Le rôle important de la propriété intellectuelle dans la Zone de libre-échange continentale africaine
Marumo Nkomo, Université du Cap, en collaboration avec Jabulani Mthombeni et Trod Lehong, AfriqInnov8 (Pty) Ltd., Pretoria (Afrique du Sud)
La pandémie de COVID-19 a très durement frappé tous les pays du monde. Bien qu’il ait connu un pic de contaminations plus tardivement que les pays de l’hémisphère Nord, le continent africain n’a pas été épargné par les retombées économiques de la crise sanitaire. Selon l’édition de juin 2020 du rapport de la Banque mondiale intitulé “Perspectives économiques mondiales”, nous allons devoir faire face à la plus grave récession planétaire depuis des décennies. Cette étude prévoit une contraction du produit intérieur brut (PIB) mondial d’au moins 5,2% et un repli de près de 8% en 2020.
En Afrique subsaharienne, le PIB devrait diminuer de 2,8% en 2020, avec une chute de 3,2% pour le Nigéria, la première puissance économique d’Afrique. En Afrique du Sud, le pays le plus industrialisé du continent, l’activité économique devrait se replier de 7,1%.
Contrairement aux pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les États africains pourraient ne pas disposer des ressources budgétaires nécessaires pour proposer des plans de relance et autres dispositifs de chômage partiel de plusieurs milliards de dollars. Conscient de cette réalité, M. Wamkele Mene, secrétaire général de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), a déclaré : “c’est l’accord de libre-échange ZLECAf en soi qui constitue le plan de relance pour l’Afrique, la mise en œuvre de cet accord. L’augmentation des échanges commerciaux intra-africains sera le moteur du développement économique après la pandémie de COVID-19”.
C’est également l’avis de la Banque mondiale. Dans une étude de juillet 2020 sur les effets économiques et redistributifs de la ZLECAf, l’institution met en avant le potentiel de transformation de cet accord et explique que sa mise en œuvre intégrale pourrait permettre à près de 100 millions de personnes de sortir de la pauvreté. Mais comment est né cet accord? Quels en sont les principaux éléments et quel rôle joueront les droits de propriété intellectuelle dans la réalisation de ses objectifs?
Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle pourra servir de catalyseur en matière de transfert et de diffusion de technologies et, en Afrique, favoriser le passage d’une économie essentiellement fondée sur les matières premières à une économie axée sur les savoirs, l’information et les idées.
Historique
Depuis les années 1960, date à laquelle plusieurs pays d’Afrique ont accédé à l’indépendance, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) et l’institution qui lui a succédé, l’Union africaine (UA), se sont efforcées de défendre l’idéal du panafricanisme, mais aussi de l’interdépendance et de l’intégration économique qu’il implique.
La réalisation de l’intégration économique des pays d’Afrique s’est néanmoins heurtée à plusieurs défis persistants, dont des marchés de taille restreinte, un faible niveau d’industrialisation, des infrastructures insuffisantes et des échanges commerciaux intra-africains limités. En 2019 par exemple, le commerce intrarégional représentait 17% des exportations africaines, contre 59% en Asie et 69% en Europe.
Pour surmonter ces obstacles, l’OUA a appelé à la création d’une Communauté économique africaine d’ici à 2028. Dans cette perspective, les pays d’Afrique ont fait des communautés économiques régionales les piliers des projets d’intégration économique à l’échelle du continent.
Malgré ces intentions louables, l’instauration de la Communauté économique africaine a connu un coup d’arrêt au début des années 2000, en raison essentiellement de l’existence d’un trop grand nombre de communautés économiques régionales à la composition très semblable, ce qui se traduisait par un enchevêtrement d’obligations contradictoires.
Pour imprimer un nouvel élan au processus, le dix-huitième sommet de l’UA organisé en janvier 2012 à Addis-Abeba (Éthiopie) fut consacré à la promotion du commerce intra-africain. Le sommet déboucha sur l’approbation du Plan d’action pour l’intensification du commerce intra-africain, assorti d’une feuille de route pour la mise en place rapide de la ZLECAf.
L’année suivante, l’UA célébra le cinquantième anniversaire de la Charte de l’OUA et lança à cette occasion l’Agenda 2063, lequel énonçait les objectifs de l’UA en matière de développement pour les 50 années à venir. Fait notable, la ZLECAf fait partie des projets phares de l’Agenda 2063, lequel invite les États membres de l’UA à accélérer sa mise en place dans le but de faire doubler le volume des échanges commerciaux intra-africains.
Les membres de l’UA répondirent favorablement à la proposition de l’Agenda 2063. Les négociations de la ZLECAf ont démarré en juin 2015. Moins de trois ans plus tard, en mars 2018, les négociations aboutirent à la conclusion de l’accord portant création de la ZLECAf, signé par 44 des 55 États membres de l’UA. Environ un an plus tard, l’accord entrait en vigueur.
Principaux éléments de l’accord de libre-échange ZLECAf
L’accord de libre-échange ZLECAf (“Accord”) vise à lever progressivement les entraves au commerce intra-africain en résolvant le problème des parties à plusieurs communautés économiques régionales, ce qui favorisera la libéralisation des échanges et permettra une transformation structurelle.
Ce document comprend trois grands volets. Le premier est consacré à l’accord de libre-échange à proprement parler, lequel sert d’accord-cadre. Le deuxième comprend les protocoles sur le commerce des marchandises, le commerce des services, les règles et procédures relatives au règlement des différends, les investissements, la politique en matière de concurrence et les droits de propriété intellectuelle. Enfin, le troisième volet comprend des annexes, des appendices et des orientations en lien avec les protocoles susmentionnés.
La mise en œuvre de l’accord de libre-échange ZLECAf a toutes les chances d’alimenter la reprise post-pandémie en Afrique.
Les protocoles sur le commerce des marchandises, le commerce des services et le règlement des différends sont entrés en vigueur en même temps que l’Accord. Ces instruments sont le résultat de la phase I des négociations relatives à la ZLECAf.
La phase II des négociations traitera des protocoles sur les investissements, les droits de propriété intellectuelle et la politique en matière de concurrence. Ces négociations auraient dû s’achever en janvier 2021 mais en raison de la pandémie de COVID-19, les délais ont été repoussés.
Sachant que des régimes de propriété intellectuelle et d’investissement inadaptés peuvent compromettre les effets positifs de la libéralisation du commerce, il est pertinent d’aborder les questions relatives aux investissements, aux droits de propriété intellectuelle et à la politique en matière de concurrence dans le cadre de l’Accord.
Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle
Comme indiqué dans la proposition des représentants des pays africains basés à Genève (“le groupe des pays africains”) relative à l’établissement d’un plan d’action de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) pour le développement :
“La propriété intellectuelle n’est qu’un mécanisme parmi d’autres pour promouvoir le développement. Elle doit être utilisée pour appuyer et favoriser la réalisation des aspirations économiques légitimes de tous les pays en développement, y compris les pays les moins avancés (PMA), particulièrement dans la mise en valeur de leurs forces productives, à savoir les ressources humaines et naturelles. La propriété intellectuelle doit donc compléter, et non entraver, les mesures nationales de développement, en se mettant réellement au service de la croissance économique.”
L’Afrique comptant uniquement des pays en développement et des pays moins avancés, le protocole sur les droits de propriété intellectuelle donne aux membres de l’UA l’occasion d’élaborer un cadre de propriété intellectuelle qui tienne compte des besoins et des intérêts spécifiques du continent en matière de développement.
Au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), des divergences d’opinions entre les pays en développement et plusieurs États membres de l’OCDE s’expriment de longue date en ce qui concerne la biodiversité, les savoirs traditionnels et la brevetabilité des formes du vivant, une problématique connue sous le nom de “trio” de questions. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres de négociations multilatérales sur la propriété intellectuelle qui n’ont pas réussi à répondre aux préoccupations des pays africains.
Au cours des négociations qui se sont tenues au sein du Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore de l’OMPI (IGC) et d’autres instances similaires, le groupe des pays africains a systématiquement plaidé en faveur de la reconnaissance de l’importance cruciale de l’interaction entre la propriété intellectuelle d’une part, et les savoirs traditionnels, les expressions culturelles traditionnelles et les ressources génétiques de l’autre. Malheureusement cependant, certains pays de l’OCDE ne sont pas du même avis. En conséquence, les négociations internationales au sein de l’IGC n’ont pas encore permis d’aboutir à un accord sur un instrument international visant à assurer une protection contre l’appropriation illicite de l’objet considéré, et ce en dépit des efforts assidus déployés par le Secrétariat de l’OMPI pour aider à obtenir une issue favorable.
Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle prévu au titre de l’Accord donne aux États membres de l’UA la possibilité de prioriser les domaines dans lesquels les pays d’Afrique jouissent d’avantages comparatifs à l’intérieur d’un instrument international sur la propriété intellectuelle. Il peut également être mis à profit pour favoriser l’adoption de règles et normes en matière de propriété intellectuelle adaptées au niveau d’industrialisation du continent et conformes aux objectifs de la ZLECAf.
La pandémie de COVID-19 fait ressortir l’importance cruciale de la technologie sur la scène économique mondiale, y compris dans les pays d’Afrique. Dans ces conditions, la propriété intellectuelle devrait être amenée à jouer un rôle majeur. Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle pourra servir de catalyseur en matière de transfert et de diffusion de technologies et, en Afrique, favoriser le passage d’une économie essentiellement fondée sur les matières premières à une économie axée sur les savoirs, l’information et les idées.
Cette évolution s’inscrit dans un contexte marqué par l’émergence d’un consensus parmi les économistes selon lequel une approche universelle en matière de propriété intellectuelle n’est ni efficace, ni adaptée. Comme indiqué par Rob Davies, ancien ministre du commerce de l’Afrique du Sud, dans son discours d’ouverture de la Conférence sur la propriété intellectuelle et le développement de 2016, “les pays ont emprunté des voies de développement économique différentes et ont utilisé la protection de la propriété intellectuelle de différentes manières à différents moments pour appuyer leurs efforts de développement”.
Enfin, plusieurs initiatives ont été prises pour traiter de questions de propriété intellectuelle à dimension régionale ou infrarégionale en Afrique. Citons à titre d’exemple la proposition de création d’un Office africain de la propriété intellectuelle, l’Organisation régionale africaine de la propriété intellectuelle (ARIPO), l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), la politique de propriété intellectuelle régionale de la Communauté d’Afrique de l’Est sur l’utilisation des éléments de flexibilité de l’Accord sur les ADPIC de l’OMC dans le domaine de la santé publique et le rapprochement des législations nationales sur la propriété intellectuelle (EAC ADPIC), ou encore la politique de propriété intellectuelle du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (COMESA).
Certains de ces accords propres au continent africain présentent des divergences en termes d’approches et des États sont parties à plusieurs d’entre eux. Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle prévu au titre de l’Accord de libre-échange ZLECAf est l’occasion pour les États membres de l’UA de réfléchir au meilleur moyen d’assurer la cohérence des différentes politiques énoncées dans ces accords mais également entre ces accords. Ce même instrument pourrait aussi servir à l’élaboration de mécanismes visant à favoriser une plus grande coordination au sein des instances multilatérales.
La mise en œuvre de l’accord de libre-échange ZLECAf a toutes les chances d’alimenter la reprise post-pandémie en Afrique. Il s’agit d’un instrument important dans la réalisation de la vision panafricaine d’une intégration régionale et dans la transformation structurelle de l’économie africaine. Le protocole sur les droits de propriété intellectuelle peut aider les États membres de l’UA à faire en sorte que la politique de propriété intellectuelle soit appliquée de manière à soutenir la réalisation des objectifs de développement du continent africain.
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