Droit d’auteur et valorisation de la créativité : aller au-delà du revenu*
Alexander Cuntz, Division de l’économie et des statistiques, OMPI.
Des recherches récentes de l’OMPI pointent les nombreux facteurs qui, au-delà du seul revenu, incitent les artistes à se lancer dans la création et analysent les incidences de cette réalité sur les politiques de droit d’auteur et le financement public des arts.
Le décalage de plus en plus manifeste entre l’exercice formel des droits conférés par la législation sur le droit d’auteur et l’objectif économique qui sous-tend cette législation, à savoir la mise en place de mesures incitatives en faveur de la création et de la diffusion des œuvres, est un sujet de préoccupation pour les juristes. Les discussions sur les effets des politiques de droit d’auteur portent principalement sur les incitations financières et leur efficacité s’agissant d’orienter les ressources en direction de la production artistique. Toutefois, on oublie que les motivations des artistes sont très diverses et souvent guidées par des considérations non monétaires.
À cet égard, la législation actuelle sur le droit d’auteur risque de ne pas jouer pleinement son rôle de mécanisme d’incitation à la créativité. Pourquoi? Parce que les facteurs qui motivent les créateurs ne sont pas suffisamment pris en considération dans la législation et la pratique en matière de droit d’auteur. Il est même possible qu’il existe une inadéquation entre, d’une part, les facteurs qui motivent les créateurs et leurs actions et, d’autre part, les incitations prévues par certains éléments de la législation sur le droit d’auteur.
Quelles sources de motivation pour l’activité créative?
Des recherches de l’OMPI pointent dans cette direction. L’étude intitulée Unpacking predictors of income and income satisfaction for artists s’appuie sur des données inédites issues d’une enquête sur les artistes contemporains aux États-Unis d’Amérique. Elle montre que des motivations étrangères au revenu entrent pour une part non négligeable dans la satisfaction des artistes, voire dans la production artistique proprement dite.
Plus particulièrement, l’étude de l’OMPI contient des données empiriques tendant à prouver que les avantages et les bénéfices d’un comportement altruiste en termes de réputation constituent une importante source de satisfaction pour les artistes. Par exemple, un prix ou une subvention peut représenter pour un créateur un témoignage de reconnaissance et d’estime plus gratifiant que la récompense pécuniaire en elle-même. Toutefois, cela ne va pas sans contreparties. En effet, si des comportements altruistes tels que le temps personnel consacré aux interprétations en public procurent davantage de satisfaction aux artistes, cette “culture de la gratuité” réduit d’autant les recettes qu’ils peuvent tirer d’activités commerciales. En outre, la démonstration de “l’utilité procédurale” – c’est-à-dire la satisfaction que les créateurs tirent de leur appartenance au monde artistique et de leur “immersion” dans le processus de création – en tant que source de motivation est moins probante que ce qu’on aurait pu penser à la lecture d’études économiques précédentes.
Ces conclusions laissent entendre que les artistes évaluent leur satisfaction professionnelle à l’aune de différents concepts et critères et qu’ils peuvent trouver dans leur travail bien des sources de gratification non pécuniaires. Elles s’inscrivent dans le droit fil de celles de recherches antérieures qui montrent que les artistes tirent une plus grande satisfaction de leur travail que les autres travailleurs de même catégorie socio-professionnelle. L’étude de l’OMPI va toutefois plus loin en tentant de recenser les sources de motivation propres aux artistes que la législation sur le droit d’auteur pourrait également prendre en considération et promouvoir. Elle comporte toutefois une lacune en ce qu’elle ne dit pas si le système juridique actuel favorise ou contrarie la satisfaction et la créativité des artistes. Il s’agit là sans doute d’une piste intéressante pour de futures recherches.
Implications pour la politique de droit d’auteur
Que signifient ces considérations du point de vue de la politique en matière de droit d’auteur et du financement public des arts?
Lorsqu’ils sont appelés à définir des objectifs stratégiques et à évaluer leur impact, les décideurs devraient prendre en considération toutes les sources de motivation qui favorisent la créativité afin que la société puisse en retirer tout le bénéfice. À tout le moins, il conviendrait de tenir compte des effets indésirables d’une politique axée uniquement sur les incitations financières.
Il est possible qu’il existe une inadéquation entre, d’une part, les facteurs qui motivent les créateurs et leurs actions et, d’autre part, les incitations prévues par certains éléments de la législation sur le droit d’auteur.
Pour autant, les débats sur la refonte des systèmes de droit d’auteur à l’ère du numérique insistent particulièrement sur la nécessité d’associer droits et incitations financières. C’est le cas notamment de la Directive européenne sur le droit d’auteur, qui vise entre autres à améliorer le pouvoir de négociation et la rémunération des auteurs.
Concrètement, quels éléments du droit d’auteur méritent une attention particulière et pourquoi?
Premièrement, les mécanismes juridiques influent sur les modalités de reconnaissance de la qualité d’auteur d’une œuvre. Cette reconnaissance aide les auteurs à se bâtir une réputation en tant qu’artistes et à gagner l’estime de leurs pairs, qui constitue une source de satisfaction en soi. Dans certains ressorts juridiques par exemple, on octroie un droit moral “inaliénable” qui lie l’auteur à son œuvre. Ce droit est perpétuel et incessible. Dans ces ressorts juridiques, la contribution des auteurs tend moins à s’estomper avec le temps, notamment lorsqu’ils sont cités comme source d’inspiration pour la création d’une œuvre dérivée. La reconnaissance de la qualité d’auteur et la valeur du droit moral attaché aux créateurs n’ont pas été suffisamment prises en considération dans les études antérieures. Mais le peu qui a été fait dans ce domaine conduit à se poser la question de savoir s’il est souhaitable que le droit moral varient selon les systèmes nationaux de droit d’auteur, comme c’est le cas actuellement.
Deuxièmement, les réformes axées sur le revenu peuvent en définitive manquer les objectifs de politique générale. Les recherches antérieures montrent que les artistes cumulent très souvent plusieurs emplois pour compenser leurs activités artistiques mal rémunérées et que leur préférence pour ces dernières (dès lors que leurs besoins essentiels sont couverts) peut rendre inefficace le financement public des arts. Les subventions introduites vers la fin des années 1990 en faveur des artistes visuels néerlandais en sont une parfaite illustration. Si ces subventions avaient entraîné une réduction du temps consacré par les artistes aux emplois non artistiques à forte rémunération et avaient amené certains d’entre eux à consacrer davantage d’heures à leurs activités artistiques et conduit de nouveaux artistes à intégrer la profession, elles avaient également eu pour effet de baisser les salaires dans le secteur artistique en raison d’une concurrence accrue entre les artistes. Alors qu’elle avait pour objectif de réduire les difficultés financières des artistes, cette politique n’a pas eu l’effet escompté.
Il faut à présent approfondir le débat sur les mécanismes inscrits dans la législation sur le droit d’auteur, en allant au-delà du revenu et des effets du revenu sur la créativité.
Troisièmement, la vague de nouveaux contenus produits par les créateurs amateurs à l’ère du numérique et les nouvelles formes de participation à la culture numérique sont intimement liées aux sources de motivation “intrinsèques”. Outre la baisse des coûts de production (numérique), l’altruisme et la satisfaction tirée de “l’immersion” dans le processus créatif peuvent contribuer à expliquer la quantité énorme de contenus générés par les utilisateurs et publiés sur les plateformes, même si seule une infime partie de ces contenus a une valeur commerciale et génère des revenus. Cela étant, tous les utilisateurs des plateformes numériques ne se lanceront pas dans la création. La tendance est à la spécialisation soit dans l’utilisation, soit dans la production, des contenus en ligne. Les choix politiques dans ce domaine sont particulièrement difficiles, dans la mesure où ils doivent prendre en considération les préoccupations et les intérêts de nouveaux créateurs amateurs, des créateurs d’œuvres originales et des titulaires de droits, sans oublier l’appétit de la société pour la variété, particulièrement en ce qui concerne les usages “transformatifs” des œuvres. La bonne gouvernance, on ne le dira jamais assez, ne doit pas se limiter à la prise en considération des incitations financières.
Enfin, les biais comportementaux et leurs implications juridiques peuvent également influer sur les politiques. L’utilité procédurale et la satisfaction que les artistes tirent de la pratique de leur art peuvent se traduire par un “biais de la créativité”. Autrement dit, les artistes peuvent surestimer la valeur de leurs propres œuvres. C’est ce qui explique que certaines œuvres ne trouvent pas preneurs sur le marché. En présence de tels biais, l’importance des titulaires de droits (hormis les créateurs) en tant qu’intermédiaires a été soulignée, au même titre qu’une proposition de meilleure prise en considération des règles relatives aux œuvres de salariés dans le système juridique. Dans certains ressorts juridiques, ces règles prévoient que l’auteur est l’employeur, et non le salarié qui créé l’œuvre dans le cadre son emploi. Ces règles peuvent permettre de remédier au biais de la créativité dans les domaines où les œuvres restent invendues ou lorsque les forces du marché ne peuvent plus jouer leur rôle.
Par ailleurs, il pourrait exister des sources de motivation inexploitées dans les cadres juridiques mis en place pour promouvoir la créativité. Il faut à présent approfondir le débat sur les mécanismes inscrits dans la législation sur le droit d’auteur, en allant au-delà du revenu et des effets du revenu sur la créativité. Si cette discussion n’est pas tout à fait nouvelle parmi les juristes, force est de constater que tous les aspects juridiques ayant un rôle à jouer n’ont pas encore été pleinement recensés. Des études économiques supplémentaires s’imposent pour mieux comprendre les liens existant entre certains aspects conceptuels de la législation sur le droit d’auteur, leurs effets sur la motivation des artistes à différentes étapes de leur carrière et, en définitive, l’activité créative qu’ils peuvent générer.
Quoi qu’il en soit, toute étude future devra prendre en considération les vues des artistes sur les raisons de leur créativité. Le chanteur Nick Cave dit qu’il est créatif “parce qu’il n’a pas le choix” ; l’acteur Willem Dafoe, quant à lui, souligne : “j’aime l’état dans lequel je suis lorsque je crée” ; et à l’artiste visuel Yoko Ono de conclure : je crée “parce que je suis comme je suis”. De toute évidence, ces artistes créent pour des raisons qui vont au-delà des considérations financières.
*Pour de plus amples informations, voir Creators’ income situation in the digital age et Unpacking predictors of income and income satisfaction for artists. Les avis exprimés dans le présent article sont ceux de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement les opinions de l’OMPI ni celles de ses États membres.
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