Activités à l’échelle mondiale sur les questions de licences relatives aux brevets essentiels à l’application des normes
Doris Johnson Hines et Ming-Tao Yang, associés chez Finnegan, Washington (États-Unis d’Amérique)
Les normes techniques assurant l’interconnectivité et l’interopérabilité des dispositifs couvrent une multitude de produits dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, des téléphones intelligents et tablettes aux périphériques de stockage et câbles. Les normes sont omniprésentes. Elles permettent notamment aux plus de 8 milliards d’appareils mobiles dans le monde de communiquer entre eux et garantissent que les utilisateurs peuvent accéder aux plus de 2 milliards d’ordinateurs dans le monde et les utiliser.
Les organismes de normalisation, qui promulguent des normes techniques, exigent souvent que les titulaires de brevets couvrant des parties d’une norme, dénommés brevets essentiels à l’application des normes, s’engagent à concéder sous licence leurs brevets à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires (FRAND).
Cette année, les responsables de la mise en œuvre de technologies liées aux normes se voient offrir de nouvelles possibilités de diminuer le coût des licences liées aux normes, d’alléger la responsabilité découlant du règlement des litiges relatifs aux brevets essentiels à l’application des normes et, dans certaines circonstances, de réduire le risque d’une injonction. De nouvelles possibilités existent également pour les titulaires de brevets essentiels à l’application des normes, car ces dernières couvrent de plus en plus de technologies.
Depuis plus d’une décennie, les titulaires de brevets essentiels à l’application des normes et les responsables de la mise en œuvre des normes, qu’il s’agisse de grandes ou de petites entreprises, sont confrontés à divers défis liés à la concession sous licence de ces brevets essentiels. Ils ont des difficultés à négocier des licences, à demander (ou à éviter) des injonctions, à déterminer les redevances FRAND, à éviter toute discrimination et à obtenir le recouvrement des montants concernés en cas de violation des engagements FRAND par un titulaire de brevets essentiel ou de refus par un responsable de la mise en œuvre d’une norme d’accepter des conditions FRAND. Et l’environnement est devenu de plus en plus complexe à mesure que les technologies liées aux normes – qu’il s’agisse des communications câblées ou sans fil, de la transmission vidéo et audio en continu, des chaînes de blocs ou d’autres dispositifs de sécurité, du partage de données sur la santé, de l’intelligence artificielle ou de la robotique – s’étendent au-delà de l’Internet des objets et s’élargissent à d’autres domaines. Conscients de ce fait, des organismes gouvernementaux du monde entier se sont penchés sur ces questions et ont fait converger leurs approches en matière de licences de brevets essentiels et de redevances FRAND en mettant l’accent sur l’équilibre, la transparence et le caractère raisonnable. Cette convergence de vues accroît les possibilités d’obtenir des licences ou des licences réciproques tenant compte des contextes particuliers. Toutefois, même lorsque des conditions FRAND s’appliquent, toutes les licences ne sont pas équivalentes.
Le Département de la justice des États-Unis d’Amérique, la Commission européenne, la Haute Cour populaire du Guangdong (République populaire de Chine) et l’Office des brevets du Japon (JPO) ont donné des orientations sur les questions relatives aux licences de brevets essentiels à l’application des normes. Bien que des divergences subsistent parce que les lois, les politiques, les considérations économiques et la maturité technologique diffèrent d’un pays à l’autre, ces régions convergent à de nombreux égards sur les approches concernant les questions relatives aux brevets essentiels et aux conditions FRAND.
Cette convergence de vues, ainsi que la prise en considération des différences régionales, offrent de nouvelles possibilités aux négociateurs expérimentés de licences de brevets essentiels. Les modèles d’affaires, les marchés et la position sur le marché peuvent revêtir plus d’importance que jamais dans la prise en considération des questions relatives aux brevets essentiels et aux conditions FRAND, en partie parce que tous ceux se trouvant dans la même situation obtiennent généralement des taux et des clauses similaires en vertu des conditions FRAND. Dès lors, les entreprises qui sont en mesure de mettre l’accent sur les similitudes ou d’exploiter les différences sont bien placées pour obtenir des taux de redevance et des conditions de licence plus favorables. La clarté et la transparence escomptées, ainsi que la préférence pour des modes extrajudiciaires de règlement des litiges, tels que la médiation ou l’arbitrage, offrent également aux parties des outils supplémentaires pour résoudre rapidement et efficacement les questions relatives aux brevets essentiels à l’application des normes.
Nouvelles orientations aux États-Unis d’Amérique : équilibre des intérêts avec moins de restrictions sur les injonctions
Le Département de la justice des États-Unis d’Amérique a récemment envisagé une nouvelle approche à l’égard des brevets essentiels et des conditions FRAND, particulièrement en ce qui concerne les injonctions (à savoir s’il convient d’interdire la vente de produits mettant en œuvre des normes aux États-Unis d’Amérique), auxquelles le Département de la justice n’était pas favorable dans une déclaration formulée en 2013. En décembre 2018, la division antitrust du Département de la justice a retiré sa déclaration de 2013, y compris la limitation des injonctions dans le contexte des brevets essentiels. Bien que les nouvelles directives soient en cours d’élaboration et ne soient pas encore disponibles, le Département de la justice a signalé à plusieurs reprises en 2018 qu’il avait révisé sa position et que le recours aux injonctions devait être plus facile dans le contexte des brevets essentiels à l’application des normes. Les contours de cette nouvelle approche restent à voir, mais le Département de la justice a mis l’accent sur l’équilibre à définir entre les intérêts des responsables de la mise en œuvre des normes et ceux des titulaires de brevets essentiels. Toutefois, en retirant les orientations antérieures selon lesquelles les injonctions ne devaient pas être applicables dans le contexte des conditions FRAND, le nouveau texte du Département de la justice semble compatible avec les efforts croissants déployés en vue d’empêcher l’utilisation non autorisée des droits de propriété intellectuelle aux États-Unis d’Amérique. Rendre les injonctions plus accessibles donnera vraisemblablement plus de pouvoir aux titulaires de brevets essentiels en forçant les preneurs de licence réticents (qui “tiennent tête” aux titulaires de brevets essentiels en refusant d’accepter une offre de licence FRAND) à choisir entre l’exclusion du marché américain ou la prise de licence pour continuer à vendre.
Bien que la nouvelle déclaration du Département de la justice, qui n’a pas encore été publiée, puisse être avantageuse pour les titulaires de brevets essentiels en levant certaines restrictions relatives aux injonctions, le Département de la justice a également insisté sur la nécessité de clarté, de prévisibilité et d’équilibre des intérêts. En outre, étant donné que les activités d’établissement de normes exigent souvent des efforts conjoints des grands acteurs de la même industrie qui, souvent, sont en concurrence les uns avec les autres, le Département de la justice s’est dit également préoccupé par les possibilités de collusion entre concurrents dans le cadre des activités d’établissement de normes. Même si les menaces croissantes d’injonctions auraient probablement pour effet d’exercer des pressions sur les responsables de la mise en œuvre des normes, le fait de mettre davantage l’accent sur l’équilibre, la clarté et la prévisibilité pourrait également permettre de réduire les coûts transactionnels pour les responsables de la mise en œuvre des normes. Par conséquent, tant les entités chargées de l’établissement des normes que les responsables de leur mise en œuvre doivent suivre de près la déclaration que le Département de la justice publiera bientôt et faire soigneusement la part des choses dans cette nouvelle ère.
L’efficacité en tant que moteur des principes de la Commission européenne en matière d’octroi de licences de brevets essentiels, avec l’aide d’un nouveau groupe d’experts
La Commission européenne a diffusé ses dernières orientations en ce qui concerne les brevets essentiels à la fin de 2017 et a créé un groupe d’experts sur la concession de licences et l’évaluation des brevets essentiels au cours de l’été 2018. L’approche de la Commission européenne vise à promouvoir un cadre efficace, équilibré, harmonieux et prévisible, tenant compte de ses objectifs qui visent à encourager le développement technologique et l’utilisation généralisée des normes technologiques.
Afin de gagner en efficacité et de faciliter les négociations, la commission a appelé les organismes de normalisation à améliorer la transparence, la qualité et l’accessibilité de l’information relative aux brevets essentiels, soulignant que les titulaires de brevets essentiels font souvent des déclarations excessives (selon lesquelles, par exemple, les brevets sont essentiels à une norme alors qu’ils ne le sont pas). En général, ces organismes n’évaluent pas si les brevets sont réellement essentiels à l’application des normes. Ce manque de contrôle peut rendre ces déclarations peu fiables. De plus, la plupart des organismes de normalisation n’offrent aucune plateforme pour effectuer des recherches en matière de brevets essentiels ou pour fournir des renseignements sur les licences, les redevances, les litiges ou d’autres renseignements liés aux brevets essentiels. Par conséquent, des obstacles doivent encore être surmontés en matière de transparence dans les négociations des licences de brevets essentiels. Soulevant ces préoccupations, la Commission européenne semble favoriser l’imposition de nouvelles exigences aux organismes de normalisation, qui sont peut-être les mieux placés pour réduire ces obstacles ou les supprimer.
Les termes de la licence FRAND peuvent ne pas être universels. Le taux de redevance et les autres conditions de licence peuvent en effet différer d’un secteur à l’autre, d’une région à l’autre et dans le temps. En fait, les conditions FRAND peuvent être différentes d’une entreprise à l’autre. Si les clauses de la licence FRAND prévoient la “non-discrimination”, elle s’applique aux preneurs de licence se trouvant “dans la même situation”. Le fait d’imposer des conditions FRAND à ces entités et de permettre ainsi à celles qui ne se trouvent pas dans la même situation de s’en écarter signifie que les titulaires de brevets essentiels et les responsables de la mise en œuvre des normes peuvent évaluer la situation spécifique d’un preneur de licence potentiel afin de le distinguer des autres preneurs de licence. Il est donc possible de tirer parti d’une situation particulière et d’obtenir quand même des conditions de licence FRAND.
Le monde réfléchit à la manière de négocier les licences sur les brevets essentiels en contrepartie de redevances FRAND et, à bien des égards, trouve des points de convergence… Cependant, même lorsque les conditions FRAND s’appliquent, toutes les licences ne sont pas équivalentes.
La commission a par ailleurs déclaré que les conditions FRAND devraient être déterminées en fonction de considérations telles que l’efficacité, les attentes raisonnables des titulaires de brevets essentiels et des responsables de la mise en œuvre des normes et l’utilisation généralisée des normes. Reconnaissant que les clauses des licences FRAND sont souvent contestées, la commission encourage le recours à des modes extrajudiciaires de règlement des litiges, tels que la médiation et l’arbitrage, afin de réduire le coût des transactions. En juillet 2018, la Commission européenne a mis en place un groupe d’experts de 15 membres sur les brevets essentiels à l’application des normes. Ce groupe d’experts a pour objectif d’aider la commission à élaborer des pratiques recommandées en matière de licences de brevets essentiels, de faciliter la détermination de conditions FRAND et d’élaborer des politiques complémentaires.
Notant que les injonctions sont régies par chaque État membre mettant en œuvre la Directive de l’Union européenne relative au respect des droits de propriété intellectuelle, la Commission européenne CE n’a pas précisé de critère particulier, mais a estimé que la mesure injonctive devait être efficace, proportionnée et dissuasive. Elle a également fait référence au cadre annoncé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans son rapport sur l’état d’avancement de la mise en œuvre de la décision Huawei c. ZTE de 2016. Estimant que cette décision ne constitue pas un cadre exclusif, la commission a souligné la nécessité de procéder à une évaluation de la proportionnalité au cas par cas, en laissant un pouvoir discrétionnaire important aux tribunaux.
Alors que les brevets sont obtenus pays par pays et que les droits qui leur sont attachés ne sont applicables que dans le pays dans lequel ils ont été délivrés, la Commission européenne considère que les licences de brevets essentiels applicables à l’échelle mondiale sont efficaces et compatibles avec les conditions FRAND. Toutefois, étant donné que le droit des brevets, les doctrines en matière de dommages-intérêts, les portefeuilles de brevets essentiels et d’autres considérations diffèrent d’un pays à l’autre, il n’est pas rare qu’une licence mondiale de brevet essentiel fixe différents taux par pays ou région. Grâce aux différences régionales, les entreprises peuvent bénéficier de tarifs régionaux plus bas et de conditions de licence (ou de licences réciproques) qui peuvent être propres à leur modèle d’affaires et à leur marché.
Les lignes directrices en matière de brevets essentiels élaborées par la Chine en 2018 s’appuient sur une approche fondée sur la faute
La Haute Cour populaire du Guangdong (Chine) a également publié récemment des lignes directrices en matière de brevets essentiels. Elles décrivent en détail la façon dont les tribunaux locaux règlent les litiges liés aux brevets essentiels, y compris la façon dont ils déterminent les taux de redevance des licences FRAND en cas d’atteinte à la législation anti-monopole de la Chine et, surtout, les cas donnant lieu à une injonction. Tout comme dans l’approche adoptée par l’UE, les lignes directrices élaborées par la Chine mettent l’accent sur la définition d’un juste équilibre entre les intérêts des titulaires de brevets essentiels, ceux des preneurs de licence et ceux du public lors de la prise de ces décisions.
Les lignes directrices chinoises, cependant, ne sont pas favorables aux injonctions. En vertu de ces lignes directrices, les tribunaux ne devraient accorder des injonctions que lorsque le responsable de la mise en œuvre des normes est clairement en faute et que le titulaire du brevet essentiel n’est pas en faute (ou l’est relativement moins). À l’aide de plusieurs scénarios types visant à illustrer les cas où des injonctions sont ou ne sont pas applicables, les lignes directrices apportent des éclaircissements sur cette question importante. Ces exemples portent à croire que l’auteur d’une atteinte doit avoir fait preuve de mauvaise foi, ou du moins en avoir donné des signes, pour qu’une injonction se justifie.
Pour déterminer le montant des redevances, les lignes directrices chinoises privilégient une approche descendante selon laquelle les redevances sont calculées sur la base du nombre de brevets essentiels qu’un titulaire possède par rapport au nombre total de brevets essentiels, ajusté en fonction du nombre de licences comparables. Bien que les lignes directrices laissent aux tribunaux la possibilité d’utiliser d’autres méthodes, l’approche prescrite s’imposera probablement.
Un nouveau guide de l’Office des brevets du Japon donne des orientations neutres, détaillées et pratiques
En juin 2018, l’Office des brevets du Japon (JPO) a publié son guide sur les brevets essentiels à l’application des normes et les conditions FRAND. En ce qui concerne les négociations portant sur les brevets essentiels, le guide fournit des conseils pratiques s’agissant des négociations de licence, ainsi qu’une analyse complète des questions relatives aux brevets essentiels et aux conditions FRAND et de la façon dont ces questions ont été traitées dans les tribunaux du monde entier. S’appuyant sur une convergence des décisions et des politiques à travers le monde sur des questions fondamentales, le guide fournit aux titulaires de brevets essentiels et aux responsables de la mise en œuvre des normes un cadre structuré et un plan d’action pour la négociation des licences de brevets essentiels. Les plans d’action détaillés étape par étape et l’examen par le JPO du raisonnement sous-tendant le règlement des litiges relatifs aux conditions FRAND peuvent être particulièrement instructifs pour les entreprises qui ne connaissent pas encore les brevets essentiels. Bien qu’ayant un caractère non contraignant pour les tribunaux japonais, le guide offre une approche pratique et mesurée pour ceux qui cherchent à comprendre les brevets essentiels, à négocier des conditions FRAND et à prendre des décisions équilibrées et en connaissance de cause.
Les conditions FRAND ne sont pas applicables à tous
Bien que les mesures prises récemment par les organismes gouvernementaux du monde entier concernant les brevets essentiels et les conditions FRAND diffèrent, elles convergent dans certains domaines clés. La plupart préconisent une détermination équilibrée des conditions FRAND, abordent la question des brevets essentiels dans un souci de clarté et de transparence et souhaitent offrir davantage de certitude aux entreprises. Toutefois, il n’existe pas d’approche unique valable en ce qui concerne les conditions FRAND. Comme le terme FRAND (“équitable, raisonnable et non discriminatoire”) le laisse entendre, les négociateurs chevronnés peuvent tirer parti de façon créative du caractère unique de leur modèle d’entreprise, de leur position sur le marché et de leur produit. Les brevets essentiels, les conditions FRAND, les injonctions et les clauses de licence ne sont pas seulement des questions juridiques; ils impliquent des stratégies d’affaires élaborées en connaissance de cause et des décisions prises en fonction des réalités de la concurrence. Les décideurs qui connaissent bien cette évolution, qu’il s’agisse des points de vue convergents ou des divergences persistantes, peuvent être en mesure de réduire les coûts de transaction et d’en arriver à des conditions FRAND convenues d’un commun accord en fonction de leur situation particulière. L’aspect pratique, la flexibilité et la réalité économique demeurent des considérations cruciales pour l’obtention de licences uniques, avantageuses et judicieuses. Les conditions FRAND ne sont pas applicables à tous – du moins plus maintenant.
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