Bio-ingénierie : accéder aux trésors de la nature
Catherine Jewell, Division des publications, OMPI
Pour Oded Shoseyov, ingénieur en matériaux, inventeur en série et entrepreneur novateur, la nature est une source d’inspiration. Au cours des 30 dernières années, il a percé les secrets de la nature et mis au point de nouveaux matériaux à base de plantes qui offrent des avantages considérables par rapport aux matériaux synthétiques à base de pétrole, notamment sur le plan de leur durabilité. Le professeur Shoseyov évoque quelques-unes de ses inventions les plus marquantes et souligne le rôle primordial que jouent les droits de propriété intellectuelle pour faire en sorte que la société profite le plus largement possible des avantages qui en découlent.
Comment vous êtes-vous retrouvé dans le secteur des nanotechnologies appliquées aux plantes?
Je suis né dans une famille agricole et je me suis toujours intéressé à l’agriculture. Ma famille gère des vignobles depuis plus de 130 ans. J’ai étudié la chimie, puis l’agriculture et la bio-ingénierie des protéines. En 1990, j’ai rejoint la faculté d’agriculture de l’Université hébraïque en tant que professeur de biologie moléculaire des plantes, où je dirige aujourd’hui un laboratoire relativement grand qui compte de nombreux étudiants travaillant dans les domaines de l’ingénierie des protéines et de la nanobiotechnologie.
Les plantes ont toujours été au cœur de mes travaux recherche, mais ceux-ci couvrent également les domaines de l’industrie et de la médecine. Par exemple, depuis de nombreuses années, je mets au point des méthodes qui permettent d’utiliser des gènes humains pour produire du collagène humain dans des plantes. Mon travail ne se limite pas aux plantes, mais j’y retourne toujours pour produire des protéines, ou fabriquer des composites avec des matériaux d’origine végétale. Les plantes sont très efficaces; elles produisent tout pour nous – y compris l’oxygène et possèdent de nombreuses ressources.
Vous qui êtes un inventeur en série avec 62 brevets à son actif, quel a été votre premier contact avec les brevets?
C’est une longue histoire; cela ne s’est pas fait naturellement. Lorsque j’étais encore un jeune scientifique, mon principal objectif était de publier des articles scientifiques et d’obtenir ma titularisation. Mais peu après avoir rejoint l’Université hébraïque de Jérusalem, à la suite d’un déjeuner fortuit avec le cofondateur d’une société pour laquelle j’étais consultant, je me suis retrouvé à différer la publication de mon article jusqu’à ce qu’une demande de brevet couvrant les résultats de mes recherches ait été déposée. Je me suis également vu offrir une bourse de recherche généreuse pour trouver une application à mes recherches, et le cofondateur de ladite société m’a alors promis que si je trouvais une application utile, il créerait une société dont 4% des parts m’appartiendraient, auxquelles s’ajouterait une part équitable des redevances de licence. Inutile de vous dire que j’ai trouvé une application utile à mes travaux de recherche, après quoi nous avons créé Futuragene, qui a ensuite été rachetée par Suzano, l’un des plus grands fabricants de papier du Brésil, pour 100 millions de dollars É.-U. Ce fut une belle réussite, mais cela m’a fait réaliser que mes recherches pouvaient être plus utiles que je ne le pensais; qu’il n’était pas nécessaire qu’elles se concluent par des articles scientifiques. Ce fut mon premier contact avec les brevets et leur rôle crucial dans nos économies.
Pour en savoir plus sur Oded Shoseyov
Le professeur Shoseyov est l’auteur ou le coauteur de plus de 200 publications scientifiques et détient 62 brevets.
Il est le fondateur scientifique de 14 sociétés. Citons entre autres :
- Futuragene Limited, qui crée des eucalyptus transgéniques pour l’industrie papetière.
- Collplant Limited, qui produit du collagène humain recombinant de type I dans des plantes transgéniques, destiné aux implants médicaux utilisés en ingénierie tissulaire et en médecine régénérative.
- Biobetter Limited, qui produit des anticorps thérapeutiques dans des plants de tabac.
- GemmaCert Limited, qui propose une solution intelligente pour assurer la standardisation des produits à base de cannabis à usage médical.
- SP-Nano materials Limited, qui fabrique des solutions de nanorevêtement à base de protéines pour l’industrie des composites.
- Melodea Limited, qui met au point et fabrique des NCC à partir de boues de papier pour la mousse structurelle, les composites et les adhésifs.
- Valentis Nanotech Limited, qui met au point et fabrique des films transparents à base de nanobiologie pour l’emballage alimentaire et l’agriculture.
- Paulee CleanTec Limited, qui a pour objectif de devenir le leader mondial de la collecte et de l’élimination des déchets d’animaux domestiques grâce à son dispositif AshPoopie, et de transformer les déchets humains en engrais organique stérile et inodore par l’intermédiaire de sa filiale Epic-Cleantech.
- Smart Resilin Limited, qui élabore des moyens d’isoler la résiline pour permettre aux fabricants de l’incorporer dans leurs produits et d’obtenir ainsi une meilleure tenue en fatigue et des propriétés plus élastiques.
- Sensogenic Limited, qui met au point un instrument de diagnostic des allergies alimentaires.
- Karme Yosef Winery, créée en 1999 par le professeur Ami Bravdo, un éminent scientifique de la viticulture moderne, et par Oded Shoseyov, son ancien élève.
Quelle application aviez-vous trouvée?
Il s’agissait d’accélérer la croissance des plants d’eucalyptus pour l’industrie papetière. Ce furent les premières plantes forestières transgéniques commercialisées qui ont obtenu une approbation réglementaire au Brésil. Depuis, j’ai créé plusieurs entreprises, dont Melodea et Collplant (voir l’encadré). Bien que je ne participe pas à leur gestion au quotidien, je continue d’y jouer un rôle, que ce soit en tant que consultant, membre du conseil d’administration ou directeur scientifique.
Existe-t-il un point commun entre toutes vos inventions?
Depuis des milliards d’années, la nature a évolué et mis au point des matériaux fonctionnels durables,
a déclaré le professeur Shoseyov.
Oui. Elles portent toutes sur la science des matériaux, et en particulier les biomatériaux. Les biomatériaux possèdent des qualités bien supérieures à celles des matériaux synthétiques. Comme l’a dit un jour l’ancien ministre du pétrole d’Arabie saoudite, l’âge de pierre ne s’est pas arrêté faute de pierre; de même, l’âge du pétrole se terminera bien avant que nous ne manquions de pétrole. Et je tiens à préciser qu’il y a une bonne raison à cela, à savoir que les biomatériaux surpassent de loin le pétrole. Il nous suffit d’étudier et de découvrir comment fonctionnent les systèmes naturels et d’innover!
Depuis des milliards d’années, la nature a évolué et mis au point des matériaux fonctionnels durables. En 200 ans de chimie moderne, les scientifiques n’en ont pas été capables. C’est pourquoi nous voyons de nouvelles îles de plastique se former dans les océans. Il nous faut donc changer notre manière de faire, sans pour autant réinventer la roue. Je dis toujours : pour trouver une nouvelle idée, ouvrez donc un vieux livre! Ce livre a été écrit au cours des trois milliards d’années que compte l’évolution et son texte contient l’ADN de tous les organismes vivants. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de lire ce code ADN et d’avancer à partir de là.
Pour trouver une nouvelle idée, ouvrez donc un vieux livre! Ce livre a été écrit au cours des trois milliards d’années que compte l’évolution et son texte contient l’ADN de tous les organismes vivants. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de lire ce code ADN et d’avancer à partir de là.
Qu’est-ce qui vous attire tant dans les biomatériaux?
La force et la fonctionnalité des biomatériaux découlent du fait qu’ils sont autoassemblés; ils sont construits du bas vers le haut. Les implants synthétiques que les chirurgiens orthopédiques vissent dans nos corps se révèlent souvent inefficaces parce que leurs propriétés mécaniques ne s’adaptent pas aux tissus environnants. Pourquoi? Parce qu’ils ne sont pas autoassemblés. Personne ne peut prendre ma tête et la visser sur mon cou ou prendre ma peau et la coller sur mon corps. Dans la nature, tout organisme vivant est constitué de cellules qui s’autoassemblent pour créer des tissus et des organes. C’est la vie. Et c’est la bonne manière de construire les choses.
Dites-nous-en davantage sur les NCC (nanocristaux de cellulose) et leurs applications.
Les NCC sont fantastiques. Ils sont issus des fibres de cellulose, le matériau le plus abondant dans la nature. Ils sont renouvelables et composés de sucre, mais si l’on considère leur poids, les NCC sont près de 10 fois plus résistants que l’acier, ce qui permet de nombreuses applications très intéressantes. Lorsque vous les mélangez avec de l’eau à une concentration de 3%, les NCC se transforment en cristaux liquides, et lorsque vous appliquez cette solution à n’importe quelle surface – papier, plastique, béton – au fur et à mesure que l’eau s’évapore, les cristaux s’autoassemblent pour former un film très solide et transparent. Ils créent en outre une barrière d’étanchéité au pétrole et à l’oxygène. Cela en fait une excellente solution pour les emballages. Auparavant, les briques de jus standard étaient fabriquées à partir d’un laminé de polymère (polyéthylène ou PET, par exemple), d’aluminium et de carton. C’est une très bonne solution d’emballage, mais elle n’est pas recyclable.
L’une de mes sociétés, Melodea, a trouvé une solution meilleure et moins chère en utilisant de la cellulose 100% recyclable. Melodea a été créée autour d’une technologie brevetée mise au point dans mon laboratoire de recherche. Elle conçoit et fabrique des NCC et travaille avec ses clients pour mettre au point diverses applications. C’est important, car ils (les clients) comprennent mieux les besoins et disposent de circuits d’accès au marché. Par exemple, elle collabore avec la société suédoise Holmen AB et la société brésilienne Klabin SA pour produire des bio-emballages à base de NCC à une échelle industrielle.
En fait, Melodea et ses partenaires se sont également attelés à un casse-tête environnemental majeur, à savoir les millions de tonnes de boues produites chaque année par l’industrie papetière. À elle seule, l’Europe produit 11 millions de tonnes par an. Pour Melodea et ses partenaires, ces boues constituent une matière première précieuse, qui est transformée en emballages écologiques pour des produits non consommables. En revanche, pour des raisons de sécurité, nous utilisons de la pâte à papier vierge pour les emballages alimentaires.
Les NCC peuvent également être utilisés pour renforcer les textiles. Si vous prenez un fil de coton et si vous l’enduisez d’une fine couche de NCC, vous n’augmentez son poids que de 1%, tandis que sa résistance augmente de 500%. De même, le revêtement du verre avec des NCC le rend plus résistant, une option utile pour les constructions en verre et le secteur de l’aviation où les pare-brise doivent être légers, mais durables, etc.
Récompenses
Le professeur Shoseyov a reçu :
- le prix Polak du meilleur scientifique 2002;
- le prix Kay pour la recherche innovante et appliquée en 1999 et 2010;
- la récompense du Premier ministre israélien pour l’esprit d’entreprise et l’innovation en 2012; et
- le prix de la Présidence pour sa contribution à l’économie et à la société d’Israël en 2018.
Quels autres secrets la nature vous a-t-elle dévoilés?
Nous avons également travaillé sur la résiline, une protéine qui permet aux puces de chat de sauter 200 fois plus haut que leur propre taille! C’est le meilleur caoutchouc de la planète! On le trouve chez les arthropodes; des insectes, comme les libellules, qui volent sur de courtes distances. Nous travaillons avec différents partenaires pour mettre au point une chaussure de sport dotée d’une semelle intermédiaire en résiline et de circuits imprimés flexibles, comme les écrans tactiles. Pour cela, nous pouvons le produire de manière rentable en incorporant le gène de la résiline dans des bactéries (E.coli) que nous faisons fermenter. À l’avenir, nous voulons l’utiliser pour fabriquer des pneus écologiques, mais une telle production à grande échelle devra se faire en usine et en grandes quantités afin de réduire les coûts. Nous y travaillons, et cela viendra en son temps.
Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur le collagène végétal?
Les produits destinés à rajeunir la peau (les produits de remplissage dermique, par exemple) sont de plus en plus prisés. Les entreprises de soins personnels cherchaient une alternative plus sûre, moins coûteuse et plus efficace au collagène provenant de mammifères et à l’acide hyaluronique, alors j’ai commencé à regarder si le collagène pourrait être fabriqué dans des plantes. La question était complexe, car elle impliquait de prendre cinq gènes humains pour fabriquer une seule protéine fonctionnelle. J’ai rédigé un bref article sur la manière de procéder et finalement, avec l’aide d’un incubateur technologique, j’ai procédé à une validation de principe et créé une société. C’est ainsi que Collplant a vu le jour.
Alors comment fabriquez-vous du collagène à base de plantes?
Nous avons modifié génétiquement des plants de tabac (parce qu’ils ne sont pas dans la chaîne alimentaire), qui contiennent maintenant les cinq gènes humains nécessaires à la production de collagène. Nous multiplions les plants à partir de semences dans les 25 000 mètres carrés de serres que nous avons dans tout Israël – et nous distribuons les plantules aux agriculteurs pour qu’ils les cultivent. Une fois récoltées, les feuilles sont transportées dans des camions frigorifiques vers l’usine de Collplant, où elles sont broyées pour en extraire le jus et concentrer le collagène, que nous purifions ensuite dans des salles blanches en vue de fabriquer différents implants médicaux. Nous avons récemment achevé des essais cliniques et obtenu l’approbation réglementaire dans l’Union européenne et en Israël pour un produit injectable destiné à traiter les ulcères du pied chez les diabétiques et les tendinites.
Nous avons également mis au point une bio-encre végétale à base de collagène pour l’impression 3D de tissus et d’organes. La recherche en est encore au stade préclinique, mais nous avons un projet passionnant en cours avec deux sociétés américaines, United Therapeutics et 3D Systems, pour l’impression en 3D de poumons humains. Cela se concrétisera aux environs de 2024.
En quoi les droits de propriété intellectuelle sont-ils importants pour vos sociétés?
En tant qu’actifs commerciaux, les droits de propriété intellectuelle sont aussi importants que les effectifs en personnel. Grâce aux droits de propriété intellectuelle, il est possible de travailler avec des partenaires comme United Therapeutics et 3D Systems et d’obtenir des résultats remarquables. Sans les droits de propriété intellectuelle et la protection qu’ils confèrent, mes sociétés seraient vulnérables et il serait pratiquement impossible d’attirer des investisseurs. Tout comme la réglementation, les droits de propriété intellectuelle sont des outils essentiels. Sans eux, nous risquerions de ne plus être en mesure de conserver des sociétés saines sur cette planète.
Pourquoi était-il important pour vous de commercialiser vos travaux de recherche?
Je crois que les universités ont une responsabilité qui dépasse le simple fait d’enseigner et de former des ingénieurs et des scientifiques. Grâce à nos découvertes scientifiques, nous avons la possibilité de toucher les vies de tant de personnes. La commercialisation et la protection de la propriété intellectuelle sont les seuls moyens de veiller à ce que ces découvertes aboutissent.
En tant qu’actifs commerciaux, les droits de propriété intellectuelle sont aussi importants que les effectifs en personnel. Grâce aux droits de propriété intellectuelle, il est possible de travailler avec des partenaires… et d’obtenir des résultats remarquables. Sans les droits de propriété intellectuelle et la protection qu’ils confèrent […], il serait pratiquement impossible d’attirer des investisseurs.
Quel est votre prochain projet?
J’ai plusieurs projets en cours dans mon laboratoire à l’Université hébraïque, principalement axés sur l’amélioration des systèmes végétaux en vue de produire des protéines animales pour les industries alimentaire et pharmaceutique. Nous mettons également au point de nouveaux matériaux composites d’origine biologique dotés de propriétés mécaniques supérieures, ainsi que de nouvelles technologies d’impression en 3D.
Qui est votre plus grande source d’inspiration et pourquoi?
Léonard de Vinci, de loin. Il était le scientifique et l’inventeur multidisciplinaire par excellence.
Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs et entrepreneurs en herbe?
Tenez-vous à l’écart des personnes qui vous disent non. Visez toujours les objectifs les plus élevés et collaborez avec des personnes intelligentes.
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