Financement de l’innovation par la propriété intellectuelle*
Alfred Radauer, Institut technique supérieur IMC, Krems (Autriche)
*Le présent article s’inspire du Chapitre 16 (Financer l’innovation par la propriété intellectuelle) de l’Indice mondial de l’innovation 2020 .
L’ère de la propriété intellectuelle de ces 30 dernières années s’est caractérisée par une augmentation continue du nombre de dépôts de demandes de brevet et de titre de propriété intellectuelle auprès des principaux offices de propriété intellectuelle et par une utilisation accrue de la propriété intellectuelle par les entreprises. Dans le cadre de la transition vers une économie du savoir, la valeur des entreprises est de plus en plus déterminée par des actifs incorporels tels que le savoir-faire, les marques ou les compétences technologiques.
En 1973, 17% de la valeur des entreprises de l’indice S&P 500 provenait d’actifs incorporels et 83% d’actifs corporels, selon une étude de la banque marchande de propriété intellectuelle américaine Ocean Tomo. Revirement total quarante ans plus tard, puisqu’en 2015 84% de cette valeur dépendait d’actifs incorporels et seulement 16% d’actifs corporels tels que des biens immobiliers.
Il n’est donc pas surprenant que les décideurs s’efforcent de sensibiliser les entreprises à l’importance de la protection des actifs incorporels contre leur utilisation non autorisée ou leur copie illégale par des concurrents. Et pour eux, les droits de propriété intellectuelle constituent le meilleur moyen d’y parvenir. Dès lors, de nombreuses entreprises commencent à comprendre que les droits de propriété intellectuelle sont une forme d’assurance nécessaire. Si, pour beaucoup, cela peut suffire, ce point de vue un peu étriqué ne rend pas compte des possibilités d’utiliser les droits de propriété intellectuelle de manière anticipative pour financer de nouvelles innovations et générer de nouvelles sources de revenus.
Comment la propriété intellectuelle peut aider à obtenir un financement
Les investisseurs se concentrent sur les décisions visant à maximiser la valeur des actions de l’entreprise. Ainsi, ils privilégient habituellement la prise de participation moyennant l’achat d’actions, ou l’endettement, moyennant l’octroi de prêts. On peut également considérer que les subventions à la recherche et le développement (R-D) participent aussi au financement des sociétés. Dans chaque cas de figure, les droits de propriété intellectuelle peuvent jouer un rôle important dans la mobilisation de capitaux et le financement de l’innovation.
Propriété intellectuelle et capital social
Dans le cas de participations au capital, la propriété intellectuelle peut jouer un rôle crucial s’agissant d’obtenir des fonds et de susciter l’intérêt des investisseurs. Les droits de propriété intellectuelle tels que les brevets sont importants pour les start-up qui cherchent à attirer du capital-risque.
De nombreuses études montrent que les capital-risqueurs sont davantage susceptibles de financer les entreprises qui misent sur la propriété intellectuelle. Celles-ci présentent plusieurs atouts pour les investisseurs. Premièrement, les start-up – qui n’ont généralement pas de gros volumes de vente – peuvent prouver que leurs idées ont de la valeur dans la mesure où elles ont satisfait aux critères de brevetabilité lors de l’examen des demandes de brevet. Deuxièmement, les brevets offrent l’assurance que les inventions ayant présidé à la création d’une start-up ne pourront pas être copiées facilement par d’autres entreprises. Troisièmement, si la start-up fait faillite, il reste les brevets, qui peuvent être vendus ou concédés sous licence à des tiers, ce qui limite les pertes éventuelles pour les investisseurs. Et quatrièmement, les brevets peuvent permettre à la start-up de se distinguer et d’attirer l’attention des investisseurs.
L’intérêt des différents droits de propriété intellectuelle en termes de financement dépend du secteur considéré.
L’intérêt des différents droits de propriété intellectuelle en termes de financement dépend du secteur considéré. Dans le secteur des sciences de la vie ou d’autres industries de haute technologie par exemple, les brevets constituent les garants de la création, de la croissance et de la pérennité des entreprises. Dans d’autres secteurs où l’image de l’entreprise est particulièrement importante, les droits attachés aux marques peuvent prendre le pas. Et, dans certains cas, c’est tout le modèle d’affaires qui peut être fondé sur les droits de propriété intellectuelle. Prenez par exemple le franchisage, qui est une modalité parmi d’autres de commercialisation de la propriété intellectuelle.
Droits de propriété intellectuelle et financement par l’emprunt
Les droits de propriété intellectuelle peuvent également jouer un rôle dans le financement par emprunt, en servant de garantie pour des prêts. Bien que l’utilisation des droits de propriété intellectuelle pour souscrire à des emprunts s’inscrive dans la même logique que dans le cas de la participation au capital des entreprises, elle est beaucoup moins courante. Pour autant, ce marché peut réserver des surprises. Certains estiment que les prêteurs–risque, tels que la Silicon Valley Bank et d’autres bailleurs de fonds non institutionnels spécialisés, fournissent un apport d’environ 5 milliards de dollars É.-U. par an aux start-up. Cependant, d’autres observateurs considèrent que l’utilisation des brevets comme garantie pour accéder au financement par l’emprunt est purement anecdotique. Ces points de vue peuvent être interprétés de deux manières. Premièrement, l’utilisation de la propriété intellectuelle dans le financement par l’emprunt peut effectivement être envisagée. Deuxièmement, elle peut également soulever des difficultés, ce qui explique les perspectives restreintes de ce type de financement. Cela dit, il est manifestement nécessaire d’approfondir les recherches et de recueillir davantage de données sur les garanties adossées à des titres de propriété intellectuelle pour le financement des entreprises par l’endettement.
Les difficultés d’accès au financement ont incité certains gouvernements à promouvoir le financement par emprunt adossé à des titres de propriété intellectuelle. La Chine, par exemple, met en œuvre des programmes étatiques qui encouragent l’utilisation des droits de propriété intellectuelle comme garantie moyennant subventionnement des taux d’intérêt, fonds bancaires spécifiques et directives et outils d’évaluation pour réduire le risque de prêt. Entre 2018 et septembre 2019, des rapports indiquent que dans la seule province du Guangdong des prêts garantis par des brevets d’une valeur de quelque 30 milliards de RMB (plus de 4 milliards de dollars É.-U) ont été accordés, des “milliers” d’entreprises ayant bénéficié de ces dispositifs.
La propriété intellectuelle dans le contexte des subventions à la R-D
Bien que souvent négligés, les droits de propriété intellectuelle peuvent être utiles pour obtenir des subventions publiques à la R-D. On constate ici que la gestion des droits de propriété intellectuelle s’articule autour de deux grands axes.
D’une part, de nombreux programmes gouvernementaux de subventions à la R-D sont conditionnés au dépôt de demandes de brevet ou d’autres titres de droits de propriété intellectuelle sur les fruits de la recherche. Les États veulent encourager les recherches qui débouchent sur la commercialisation de produits et de services, sur lesquels il est requis de détenir des droits de propriété intellectuelle. Cependant, les responsables politiques comme les chefs d’entreprise doivent se pencher attentivement sur la manière dont ces régimes de subventions sont conçus et reconnaître qu’un droit de propriété intellectuelle demandé n’est pas la même chose qu’un résultat de R-D commercialisable. De fait, des efforts de R-D complémentaires considérables sont souvent nécessaires pour atteindre, et dépasser, le stade du prototype après le dépôt d’une demande de brevet d’invention.
D’autre part, les subventions aux consortiums de recherche, en particulier lorsqu’ils sont transnationaux, connaissent une popularité croissante. Dans le cadre du financement de la R-D menée par les consortiums, la propriété intellectuelle réside dans les contrats (ou les ententes) qui régissent les consortiums. Dans ce cas, les participants doivent connaître les conditions d’utilisation ou de partage de la propriété intellectuelle en amont (ce que chaque partie apporte au projet), c’est-à-dire ce que chaque contributeur peut en faire ou non. De même, il doit y avoir accord sur la manière dont les résultats de la recherche mis au point conjointement et convertis en brevets, par exemple (la propriété intellectuelle en aval), doivent être partagés entre les partenaires. Cette forme de gestion de la propriété intellectuelle nécessite l’enregistrement et le dépôt de demandes de droits de propriété intellectuelle ainsi qu’une réflexion stratégique et des compétences en matière de négociation lors de la conclusion des contrats de consortium. Les avantages potentiels, notamment la création de réseaux, l’accès à des financements supplémentaires et le savoir-faire des partenaires du consortium, ainsi que l’acquisition de connaissances, peuvent aller bien au-delà des clauses juridiques officielles de ces contrats.
Marchés et bourses de propriété intellectuelle – une source de financement pour l’innovation?
Si la propriété intellectuelle peut être utilisée à la fois pour le financement par actions et par emprunt, peut-elle être utilisée pour tirer parti des possibilités de financement sur les places de marché, de la même manière que les entreprises utilisent les bourses d’actions ou d’obligations pour le financement des investissements?
Les termes “actif” et “propriété” suggèrent que les titres de propriété intellectuelle partagent un certain nombre de caractéristiques avec les titres financiers et qu’il y a une offre croissante d’actifs de propriété intellectuelle, ce qui suggère à son tour une certaine forme de liquidité (à savoir qu’il est facile de trouver des acheteurs et des vendeurs pour transformer les actifs de propriété intellectuelle en espèces à des prix de marché bien définis). Même si la titularité des droits de propriété intellectuelle n’est pas cédée, il existe des signes flagrants (principalement au niveau bilatéral) que la concession de licences est pour de nombreuses entreprises un moyen de plus en plus important de lever des fonds.
La propriété intellectuelle diffère des biens immobiliers en ce que sa valeur est propre au contexte.
La réponse à cette question est qu’il peut en effet y avoir des opportunités, mais que la situation est complexe et appelle une réflexion nuancée.
L’une des principales difficultés rencontrées pour développer les marchés d’actifs de propriété intellectuelle réside dans le fait que toutes les licences de brevet/de propriété intellectuelle ne sont pas identiques. En effet, il existe deux cas de figure différents : les licences dites “bâton” et les licences dites “carotte”.
- On parle de licence bâton lorsqu’une entreprise utilise déjà une technologie et que le titulaire des droits de propriété intellectuelle sous-jacents (une autre entreprise) souhaite que cette entreprise prenne une licence. Ces licences, également connues sous le nom de licences d’exécution, reposent en grande partie sur l’introduction ou la menace d’une action en justice contre les contrefacteurs présumés. C’est ce type de licences qui entre en jeu dans les discussions sur les marchés de monétisation ou de courtage des brevets et autres titres de propriété intellectuelle.
- On parle de licence “carotte” lorsque les parties cherchent activement à se procurer sous licence des connaissances ou des technologies qui les intéressent. Cela implique souvent la concession de licences de brevets, de savoir-faire ou de technologies. Ce type de licence implique un transfert de technologie.
Cette distinction est importante car les deux types de licences présentent des caractéristiques et des besoins potentiels en matière d’aides publiques différents – même si les frontières entre les deux marchés sont, dans une certaine mesure, floues.
Questions communes à toutes les formes de financement adossées à la propriété intellectuelle
En général, les marchés de licences bâton et carotte ne sont pas très liquides. Les licences carotte sont moins fréquentes que les licences d’exécution. L’une des difficultés communes à tous les types de financement par la propriété intellectuelle, qu’il d’emprunt ou d’actionnariat, réside dans l’évaluation.
La propriété intellectuelle diffère des biens immobiliers en ce que sa valeur est propre au contexte. Par exemple et par définition, un brevet protège une seule invention, de sorte que les brevets ne sauraient être assimilés à une matière première uniforme, comme le minerai de fer. En outre, la valeur d’un même titre de propriété intellectuelle peut varier selon les entreprises. Un portefeuille de propriété intellectuelle peut être précieux pour une entreprise compte tenu de sa technologie ou de sa position sur le marché alors même qu’il pourrait être dénué de valeur pour une autre. Un élément de propriété intellectuelle insignifiant en soi s’avérer très précieux dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre d’un portefeuille. Il n’existe pas de méthode standard universellement acceptée d’évaluation de la propriété intellectuelle.
Les actifs de propriété intellectuelle étant propres à une société donnée opérant sur un marché spécifique, il est impératif que toutes les approches et stratégies proposées tiennent compte des particularités liées au contexte.
Les difficultés liées à l’évaluation, à la liquidité et à l’application des droits de propriété intellectuelle constituent également des obstacles majeurs à l’utilisation de la propriété intellectuelle comme garantie dans le cadre du financement par emprunt. Il existe également des obstacles propres au financement par emprunt basé sur la propriété intellectuelle, tels que la réglementation bancaire. Des normes telles que Bâle III définissent un cadre strict concernant le montant des fonds propres qu’une banque doit posséder pour faire face aux risques associés à certains types de garanties. La propriété intellectuelle peut ne pas répondre à ces critères. Tandis que les capital-risqueurs prennent en considération l’entreprise et ses perspectives d’avenir dans leur ensemble, les organismes de prêt se contentent d’évaluer la garantie, à savoir la propriété intellectuelle. Il s’agit peut-être d’un facteur important pour expliquer pourquoi le financement de la propriété intellectuelle par acquisition d’actions est actuellement plus répandu que le financement par l’emprunt, qui reste peu développé.
Recommandations
Il existe pour les entreprises de nombreuses possibilités d’utiliser la propriété intellectuelle pour financer l’innovation simplement en considérant les droits de propriété intellectuelle non seulement comme une police d’assurance, mais plus largement comme un outil de financement. Une bonne compréhension du fonctionnement du système de la propriété intellectuelle, de la valeur potentielle des différents types d’actifs intellectuels et des droits de propriété intellectuelle que détient une entreprise, ainsi que d’excellentes compétences en matière de gestion de la propriété intellectuelle, sont les clés du succès. S’il est évident que certaines formes de financement par la propriété intellectuelle sont assez difficiles à mettre en œuvre, d’autres – comme la propriété intellectuelle dans les contrats de consortiums – représentent un potentiel inexploité.
Dans ce contexte, une série de mesures peut être recommandée aux responsables politiques et aux chefs d’entreprise. Il s’agit notamment d’encourager le recours aux audits de propriété intellectuelle par les entreprises afin de les sensibiliser à la valeur de leurs droits de propriété intellectuelle. Elles comprennent également la mise en œuvre d’initiatives visant à améliorer le savoir-faire des intermédiaires (financiers), en particulier en ce qui concerne l’utilisation des droits de propriété intellectuelle dans des contextes de collaboration. Les mesures visant à améliorer les marchés financiers de la propriété intellectuelle doivent être élaborées avec soin pour éviter tout échec. Il est peu probable que de simples marchés électroniques soient en mesure de traiter la complexité des droits de propriété intellectuelle en tant que catégorie spécifique d’actifs. En définitive, comme les actifs de propriété intellectuelle sont propres à une société donnée opérant sur un marché spécifique, il est impératif que toutes les approches et stratégies proposées tiennent compte des particularités liées au contexte.
Le Magazine de l’OMPI vise à faciliter la compréhension de la propriété intellectuelle et de l’action de l’OMPI parmi le grand public et n’est pas un document officiel de l’OMPI. Les désignations employées et la présentation des données qui figurent dans cette publication n’impliquent de la part de l’OMPI aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires ou zones concernés ou de leurs autorités, ni quant au tracé de leurs frontières ou limites territoriales. Les opinions exprimées dans cette publication ne reflètent pas nécessairement celles des États membres ou du Secrétariat de l’OMPI. La mention d’entreprises particulières ou de produits de certains fabricants n’implique pas que l’OMPI les approuve ou les recommande de préférence à d’autres entreprises ou produits analogues qui ne sont pas mentionnés.