Au tribunal: cinq ans après l’affaire Alice - cinq enseignements tirés des litiges relatifs aux brevets de logiciel
Joseph Saltiel, cabinet Marshall, Gerstein & Borun LLP, Chicago (États-Unis d’Amérique)
Cinq ans se sont écoulés depuis que la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a rendu son arrêt historique dans l’affaire Alice Corp. c. CLS Bank International. Cet arrêt a établi un double critère permettant de déterminer si, en application de la législation américaine en matière de brevets (titre 35, section 101 du Code des États-Unis d’Amérique), un logiciel peut faire l’objet d’une protection par brevet lorsque les revendications portent sur un objet non brevetable. En vertu de ce double critère, les tribunaux doivent d’abord examiner la question de savoir si les revendications concernent un concept exclu de la brevetabilité tel qu’une idée abstraite puis, dans l’affirmative, déterminer si ces revendications comprennent des éléments susceptibles de rendre le concept brevetable. En application de ce double critère, la Cour suprême a conclu que des idées connues étaient nécessairement abstraites, et que des revendications faisant état de la mise en œuvre d’une idée connue par l’intermédiaire d’un ordinateur classique ne conféraient pas à l’invention revendiquée un caractère brevetable. L’arrêt Alice a eu une incidence considérable sur les litiges relatifs aux brevets de logiciel. Les défendeurs ont également découvert un nouveau moyen de défense très concluant, qu’ils peuvent faire valoir dès le début d’un litige. En conséquence, les titulaires de brevets doivent prendre ce nouveau moyen de défense en considération dans leur stratégie de règlement des litiges, et les entreprises remettent en cause l’utilité des brevets de logiciel. Après cinq ans et des centaines de décisions de justice rendues sur la base de l’arrêt Alice, les litiges relatifs aux brevets de logiciel ont radicalement changé. Voici cinq enseignements tirés des litiges survenus dans ce domaine depuis l’affaire Alice.
L’arrêt Alice devrait être pris en considération dans le cadre de chaque litige relatif à un brevet de logiciel.
Avant l’affaire Alice, il était rare que les brevets de logiciel soient contestés au motif que leur objet n’était pas brevetable. Depuis, des centaines d’actions sont intentées chaque année pour ce motif. La plupart connaissent, du moins en partie, une issue favorable. Le recours à l’arrêt Alice est désormais très répandu dans le domaine des litiges relatifs aux brevets de logiciel. Ces brevets sont couramment contestés, et ce très tôt dans la procédure. Plus de la moitié des actions fondées sur l’arrêt Alice sont présentées sous forme de requêtes en jugement sommaire, qui consistent à demander au tribunal de statuer en faveur de l’une ou l’autre des parties sans tenir de procès. Tout titulaire de brevets songeant à revendiquer un brevet de logiciel doit dès lors envisager la possibilité de faire face à une telle action. De même, tout défendeur accusé de porter atteinte à un brevet de logiciel devrait envisager la possibilité de former une requête fondée sur l’arrêt Alice.
L’arrêt Alice sert de cadre à une analyse juridique différente.
Dans le cadre d’un litige, les parties doivent se conformer aux règles fédérales d’administration de la preuve (Federal Rules of Evidence). Ces règles fixent le moment de l’examen des éléments de preuve, les types d’éléments de preuve recevables, ainsi que les modalités de production et d’examen de ces éléments. Dans les instruments juridiques, en particulier dans les brevets, les mots revêtent une importance capitale. Les avocats passent un temps incalculable à débattre du sens des mots employés dans les revendications, la plus anodine des phrases pouvant souvent s’avérer déterminante dans une affaire. Néanmoins, les preuves et les mots n’ont pas autant d’importance dans le cas des brevets de logiciel contestés sur la base de l’arrêt Alice.
Selon cet arrêt, le tribunal doit d’abord déterminer si la revendication porte sur une idée abstraite. Les méthodes classiques de génie logiciel sont abstraites. Toutefois, dans la mesure où ce premier critère touche une question de droit, le défendeur ne doit pas nécessairement prouver le caractère classique (et donc abstrait) de l’objet de la revendication. Si dans l’affaire Alice, la Cour s’est appuyée sur des publications pour étayer sa position quant au caractère classique du concept, ce n’est pas le cas de la plupart des tribunaux qui ont recours à cet arrêt. Les arguments avancés par les avocats sont suffisants. En outre, le double critère établi par l’arrêt ne tient compte ni des termes employés dans la revendication, ni de la longueur ou de la complexité de celle-ci. Dans son arrêt, la Cour ne s’est pas penchée sur les mots figurant dans les revendications; au lieu de cela, elle a décrit leur objet comme le “recours à un tiers à des fins d’atténuation du risque de non-règlement”, un concept qu’elle a jugé classique (autrement dit, abstrait). Depuis l’affaire Alice, la plupart des tribunaux fondent leur analyse sur une description de l’objet des revendications plutôt que sur les termes employés dans celles-ci. Ainsi, une décision rendue sur la base de l’arrêt Alice ne s’appuie pas nécessairement sur des preuves et ne repose pas forcément sur l’intégralité du libellé des revendications.
L’arrêt Alice permet un règlement rapide des litiges concernant des brevets de logiciel contestables.
Un logiciel n’a pas d’existence physique; il s’agit d’un assemblage de nombreux 1 et 0. En outre, il peut remplir une même fonction d’innombrables manières. Un logiciel est abstrait par nature, mais dans la mesure où il peut aussi faire l’objet d’une protection par brevet, la notion de caractère abstrait revêt une autre signification dans l’arrêt Alice.
En principe, le code source d’un logiciel n’est pas accessible au public et est difficile à copier par ingénierie inverse. Les logiciels évoluent constamment, souvent sans que ces évolutions ou leurs motifs ne fassent l’objet de mentions particulières, et il n’existe pas de conventions de dénomination normalisées dans ce domaine. Ces aspects font de la validité des brevets de logiciel une question délicate. Il peut notamment s’avérer difficile de faire des recherches concluantes sur l’état de la technique, de procéder à des comparaisons techniques ou d’établir le caractère suffisant de la divulgation. Ces recherches d’informations présentent une grande complexité factuelle. Pour obtenir l’annulation d’un brevet, le défendeur devra généralement aller jusqu’au procès, même dans les cas de brevets extrêmement contestables.
Depuis l’arrêt Alice, il est plus facile pour un défendeur de demander l’annulation d’un brevet de logiciel qui pourrait par ailleurs être annulé au motif qu’il ne remplit pas les critères de nouveauté, d’activité inventive ou de divulgation suffisante. Le brevet de logiciel en cause dans l’affaire Alice portait sur des méthodes classiques. La Cour a donc estimé que ces méthodes étaient abstraites. La présence d’un élément supplémentaire dans les revendications était nécessaire pour que leur objet acquière un caractère brevetable. La Cour a jugé que l’utilisation d’un ordinateur classique pour mettre en œuvre les méthodes ne rendait pas brevetable l’objet des revendications. Autrement dit, l’association de deux éléments classiques ne confère pas de caractère brevetable à l’invention revendiquée. Une analyse menée selon le critère de l’activité inventive conduit aux mêmes conclusions. En fondant son analyse sur l’arrêt Alice plutôt que sur le critère d’activité inventive, le tribunal tranche la question de l’annulation sans se préoccuper des conditions requises pour remplir le critère d’activité inventive, parmi lesquelles on peut citer la preuve du caractère classique des éléments, et les raisons ayant présidé à l’association de ces éléments.
Dans l’affaire Alice, la Cour a également précisé que l’association de méthodes classiques et d’un ordinateur classique constituait une tentative abusive de monopolisation d’une idée abstraite. En d’autres termes, si la portée d’une revendication est assez large pour couvrir (ou empêcher) tous les modes de réalisation d’une idée, cela indique que l’objet de la revendication est abstrait. Par ailleurs, un brevet comportant des revendications d’une aussi vaste portée risque d’être annulé en raison du caractère insuffisant de la divulgation, car le mémoire descriptif d’un brevet ne permet probablement pas de divulguer suffisamment tous les modes de réalisation possibles d’une idée. La Cour n’a cependant pas assigné au défendeur la tâche extrêmement complexe de désigner des modes de réalisation et de démontrer que ceux-ci n’étaient pas suffisamment divulgués dans le mémoire descriptif; au lieu de cela, elle a simplifié l’analyse en donnant au défendeur la possibilité de faire valoir que la portée des revendications était trop large et, partant, que leur objet était abstrait et non brevetable.
L’affaire Alice a été envisagée sous l’angle de la question de savoir si l’objet des revendications était abstrait. Toutefois, la notion de caractère abstrait telle qu’elle est entendue dans l’arrêt est un moyen permettant d’annuler les brevets de logiciel qui n’impliquent manifestement aucune activité inventive, ou qui présentent une portée trop large pour remplir le critère de divulgation suffisante. Une analyse fondée sur l’arrêt Alice plutôt que sur les critères d’antériorité, d’activité inventive ou de divulgation suffisante permet aux défendeurs de contourner bon nombre des difficultés liées à l’obtention des éléments de preuve et à la démonstration de la nullité dans le cadre des procédures contentieuses; ils peuvent ainsi demander qu’il soit mis un terme à la procédure judiciaire au moyen de l’introduction d’une requête en jugement sommaire.
Les décisions fondées sur l’arrêt Alice ne sont pas prévisibles.
Si les tribunaux appliquent régulièrement le double critère établi par l’arrêt Alice, l’application de ce critère ne conduit pas à des résultats prévisibles. Un logiciel peut être jugé non brevetable par un tribunal, là où un logiciel similaire sera jugé brevetable par un autre tribunal. Il est souvent très difficile de faire des prévisions fiables. Comme Paul Michel, ancien président de la Cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le circuit fédéral (ci-après dénommée “Circuit fédéral”), l’a récemment déclaré devant le Congrès américain, l’arrêt Alice est appliqué d’une manière “totalement incohérente, décousue et chaotique”.
Dans l’affaire Alice, la Cour a combiné les notions de brevetabilité, d’activité inventive et de divulgation suffisante. Si la législation relative aux brevets est complexe, l’arrêt Alice contraint les tribunaux à jongler avec trois différentes notions juridiques tout aussi complexes, et à s’appuyer sur une description générale des revendications sans disposer de preuves ou de données précises. La difficulté de cette tâche rend imprévisible la manière dont les tribunaux appliquent l’arrêt Alice aux brevets de logiciel.
L’Office des brevets et des marques des États-Unis d’Amérique (USPTO) et le Circuit fédéral ont essayé d’assurer une certaine cohérence, mais aucun d’entre eux n’y est parvenu. Andrei Iancu, directeur de l’USPTO, est conscient de ce problème et a récemment fait publier des directives de l’USPTO concernant l’application de l’arrêt Alice afin de “maintenir les distinctions existant entre les différents motifs de rejet [p. ex. sections 101, 102, 103 et 112] et mettre fin à la confusion entre catégories d’inventions et conditions de brevetabilité”. Malgré l’utilité de ces directives, l’USPTO doit se conformer à l’arrêt Alice. En outre, les tribunaux ne sont pas liés par les directives de l’USPTO et décident parfois de ne pas les suivre.
De même, le Circuit fédéral s’est efforcé de faire en sorte que l’arrêt Alice soit appliqué de manière plus cohérente. Par exemple, il a estimé que la deuxième étape de l’analyse fondée sur l’arrêt Alice pouvait nécessiter la réalisation d’une enquête factuelle. Les effets de cette décision sont limités, car elle ne s’applique pas à la première étape de l’analyse. De plus, certains tribunaux ont considéré que l’affaire dont ils avaient été saisis ne nécessitait pas d’enquête factuelle, vidant ainsi la décision de sa substance. Quoi qu’il en soit, la marge d’action du Circuit fédéral est limitée parce qu’il doit lui aussi se conformer à l’arrêt Alice. Reconnaissant le manque de clarté entourant l’évaluation de la brevetabilité, un juge du Circuit fédéral a rendu un avis selon lequel les membres de la profession pouvaient espérer obtenir des éclaircissements “uniquement auprès de la Cour suprême ou du Congrès” (voir l’affaire Athena Diagnostic, Inc. c. Mayo Collaborative Services, LLC). Dans le cadre de cette affaire, des juges du Circuit fédéral ont émis sept avis différents sur la manière d’appliquer les arrêts de la Cour suprême touchant des questions de brevetabilité. Dès lors, si cinq ans après l’affaire Alice, les juges du Circuit fédéral n’arrivent pas à s’entendre sur l’évaluation de la brevetabilité, personne ne devrait penser pouvoir prédire l’issue d’une action en contestation visant un brevet de logiciel.
À l’avenir, les actions fondées sur l’arrêt Alice devraient se solder plus souvent par le maintien en vigueur des brevets de logiciel.
En 2015, plus de 60% des brevets de logiciel contestés sur la base de l’arrêt Alice comportaient, selon les tribunaux, au moins une revendication dont l’objet n’était pas brevetable. Cependant, la proportion des actions qui aboutissent diminue chaque année depuis 2015. Entre 2015 et 2019, moins de 50% des actions fondées sur l’arrêt Alice ont connu, du moins en partie, une issue favorable. Cette tendance donne à penser que le nombre d’actions qui aboutissent va continuer de diminuer. Comme indiqué plus haut, le Circuit fédéral a reconnu qu’une enquête factuelle pouvait être nécessaire, au moins dans certains cas; il s’ensuit qu’il est plus difficile d’obtenir gain de cause dans le cadre de certaines requêtes en jugement sommaire fondées sur l’arrêt Alice, que les actions engagées sur la base de cet arrêt sont tranchées moins rapidement, et qu’elles sont davantage susceptibles d’être jugées selon d’autres critères. En outre, une partie des demandeurs ne cherche plus à obtenir ou à revendiquer des brevets de logiciel contestables (ou souhaite parvenir à un règlement qui ne suffirait pas à assurer la rentabilité d’une action fondée sur l’arrêt Alice). Par ailleurs, depuis l’affaire Alice, les titulaires de brevets rédigent mieux leurs revendications et l’USPTO examine plus minutieusement les revendications avant de se prononcer sur la brevetabilité. Les brevets de logiciel récemment délivrés ont donc plus de chances d’être maintenus en vigueur à l’issue d’une action fondée sur l’arrêt Alice. À cela s’ajoute que, dans les cas où la question de la brevetabilité est examinée pendant l’instruction de la demande de brevet, les tribunaux peuvent s’en remettre à la décision prise par l’USPTO à la lumière de l’arrêt Alice. La proportion d’actions qui aboutissent devrait donc continuer de diminuer.
Il ne fait aucun doute que l’affaire Alice a bouleversé le domaine du règlement des litiges relatifs aux brevets de logiciel, et que ce processus va se poursuivre. S’il est peu probable que la Cour suprême infirme l’arrêt qu’elle a rendu à l’unanimité dans cette affaire, le Congrès envisage sérieusement d’adopter une loi qui permettrait de passer outre à l’arrêt en question. L’adoption d’une telle loi aurait une incidence considérable sur les litiges relatifs aux brevets de logiciel, et inverserait probablement une grande partie des tendances décrites ci-dessus. Il sera difficile d’évaluer l’incidence de cette nouvelle loi tant qu’elle n’aura pas été adoptée et mise en application.
Joseph Saltiel est conseiller spécial au sein du cabinet Marshall, Gerstein & Borun LLP. Avocat spécialisé dans les litiges relatifs à la propriété intellectuelle, il possède une longue et brillante expérience en matière de plaidoirie auprès de tribunaux américains, de l’USPTO et de la Commission du commerce international des États-Unis d’Amérique. Par ailleurs, M. Saltiel conseille régulièrement des clients sur des questions de propriété intellectuelle telles que la concession de licences, les avis juridiques, les accords de non-divulgation et la diligence requise, et sur des sujets connexes. Il est joignable à l’adresse jsaltiel@marshallip.com.
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