dans les années 1960, les innovateurs et les chercheurs ont déposé des demandes de brevet pour près de 340 000 inventions liées à l’intelligence artificielle et rédigé plus de 1,6 million de publications scientifiques sur ce thème. Le nombre de brevets liés à l’intelligence artificielle a connu un essor fulgurant ces dernières années, plus de la moitié des brevets recensés ayant été publiés depuis 2013.
Le rapport constate également une évolution de la recherche théorique vers l’utilisation de technologies d’intelligence artificielle dans des produits et services commerciaux. L’envolée du nombre de publications scientifiques a commencé aux environs de 2001, soit près de 12 ans avant l’explosion du nombre de demandes de brevet. La diminution du ratio entre articles scientifiques et inventions, qui est passé de 8 contre 1 en 2010 à 3 contre 1 en 2016, est une indication de cette évolution de la recherche théorique vers l’application pratique.
Plongée dans l’apprentissage profond
Le terme “intelligence artificielle” recouvre de nombreuses techniques abordées en détail dans le rapport. La plus importante est l’apprentissage automatique.
L’IA va transformer toutes les facettes de la société. Elle est porteuse d’une grande promesse d’amélioration de nos vies et du monde dans lequel nous vivons, mais elle nécessitera la mise en place d’un écosystème pour assurer une croissance durable sur le long terme.
Andrew Ng, PDG de Landing AI et deeplearning.ai
L’apprentissage automatique, qui est notamment utilisé par les services de covoiturage pour réduire le nombre de détours, est un type d’intelligence artificielle qui repose sur des algorithmes permettant aux machines d’utiliser les données nouvelles auxquelles elles sont exposées pour apprendre et faire des prévisions ou prendre des décisions concernant ces données sans avoir été explicitement programmées à cette fin. L’apprentissage automatique, et en particulier les réseaux neuronaux qui ont révolutionné la traduction automatique, est mentionné dans plus d’un tiers des inventions recensées dans le domaine de l’IA.
L’importance de l’apprentissage profond, une technique d’apprentissage automatique qui pourrait révolutionner l’intelligence artificielle, est encore plus frappante. Dans les demandes examinées, l’apprentissage profond est la technique dont l’utilisation a le plus augmenté, avec une multiplication par 20 du nombre de demandes de brevet le concernant, passé de 118 en 2013 à 2399 en 2016, soit un taux de croissance annuel moyen de 175%. En comparaison, le nombre de demandes de brevet déposées sur l’ensemble des technologies au cours de la même période n’a augmenté que de 33%, soit un taux de croissance annuel moyen de 10%. L’apprentissage profond est une forme d’apprentissage automatique qui tente d’appréhender le monde à l’aide d’une hiérarchie de concepts et qui implique de multiples niveaux de traitement des données. Il s’est déjà révélé précieux dans les outils de reconnaissance vocale et de traduction automatique les plus courants.
Les tendances sectorielles
Les brevets liés à l’intelligence artificielle ne divulguent pas seulement les techniques et les applications y afférentes, mais renvoient souvent à un domaine ou un secteur d’application particulier. Le rapport de l’OMPI montre que de nombreux secteurs et entreprises réfléchissent aux moyens d’exploiter commercialement l’intelligence artificielle. Citons notamment le secteur bancaire et les secteurs du divertissement, de la sécurité, de l’industrie, de la manufacture, de l’agriculture et des réseaux. De nombreuses technologies liées à l’intelligence artificielle peuvent être utilisées dans différents secteurs, comme en témoignent les nombreux brevets mentionnant plusieurs secteurs.
L’agriculture, les services bancaires et financiers, l’informatique au service des pouvoirs publics, le droit et les transports sont les domaines ayant enregistré la plus forte hausse dans les demandes de brevet liées à l’intelligence artificielle entre 2013 et 2016, avec un taux de croissance annuel d’au moins 28% chacun. Dans ces secteurs, l’aérospatiale et l’avionique ont connu un essor rapide, avec une croissance moyenne de 67% entre 2013 et 2016; viennent ensuite les villes intelligentes (47%), les véhicules autonomes (42%), les services à la clientèle (38%) et l’informatique affective, qui permet aux machines de reconnaître les émotions humaines (37%).
Les entreprises et universités les plus actives
Les entreprises japonaises et américaines détiennent les plus grands portefeuilles de brevets dans le domaine de l’intelligence artificielle (voir le tableau 1). Si les entreprises de consommation japonaises dominent le secteur, ce sont les entreprises américaines IBM et Microsoft, dont les portefeuilles de brevets comprennent un large éventail d’applications et de techniques d’intelligence artificielle, qui occupent les deux premières places.
L’activité en matière de brevets dans le domaine de l’intelligence artificielle augmente rapidement, ce qui signifie que nous pouvons nous attendre à un nombre considérable de nouveaux produits, applications et techniques fondés sur l’intelligence artificielle qui changeront notre vie quotidienne.
Francis Gurry, Directeur général de l’OMPI
Néanmoins, certaines entreprises arrivent en tête dans différents domaines technologiques. Par exemple, Baidu, le géant chinois de l’Internet, est en bonne place pour l’apprentissage profond; Toyota, Bosch et Hyundai dominent le secteur des transports; tandis que Siemens, Philips et Samsung arrivent en tête dans les sciences médicales et les sciences du vivant.
Les universités et les organismes de recherche publics occupent une place moins proéminente parmi les principaux déposants de demandes de brevet, ne représentant que 167 des 500 premiers déposants. Ils dominent toutefois certains domaines.
La Chine compte 17 des 20 universités ayant déposé le plus grand nombre de demandes de brevet dans le domaine de l’intelligence artificielle, et 11 des 20 universités ayant produit le plus grand nombre de publications scientifiques sur ce thème (voir le tableau 2). Les établissements de recherche chinois sont particulièrement compétents dans le nouveau domaine de l’apprentissage profond. Avec plus de 2500 familles de brevets et plus de 20 000 articles scientifiques publiés sur l’intelligence artificielle, l’Académie chinoise des sciences surpasse d’autres institutions semblables. Elle possède aussi le plus grand portefeuille de brevets concernant l’apprentissage profond, avec 235 familles de brevets. Les établissements chinois sont en train de conforter leur avance. Entre 2013 et 2016, leurs demandes de brevets liés à l’intelligence artificielle ont augmenté de plus de 20% par an, soit une croissance égale ou supérieure à celle des établissements d’autres pays.
Les établissements de la République de Corée occupent également une place prépondérante parmi les principaux acteurs universitaires, notamment l’Institut de recherche en électronique et en télécommunications (ETRI). La République de Corée compte 19 universités ou organismes de recherche publics dans la liste des 500 premiers déposants de demandes de brevet, et est suivie par les États-Unis d’Amérique (20) et le Japon (4). Seules quatre institutions européennes figurent dans cette liste. Parmi elles, la mieux classée est l’Institut Fraunhofer (159e place).
Les principaux marchés d’innovation
Le rapport recense les pays où la recherche sur l’intelligence artificielle est la plus active en se fondant sur le nombre de demandes de brevet y afférentes reçues par les offices. L’Office des brevets et des marques des États-Unis d’Amérique (USPTO) et l’Administration nationale chinoise de la propriété intellectuelle (CNIPA) arrivent en tête de ce classement, suivis de l’Office des brevets du Japon (JPO). Ces trois offices enregistrent à eux seuls 78% des demandes de brevet lié à l’intelligence artificielle. Il existe toutefois une différence notable entre les demandes déposées au Japon et aux États-Unis d’Amérique, d’une part, et celles déposées en Chine, d’autre part. Tandis qu’environ un tiers des demandes déposées en premier lieu au Japon et aux États-Unis d’Amérique sont ensuite déposées dans d’autres pays, 4% seulement des demandes déposées en premier lieu en Chine sont ensuite déposées ailleurs. De nombreuses entités chinoises semblent donc enclines à déposer des demandes de brevet uniquement en Chine, considérant peut-être que ce pays est le principal débouché pour leurs inventions.
Les enjeux politiques
Les données recueillies dans les brevets et les publications scientifiques montrent l’évolution rapide de l’innovation en matière d’intelligence artificielle. De ce fait, et compte tenu des applications multiples des technologies d’intelligence artificielle dans de nombreux domaines, ainsi que de leur incidence potentielle sur la vie des citoyens, les technologies d’intelligence artificielle posent un certain nombre de défis stratégiques aux gouvernements et aux autorités réglementaires.
Parmi eux figurent l’utilisation et la protection des données personnelles, l’élaboration de normes et le partage des données, le financement de l’innovation, la réglementation des nouvelles technologies, voire le risque de menace que l’intelligence artificielle la plus évoluée – parfois appelée “superintelligence” – pourrait faire peser sur la vie humaine. Certaines de ces questions sont abordées par d’éminents spécialistes de l’intelligence artificielle dans le rapport de l’OMPI, qui donne également un aperçu des approches politiques adoptées par les gouvernements de différents pays.
L’une des contributrices, Myriam Côté, de l’Institut des algorithmes d’apprentissage de Montréal (Mila) au Canada, constate que nous observons actuellement la première grande vague d’une révolution en matière d’intelligence artificielle : “Les répercussions de cette technologie sur nos vies seront bientôt de plus en plus visibles”. Parmi les domaines concernés, certains devraient retenir notre attention : la confidentialité des données personnelles, la production de fausses nouvelles, les pertes d’emplois, la manipulation des marchés financiers, la partialité des données, les questions de diversité, etc. Mila, tout comme d’autres organismes de recherche, s’efforce d’accroître la sensibilisation à ces enjeux et d’en améliorer la compréhension.
À l’avenir, il sera possible de détecter les maladies grâce aux données collectées par des capteurs portables et de proposer des traitements optimaux pour prévenir leur développement.
Boi Faltings, directeur du laboratoire d’intelligence artificielle, École polytechnique fédérale de Lausanne
Certains experts étudient l’incidence à venir de l’intelligence artificielle dans certains domaines, comme la médecine numérique, et les questions que soulèvera son utilisation. Boi Faltings, de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), explique qu’une application pour smartphone peut détecter un cancer de la peau à un stade précoce à partir d’une photo : “À l’avenir, il sera possible de détecter les maladies grâce aux données collectées par des capteurs portables et de proposer des traitements optimaux pour prévenir leur développement. D’importants efforts de collecte de données seront nécessaires pour cela, ainsi que, probablement, de nouvelles avancées en matière de protection de la confidentialité des données”. Aristotelis Tsirigos, de la Faculté de médecine de l’Université de New York aux États-Unis d’Amérique, fait le point sur une récente étude sur l’automatisation du diagnostic du cancer du poumon grâce aux données d’intelligence artificielle et d’imagerie. Le système d’intelligence artificielle a posé le bon diagnostic dans 97% des cas, soit légèrement plus souvent que les trois pathologistes ayant travaillé sur les mêmes cas.
Dans sa contribution, l’investisseur Kai Fu Lee prédit que la prochaine étape de l’évolution de l’intelligence artificielle consistera à perfectionner les technologies pour les adapter aux applications réelles : “Nous approchons de la fin de la période de découverte et nous allons probablement connaître une période de mise en œuvre”, déclare-t-il. Haifeng Wang, de Baidu, partage ce point de vue : “Globalement, le dernier essor de l’intelligence artificielle pourrait se résumer aux progrès considérables réalisés dans les applications fonctionnelles grâce à l’explosion des mégadonnées et de la puissance de calcul et aux algorithmes de plus en plus évolués. Les applications d’intelligence artificielle ont aujourd’hui une incidence réelle sur l’économie”.
Mais leur déploiement pose des défis tant aux entreprises qu’aux gouvernements. Le Forum économique mondial collabore avec les entreprises, les pouvoirs publics, la société civile, les organisations intergouvernementales et les milieux universitaires pour créer des mécanismes de gouvernance en matière d’intelligence artificielle, notamment un instrument de gestion de l’intelligence artificielle à l’intention des conseils d’administration. Kay Firth-Butterfield, membre du Forum, estime que toutes les entreprises devront bientôt élaborer une stratégie en matière d’intelligence artificielle et analyser l’incidence de cette dernière sur leurs activités : “Une entreprise pourra voir sa réputation considérablement ternie si elle prend de mauvaises décisions quant à l’utilisation de l’intelligence artificielle. Il est donc important de réfléchir dès aujourd’hui aux divers mécanismes de réglementation et de gouvernance nécessaires. L’évolution rapide de cette technologie n’autorise pas l’atermoiement”.
Le Rapport de l’OMPI sur les tendances technologiques dans le domaine de l’intelligence artificielle et un ensemble de documents de référence, y compris une collection de points de vue d’experts sur l’intelligence artificielle et un glossaire, sont consultables à l’adresse www.wipo.int/tech_trends/fr/artificial_intelligence/.
Figure 1 : Familles de brevets et publications scientifiques dans le domaine de l’intelligence artificielle par année de première publication
Figure 2 : Ratio entre les publications scientifiques et les familles de brevets par année de première publication
Tableau 1 : Publications de brevets liés à l’intelligence artificielle : les 10 premières entreprises
Place | Entreprise | Quantité |
---|---|---|
1 | IBM (États-Unis d’Amérique) | 8 290 |
2 | Microsoft (États-Unis d’Amérique) | 5 930 |
3 | Toshiba (Japon) | 5 223 |
4 | Samsung (République de Corée) | 5 102 |
5 | NEC (Japon) | 4 406 |
6 | Fujitsu (Japon) | 4 303 |
7 | Hitachi (Japon) | 4 233 |
8 | Panasonic (Japon) | 4 228 |
9 | Canon (Japon) | 3 959 |
10 | Alphabet (États-Unis d’Amérique) | 3 814 |
Tableau 2 : Demandes de brevet d’intelligence artificielle : les 10 premiers établissements universitaires et organismes de recherche publics
Place | Entreprise | Quantité |
---|---|---|
1 | CAS (Chine) | 2 652 |
2 | ETRI (République de Corée) | 1 936 |
3 | Université de Xidian (Chine) | 1 423 |
4 | Université du Zhejiang (Chine) | 1 394 |
5 | Fondation coréenne de coopération entre les universités et les entreprises (République de Corée) | 1 281 |
6 | Université de technologie de Beijing (Chine) | 1 190 |
7 | Université de Tsinghua (Chine) | 1 172 |
8 | Université de Beihang (Chine) | 1 026 |
9 | Université de Chongqing (Chine) | 996 |
10 | Université de Tianjin (Chine) | 922 |
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