La législation singapourienne sur le droit d’auteur connaît sa plus vaste réforme en 30 ans
Gavin Foo, conseiller juridique principal, et Edmund Chew, conseiller juridique, Office de la propriété intellectuelle de Singapour
En ce XXIe siècle, le droit d’auteur se rapproche beaucoup de l’art tel que l’a décrit le romancier Julian Barnes dans son roman Le fracas du temps (2016) :
L’art est à tout le monde et n’est à personne. L’art appartient à toutes les époques, non à une époque. L’art appartient à ceux qui le créent et à ceux qui l’aiment. L’art n’appartient pas plus au Peuple et au Parti qu’il n’appartenait jadis à l’aristocratie et au mécène. L’art est le murmure de l’Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps. L’art n’existe pas pour lui-même : il existe pour les gens. Mais quels gens, et qui les définit?
Pour qui existe le droit d’auteur? C’est cette question qui sous-tend presque toutes les actions engagées en vue de réformer la législation dans ce domaine. À l’heure actuelle, dans un contexte normatif complexe où la seule constante est l’évolution des technologies et des marchés, les responsables de l’élaboration des politiques sont appelés à trouver des solutions qui tiennent suffisamment compte des préoccupations d’un ensemble de parties prenantes de plus en plus hétérogène, qui défend des intérêts et des points de vue de plus en plus variés. Avant la promulgation de la loi de Singapour sur le droit d’auteur, en 1987, la commission parlementaire spéciale avait examiné 34 observations écrites concernant le projet de loi. Le régime singapourien du droit d’auteur fait aujourd’hui l’objet de la plus vaste révision qu’il ait connue en 30 ans, et le nombre total d’observations soumises a plus que décuplé. Avant l’élaboration des récentes recommandations gouvernementales portant sur 16 questions relatives au droit d’auteur à l’ère du numérique, le Ministère de la justice et l’Office de la propriété intellectuelle de Singapour (IPOS) ont examiné 94 communications écrites formelles et 283 observations soumises par l’intermédiaire de formulaires en ligne. Cet accroissement considérable du nombre d’observations présentées témoigne de la complexification de la situation du droit d’auteur à l’ère du numérique.
Ces recommandations, qui comprennent notamment des propositions de modifications à apporter à la loi sur le droit d’auteur, sont présentées dans le Singapore Copyright Review Report (Rapport sur la révision de la législation singapourienne relative au droit d’auteur), qui a été publié récemment. Ces modifications couvrent un champ très large. Elles concernent de nouveaux droits, de nouvelles exceptions, de nouveaux mécanismes d’application des droits, et un nouveau système de licence administré par l’État qu’il est proposé d’instaurer à des fins de gestion collective. Elles profiteront à une multitude de parties prenantes, notamment les auteurs, les entreprises, les employeurs, les utilisateurs, les intermédiaires, les étudiants et les chercheurs; chacune d’elles bénéficiera de ces réformes à des degrés divers. Ces modifications permettront d’améliorer les rapports qu’un groupe de parties prenantes, le public, entretient au quotidien avec le droit d’auteur. Ces parties prenantes créent, consultent, utilisent et diffusent sans cesse des contenus, de façon privée ou publique, dans le cadre de leur travail et de leurs loisirs, et constituent la pierre angulaire de tout système de droit d’auteur.
Une loi sur le droit d’auteur plus accessible
Dans un premier temps, les réformes consisteront à remanier l’ensemble des dispositions de la loi sur le droit d’auteur, et à les reformuler dans un anglais clair. Il s’agit d’une entreprise colossale. La loi sur le droit d’auteur est l’acte juridique le plus complexe de la législation singapourienne relative à la propriété intellectuelle; elle se compose d’environ 350 pages, et comprend plus de 272 articles répartis en 17 parties et 36 sections. D’une manière générale, les procédés de rédaction législative qu’elle incarne et les formulations qu’elle contient datent de plus de 30 ans. La plupart de ses dispositions n’ont pas été modifiées depuis sa promulgation.
Le “remaniement” de la loi consistera, comme le terme le donne à entendre, à améliorer l’agencement et l’enchaînement de ses dispositions. Cela exigera par exemple de rationaliser certaines dispositions qui ont été fragmentées et dupliquées à cause de l’introduction précoce, dans la structure de la loi, de la distinction traditionnelle entre les œuvres originales produites par un auteur et les autres objets (comme les enregistrements sonores, les films cinématographiques et les émissions de radiodiffusion). En conséquence, les dispositions concernant l’existence, la durée et la titularité du droit d’auteur figurent à la fois dans une partie consacrée aux œuvres originales créées par un auteur, et dans une autre partie traitant des autres objets. De même, certaines exceptions, comme l’exception au titre de l’acte loyal, sont énoncées dans des dispositions distinctes qui se rapportent en substance à la même exception, mais qui figurent dans différentes parties de la loi.
La loi de 1987 sur le droit d’auteur et ses dispositions peuvent être difficiles à comprendre pour des juristes, et certainement d’autant plus pour le public. Grâce au remaniement de la loi et à sa réécriture dans un anglais clair, toutes les parties prenantes auront accès à des dispositions aisément compréhensibles et agencées de façon logique, intuitive et simple. Le public sera ainsi mieux à même de respecter et d’utiliser la législation singapourienne relative au droit d’auteur. À tout le moins, les parties comparaissant en justice dans le cadre d’injonctions de blocage de sites Internet ne devront plus se référer laborieusement à des dispositions essentielles comme l’article 193DDA.2)a), une fâcheuse conséquence des nombreuses modifications parcellaires apportées à la loi au fil des ans, à laquelle il sera également remédié au cours du processus.
Au-delà de ces modifications d’ordre stylistique, les propositions formulées dans le cadre de la révision de la législation singapourienne relative au droit d’auteur portent aussi sur des modifications qui bénéficieront, entre autres, au public. Deux de ces modifications sont présentées ci-après.
Une nouvelle exception à des fins d’analyse de données qui profiterait à l’ensemble de la société
Le monde est sur le point de connaître des évolutions technologiques et commerciales majeures, qui sont annoncées comme avant-coureuses de la quatrième révolution industrielle. Les données, que beaucoup ont qualifiées de “nouveau pétrole de l’économie numérique”, sont au cœur de cette révolution. Elles ouvrent, dans chaque secteur et branche d’activité, un champ d’applications qui semble infini; il est communément admis que les observations tirées de l’analyse de données permettent de réaliser des économies substantielles en termes de temps et de coûts, et donnent aux entreprises les moyens de prendre des décisions anticipatives en toute connaissance de cause. Les applications connues de l’analyse de données, telles que la prévision d’épidémies à partir de données extraites d’archives de presse, n’offrent qu’une ébauche des avantages que ces activités pourraient apporter à la société.
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir que l’idée d’exception relative au droit d’auteur à des fins d’analyse de données, souvent appelée “exception à des fins d’exploration de textes et d’extraction de données”, suscite un intérêt et bénéficie d’un appui croissants de la part de nombreux pays, dont l’Australie, le Japon, le Royaume-Uni, l’Union européenne et, désormais, Singapour. La fonction d’une telle exception est essentiellement d’exclure de la portée du droit d’auteur les actes de reproduction accomplis dans le cadre de l’exploration de textes et de l’extraction de données, des activités consistant généralement à utiliser des procédés automatisés pour copier de grandes quantités de contenus, en extraire des données et analyser ces dernières afin d’en tirer de nouvelles connaissances et informations. En l’absence d’exception, de tels actes sont susceptibles de porter atteinte au droit d’auteur chaque fois que des contenus sont copiés, ce qui produit un effet dissuasif sur les activités d’exploration de textes et d’extraction de données.
À Singapour, l’exception a été élaborée de manière à tenir compte des caractéristiques de ces activités, et à instaurer un environnement sûr qui favorise leur essor sans nuire injustement aux intérêts des titulaires de droits. Comme il est proposé dans le “Singapore Copyright Review Report” (paragraphes 2.8.5 et 2.8.6), l’exception permettra de copier des œuvres protégées au titre du droit d’auteur à des fins d’analyse de données, et concernera les activités tant commerciales que non commerciales. L’exception ne sera cependant pas applicable s’il n’est pas réalisé d’analyses à partir des œuvres copiées. En outre, les utilisateurs devront accéder aux œuvres de manière licite (par exemple, au moyen d’un abonnement payant à des bases de données en rapport avec le domaine traité), et auront l’interdiction de les diffuser auprès d’une personne ne disposant pas d’un accès licite auxdites œuvres. Les titulaires de droits pourront prendre des mesures raisonnables afin d’assurer la sécurité et la stabilité de leurs systèmes et réseaux informatiques.
Compte tenu du rôle essentiel que les données jouent dans l’économie numérique, l’exception à des fins d’analyse de données n’est pas une exception ordinaire. La mise en œuvre de l’exception proposée, dont les conséquences dépasseraient largement le cadre du droit d’auteur, profiterait à la société singapourienne en contribuant à la création et à la diffusion des savoirs. Les véritables bénéficiaires de l’exception ne seront pas ses utilisateurs, mais les habitants d’un pays dont l’économie est tirée par l’innovation numérique, qui verront leur vie quotidienne s’améliorer dans des domaines aussi divers que l’éducation, les soins de santé, l’activité économique, les services financiers et les transports.
Une gestion collective au service de l’intérêt général
La gestion collective des œuvres protégées au titre du droit d’auteur est essentielle au bon fonctionnement de tous les régimes de droit d’auteur. Ce mode d’organisation offre aux utilisateurs un moyen simple et peu onéreux d’accéder à des œuvres, et permet aux créateurs d’accéder à de nombreux marchés sans devoir personnellement négocier et concéder leurs œuvres sous licence. Toutefois, cela dépend dans une large mesure de l’existence d’un écosystème de gestion collective qui fonctionne bien et respecte des normes élevées en matière de transparence, de bonne gouvernance, de responsabilité et d’efficacité. C’est vers cela que tend le système de licence sous gestion collective qu’il a récemment été proposé d’instaurer à Singapour.
Le nouveau système a été conçu à la lumière des observations recueillies dans le cadre d’une consultation publique menée en 2017, qui a été consacrée aux préoccupations des organisations de gestion collective, des créateurs et des utilisateurs du pays. Il permettra d’instaurer des règles dans un domaine qui n’avait jusque-là pas été codifié, par l’intermédiaire d’un système de licence catégoriel administré par l’IPOS (paragraphe 2.15.7 du “Singapore Copyright Review Report”). Les organismes menant des activités de concession de licences collectives à Singapour relèveront d’une “catégorie” réglementée et devront se conformer aux conditions correspondantes en matière de concession de licences, ainsi qu’à un code de conduite obligatoire. Ces prescriptions revêtiront un caractère modéré et “allégé”. En d’autres termes, les organisations de gestion collective n’auront pas l’obligation de s’inscrire auprès de l’IPOS pour pouvoir mener des activités de concession de licences collectives. De plus, l’IPOS n’interviendra pas pour fixer les tarifs ou approuver les droits de licence, mais il disposera des attributions nécessaires pour veiller à ce que les organisations de gestion collective respectent les conditions de concession de licences et le code de conduite.
Les conditions de concession de licences et le code de conduite constituent la clé de voûte du nouveau système de licence. Leurs contours seront tracés à la lumière de la sagesse collective contenue dans les lois, règlements et codes de conduite réunis dans la Boîte à outils de l’OMPI relative aux bonnes pratiques à l’intention des organismes de gestion collective (Boîte à outils). Publiée par l’OMPI en octobre 2018, et élaborée à partir des contributions transmises par les États membres et d’autres parties prenantes, la Boîte à outils est un document de travail rassemblant des exemples tirés de la législation et de la réglementation de 30 pays concernant la gestion collective, et de 6 codes de conduite d’organisations nationales et internationales de gestion collective. Ces textes sont synthétisés sous la forme d’exemples de bonnes pratiques portant sur divers sujets, comme les droits des membres, la relation entre les organisations de gestion collective et les utilisateurs, la gouvernance de ces organisations, et le règlement des litiges. Si la Boîte à outils n’a pas de valeur contraignante, elle constituera une base utile sur laquelle Singapour pourra s’appuyer pour mettre au point des conditions de concession de licences et un code de conduite, en étroite concertation avec les parties prenantes.
À Singapour, la gestion collective couvre plusieurs grands domaines tels que la musique, les enregistrements sonores, les films et les documents imprimés, si bien que les nouvelles modifications proposées devraient avoir des incidences très vastes. Souvent sans le savoir, le public est en contact quotidien avec des œuvres gérées collectivement, que cela soit par exemple dans les écoles, les restaurants et les centres commerciaux, aux concerts, aux mariages et à d’autres manifestations. Le caractère “allégé” du système de licence signifie que les frais de fonctionnement additionnels entraînés par la mise en conformité avec les prescriptions réglementaires ne se répercuteront pas sur le public. Qui plus est, le nouveau système proposé imposera aux organisations de gestion collective des normes plus strictes en matière de transparence, de bonne gouvernance, de responsabilité et d’efficacité, ce qui incitera le public à se fier davantage à l’écosystème de la gestion collective, et facilitera l’accès aux œuvres gérées par ces organisations. Ainsi, les utilisateurs seront plus enclins à recourir à la gestion collective comme mode de concession de licences, et les créateurs seront davantage portés à créer (et concéder sous licence) un plus grand nombre d’œuvres pour divertir et instruire le public.
Des recommandations aux prescriptions
Le train de modifications qu’il est proposé d’apporter au régime singapourien du droit d’auteur profitera à de nombreuses parties prenantes, et en particulier au public. Des recommandations pratiques ayant déjà été établies, la phase suivante de la révision de la législation singapourienne sur le droit d’auteur, à savoir la rédaction des modifications législatives nécessaires à l’introduction de ces changements, est en bonne voie. Une consultation sur les conditions de concession de licences et le code de conduite des organisations de gestion collective devrait être engagée au second semestre de 2019, suivie en temps utile par une consultation publique au sujet du nouveau projet de loi sur le droit d’auteur, une fois que la loi aura été remaniée, réécrite et renforcée pour faire face aux exigences de l’ère numérique et répondre aux besoins d’une majorité de la population.
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