Sur quel aspect de la géographie de l’innovation le rapport de 2019 met-il l’accent?
Alors qu’en 2011, le Rapport sur la propriété intellectuelle dans le monde , appelait l’attention sur les grands changements géographiques transformant le paysage mondial de l’innovation, l’édition de 2019 s’intéresse à comprendre ce qui fait que l’activité économique se concentre généralement autour d’agglomérations urbaines ou de villes, et comment cela donne naissance aux réseaux internationaux qui sont à l’origine de tant d’innovations dans le monde.
Pourquoi une telle polarisation de l’innovation autour des villes?
Les économistes se fondent depuis longtemps sur l’influence exercée par les économies d’échelle et d’agglomération, les coûts de transport et d’autres bénéfices pour expliquer la répartition spatiale de l’activité économique. C’est dans les villes que les entreprises peuvent trouver les employés qualifiés dont elles ont besoin. C’est dans les villes que les gens préfèrent s’établir, parce qu’ils apprécient l’accès aux commodités de la vie urbaine et aux emplois bien rémunérés qu’ils peuvent y trouver. C’est également dans les villes que se trouve le terrain le plus propice à l’épanouissement des idées, car c’est là que travaillent les innovateurs.
Dans les modèles économiques axés sur l’innovation du 21e siècle, toutefois, d’autres forces sont également à l’œuvre. Grâce à la technologie, en particulier numérique, le savoir circule de plus en plus facilement et de plus en plus loin – la collaboration scientifique entre chercheurs de différentes universités et de plusieurs pays n’est plus une nouveauté. Les entreprises multinationales se sont également attachées à tirer tous les avantages de leur influence en matière d’innovation en développant des chaînes de valeur mondiales dans lesquelles leurs activités de recherche-développement sont réparties dans des lieux différents. Ce sont ces facteurs, et notamment la concentration autour des villes et la dispersion des activités de recherche-développement, qui ont donné naissance aux réseaux d’innovation mondiale. L’ édition 2019 du Rapport sur la propriété intellectuelle dans le monde examine l’évolution de ces réseaux et leur composition.
Quelles sources de données avez-vous utilisé?
Le rapport est, à cet égard, le plus ambitieux que nous ayons entrepris jusqu’à présent. Nous avons utilisé principalement deux sources de données. En premier lieu, des données de brevets déposés auprès de 168 offices au cours de la période 1970-2017. La richesse des données bibliographiques figurant dans les documents de brevet en fait une source d’information précieuse en ce qui concerne l’évolution spatiale et temporelle des inventions technologiques. Les données en question portaient sur environ 9 millions de familles de brevets (groupes de brevets se rapportant à une même invention), dans lesquelles étaient mentionnés 22 millions d’inventeurs. Nous avons procédé au géocodage des adresses de tous les inventeurs cités dans ces documents, au niveau de l’adresse exacte, du code postal ou inframunicipal. Deuxièmement, nous avons analysé les publications scientifiques du site Web of Science sur la période 1998-2017. Cela représente 24 millions d’articles scientifiques qui mentionnent plus de 62 millions d’auteurs. Là encore, nous avons géocodé toutes les adresses disponibles, au niveau du code postal ou inframunicipal.
Quelles sont les principales conclusions du rapport?
Tout d’abord, nous avons constaté que l’innovation est de plus en plus locale. Pour parvenir à cette conclusion, nous avons conçu un algorithme qui nous a permis de délimiter les zones présentant la plus grande concentration d’inventeurs et d’auteurs, que nous avons divisées en deux catégories, les pôles d’innovation et les groupes de niche spécialisés.
Nous avons ainsi recensé 174 pôles d’innovation (zones présentant la plus forte densité d’inventeurs et d’auteurs) dans le monde. La Silicon Valley, par exemple, est l’un des pôles d’innovation généraux les plus importants. Nous avons également recensé 313 groupes de niche spécialisés, dans lesquels la densité d’innovation est forte (mais moins que dans un pôle d’innovation) dans un ou plusieurs domaines de brevet ou de publication scientifique. La région de Suisse qui englobe Neuchâtel, Bienne, Berne et Fribourg est un tel groupe de niche spécialisé.
Où sont situés ces pôles d’innovation et ces groupes de niche?
Ils sont fortement concentrés en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et en Asie de l’Est. À l’exception de la Chine et, dans une moindre mesure, du Brésil et de l’Inde, les pôles d’innovation sont moins nombreux dans les économies à revenus moyens. L’Afrique compte un certain nombre de groupes de niche spécialisés, mais aucun pôle d’innovation.
Tous les pôles d’innovation et la plupart des groupes de niche se trouvent dans des zones métropolitaines fortement peuplées, mais ces dernières n’attirent pas toutes des pôles d’innovation ou des groupes de niche, comme on le constate lorsque l’on superpose à nos résultats des données d’éclairage nocturne obtenues par satellite. On voit, par exemple, de nombreux pôles d’innovation dans des zones à forte densité de population des côtes est et ouest des États-Unis d’Amérique, mais une densité d’innovation moindre dans de nombreuses zones urbaines situées à l’intérieur des terres.
Ces pôles d’innovation et ces groupes de niche sont-ils importants?
Ils sont très importants, car ils concentrent 85% des brevets et 81% de toute l’activité scientifique. Autrement dit, plus des quatre cinquièmes de l’innovation mondiale ont lieu dans ces zones. Les pôles d’innovation, en particulier, jouent un rôle d’une importance énorme dans le paysage mondial de l’innovation. Trente des plus importants pôles situés dans des métropoles – pour la plupart en Allemagne, en Chine, aux États-Unis d’Amérique, au Japon et en République de Corée – comptent en effet pour 69% des brevets et 49% de l’ensemble de l’activité scientifique.
Dans quelle direction l’innovation évolue-t-elle?
L’innovation devient de plus en plus collaborative. Les données que nous avons étudiées permettent de savoir combien d’innovateurs et d’auteurs contribuent respectivement à chaque invention et article scientifique. Il en résulte que la part des inventeurs ou auteurs scientifiques isolés diminue avec le temps, et que celle des équipes, et des équipes de plus en plus nombreuses, gagne en importance. Cette tendance est particulièrement marquée dans le domaine de la recherche scientifique, où plus du cinquième des publications sont le fait de six auteurs ou plus. Les raisons qui expliquent cela sont multiples, mais la complexité croissante des technologies y figure en bonne place. Il faut en effet de plus en plus de chercheurs dotés de connaissances plus pointues pour résoudre des problèmes de plus en plus ardus.
La collaboration internationale est également en hausse. La comparaison des périodes 1999-2002 et 2011-2015 permet de constater une augmentation du nombre de coïnventions et de collaborations scientifiques. Les pôles d’innovation jouent, à cet égard, un rôle considérable. Par exemple, la Silicon Valley, New York, Francfort, Tokyo, Boston, Shanghai, Londres, Beijing, Bengaluru et Paris réunissent 22% des coïnventions internationales. L’examen des premiers 10% des liens de coïnvention entre pôles d’innovation et groupes de niche, tant sur le plan national qu’international, montre que la densité des réseaux d’innovation est nettement plus importante aux États-Unis d’Amérique que dans les autres pays.
Quel rôle jouent les multinationales dans le paysage mondial de l’innovation?
Notre étude révèle que les entreprises multinationales occupent une place centrale dans les réseaux d’innovation. Elles ont disséminé leurs activités de recherche-développement à travers leurs chaînes de valeur mondiales comme le montrent les résultats de notre analyse des documents de brevet, qui révèlent une augmentation de ce que nous appelons le sourçage international en matière de brevets, c’est-à-dire de cas dans lesquels le déposant d’une demande de brevet dans un pays donné cite des inventeurs d’autres pays. Dans les années 1970 et 1980, les coïnventions internationales se faisaient majoritairement entre sociétés et inventeurs d’économies à revenus élevés, mais depuis, les multinationales collaborent de plus en plus avec des inventeurs de pays à revenus moyens, et notamment de la Chine et de l’Inde. Il est intéressant de noter que l’on voit aussi de plus en plus fréquemment des multinationales d’économies à revenus moyens, comme Embraer au Brésil ou Infosys en Inde, s’appuyer sur l’ingéniosité d’inventeurs des États-Unis d’Amérique, d’Europe de l’Ouest ou de Chine.
Le rapport comprend également des études de cas. Que nous apprennent-elles?
Les études de cas présentées dans le rapport concernent deux industries qui connaissent actuellement de profonds changements. La première examine les incidences exercées sur l’industrie automobile par l’émergence des véhicules autonomes, tant du point de vue structurel qu’en ce qui concerne l’orientation géographique des activités de recherche-développement. Notre rapport montre que la réorientation technologique vers les véhicules autonomes favorise une remise en question par les entreprises informatiques des constructeurs automobiles établis et de leurs fournisseurs. Cela étant, si le dynamisme technologique est très fort dans ce domaine, nous sommes encore à des années, sinon à des décennies, de l’automatisation complète de la conduite, c’est-à-dire du moment où un véhicule pourra, en gros, se rendre n’importe où sans l’intervention d’un conducteur.
La deuxième étude de cas porte sur la biotechnologie agricole – un domaine dans lequel l’orientation de l’innovation appliquée a toujours été déterminée par des percées scientifiques. Nous y explorons le potentiel de CRISPR, un nouvel outil qui, en réduisant le coût de l’édition génomique, va permettre de réaliser une multitude d’améliorations génétiques sur les cultures et les animaux d’élevage. Cette étude de cas met l’accent sur l’importance du rôle que jouent les universités et les institutions publiques de recherche dans le domaine de la biotechnologie agricole, en tant que sources premières d’innovation, particulièrement dans les pays en développement. La collaboration est également déterminante dans ce secteur. Un grand nombre d’innovations prennent naissance dans le monde de la recherche, mais ont besoin d’investissements privés considérables pour pouvoir parvenir au stade de la commercialisation.
Notre étude a également révélé une concentration de l’investissement en recherche et développement dans les industries des semences, des engrais et des produits chimiques, notamment en raison du coût élevé de la recherche-développement et de la commercialisation des plantes transgéniques. L’adaptation des innovations aux conditions locales étant une nécessité dans ce domaine, les pôles de biotechnologie agricole sont plus largement répandus que dans de nombreux autres secteurs technologiques. Notre analyse montre que des pôles agricoles axés sur l’innovation existent sur chaque continent. Toutefois, les pays à revenus élevés et la Chine sont encore à l’origine de plus de 55% de tous les articles publiés et de plus de 80% de tous les brevets déposés dans le domaine de la biotechnologie agricole.
Que signifient les résultats du rapport pour les décideurs?
Nos données révèlent que le paysage mondial de l’innovation est fortement interconnecté. S’il est vrai que la création des liens qui rapprochent les pôles d’innovation du monde est déterminée en grande partie par la technologie, il est important de reconnaître qu’un cadre de politique générale ouvert et favorable à la collaboration internationale a également été nécessaire à l’établissement de ces liens. Le scepticisme croissant que suscite la mondialisation signifie toutefois que l’existence d’un tel environnement d’ouverture n’est pas garantie. C’est pourquoi nous faisons valoir qu’il est plus important que jamais de veiller à ce que l’ouverture continue à présider à la recherche de l’innovation. Repousser la frontière technologique devient, de toute évidence, de plus en plus difficile. Le travail de recherche-développement nécessaire pour atteindre un certain degré de progrès technologique est toujours plus important, et cela s’applique à de nombreux domaines, notamment aux technologies de la santé, de l’information et des transports.
L’ouverture favorise une diversité accrue et une plus grande spécialisation de l’innovation, ainsi que la création d’équipes de plus en plus nombreuses pour faire face à des défis technologiques toujours plus complexes. Une coopération intergouvernementale active sur les politiques, notamment de propriété intellectuelle et de normalisation, est essentielle à cet effet. Ce besoin s’applique également au financement de grands projets de recherche scientifique dépassant le cadre des budgets nationaux et nécessitant l’accès aux connaissances techniques de plusieurs pays. L’Organisation européenne pour la Recherche nucléaire (CERN) et la Station spatiale internationale sont des exemples notables de succès de telles collaborations.
Un autre aspect important à résoudre pour assurer le bon fonctionnement d’une politique d’ouverture est celui des divergences interrégionales de revenu au sein des pays. Prenons le cas d’Israël, un pays auquel son dynamisme en matière d’innovation a valu le surnom de “nation des startups”. Lorsque l’on examine de plus près la répartition de l’activité innovatrice dans le pays, on constate que la région métropolitaine de Tel-Aviv occupe une position largement dominante. Elle concentre en effet 77% des startups et 60% des emplois de haute technologie, et les salaires y sont plus élevés de 35% que dans les régions périphériques. Il est intéressant de noter qu’Israël a élaboré récemment des politiques visant à réduire les disparités dans ces régions. On voit donc bien, grâce à cet éminent exemple, que si les pôles d’innovation les plus productifs du monde sont ceux qui s’inscrivent au cœur de réseaux d’innovation, il n’en est pas moins nécessaire de formuler des politiques favorables à une croissance axée sur l’innovation, pour le plus grand bien de l’ensemble des économies.