Intelligence artificielle : les deepfakes dans l'industrie du divertissement
Vejay Lalla, Adine Mitrani et Zach Harned, Fenwick, New York et Santa Monica (États-Unis d’Amérique)
Depuis la sortie du premier film de la franchise Terminator, nous avons vu des représentations de robots prenant le contrôle du monde. Nous sommes aujourd’hui au début d’un processus qui verra la technologie – et plus particulièrement l’intelligence artificielle – bouleverser les industries du divertissement et des médias elles-mêmes.
Du divertissement traditionnel aux jeux vidéo, nous explorons comment la technologie de l’hypertrucage est devenue de plus en plus convaincante et accessible au public, et quelles répercussions l’exploitation de cette technologie aura sur l’écosystème du divertissement et des médias.
Qu’est-ce qu’un “deepfake” et en quoi ce phénomène est-il important?
Le terme “deepfake” fait référence à une technique de synthèse multimédia reposant sur l’intelligence artificielle. Elle consiste notamment à superposer des traits humains sur le corps d’une autre personne – et/ou à manipuler les sons – pour générer une expérience humaine réaliste. L’acteur Val Kilmer a perdu sa voix caractéristique suite à un cancer de la gorge en 2015, mais la technologie de l’hypertrucage de Sonantic a récemment été utilisée pour permettre à l’acteur de “parler”. (Son fils a fondu en larmes en entendant à nouveau la “voix” de son père.)
Les hypertrucages ont également été utilisés pour surmonter les barrières linguistiques, notamment par le grand footballeur anglais David Beckham dans sa campagne de lutte contre le paludisme Malaria No More. Ici, les hypertrucages ont permis à Beckham de délivrer son message dans neuf langues différentes. Parfois, les hypertrucages ont aussi simplement vocation à nous divertir, comme dans cette installation artistique qui donne la possibilité aux utilisateurs de prendre un selfie “surréaliste” avec Salvador Dalí.
Vidéo : Les hypertrucages ont été utilisés pour surmonter les barrières linguistiques, notamment par le grand footballeur anglais David Beckham dans sa campagne Malaria No More de lutte contre le paludisme, dans le cadre de laquelle les hypertrucages lui ont permis de délivrer son message dans neuf langues différentes.
Utiliser les deepfakes pour rehausser les compétences d’un talent
À l’heure actuelle, les applications commerciales des hypertrucages comprennent à la fois le recours à des “acteurs deepfake” sous-jacents et à des personnes dont l’apparence est utilisée comme une “enveloppe” (c’est-à-dire le visage ou l’apparence représenté dans le contenu) pour la prestation sous-jacente. Lorsque l’enveloppe est une personnalité célèbre, ce procédé fait économiser au talent sous-jacent les heures qu’il aurait dû passer sur le plateau en transférant cette charge sur l’acteur deepfake. De plus, cette technologie permet aux influenceurs de créer des messages personnalisés pour des centaines ou des milliers de destinataires sans avoir à enregistrer chaque message.
Les nouvelles applications de la technologie évoquée ci-dessus ne changent pas fondamentalement la nature des accords relatifs aux talents ou l’acquisition des droits nécessaires auprès des artistes – mais elles font apparaître de nouvelles problématiques que les deux parties à la négociation doivent examiner attentivement. Par exemple, le contrôle de l’utilisation du droit de l’artiste sur son image est toujours négocié dans les moindres détails, mais il est peu probable que les contrats d’engagement ou de libération des talents envisagent de manière générale le droit d’utiliser le droit à l’image en tant qu’enveloppe servant à générer un nombre potentiellement infini d’avatars plus vrais que nature. Il conviendra en outre d’apporter un soin particulier à la rédaction des clauses relatives au droit moral afin de déterminer si une prestation dans le cadre d’un hypertrucage, sur laquelle le talent n’avait potentiellement aucun contrôle, peut constituer un motif de licenciement. Les syndicats d’artistes devront sans doute aussi examiner plus précisément la prise en compte de cette technologie dans les futures négociations sectorielles.
Enfin, il reste à savoir si cette technologie bénéficiera ou nuira globalement aux talents. Sur un plan positif, la modularité permettant à un acteur d’apparaître dans des publicités ou sur des sites Web pour le commerce électronique dans le monde entier (sans avoir à se rendre en studio, à apprendre une nouvelle langue ou à travailler son accent) pourrait être un gros avantage. C’est ce qu’a fait récemment Synthesia avec deux publicités mettant en scène le rappeur et entrepreneur Snoop Dogg. Le premier spot a connu un tel succès que la filiale de l’entreprise a voulu utiliser le même spot, mais en changeant la marque et les noms. Plutôt que de refaire toutes les prises, Synthesia a utilisé la technologie de l’hypertrucage pour modifier les mouvements des lèvres de Snoop Dogg pour les faire correspondre au nom de la filiale dans la nouvelle publicité.
D’un autre côté, l’adoption généralisée des hypertrucages pourrait entraîner l’éviction des acteurs qui ne sont pas des célébrités, générant des pertes d’emplois ou un changement dans le mode de recrutement des talents pour les productions du secteur. S’il devient plus rentable ou autrement souhaitable d’embaucher des artistes encore peu connus pour incarner des célébrités, ceux-ci auront moins de chances d’être “découverts” ou de devenir célèbres pour eux-mêmes. Cela pourrait engendrer une caste d’acteurs deepfake qui n’atteignent jamais la renommée ni la capacité de monnayer leur nom et leur image.
Incorporation des deepfakes de célébrités dans le contenu numérique
Des internautes ont également exploité les hypertrucages de célébrités sur les plateformes de médias sociaux, ce qui vient encore souligner l’omniprésence (et la précision) de la technologie sur laquelle ils reposent. Début 2021, un artiste belge du numérique recourant à l’intelligence artificielle a utilisé un sosie de Tom Cruise pour générer des vidéos très réalistes de “Tom Cruise” sur TikTok sur le compte @deeptomcruise. Ces vidéos mettaient en scène “Tom Cruise” pratiquant des activités insolites très diverses, comme celle où il tombe et raconte une blague sur l’Union soviétique dans un magasin de détail, ou celle où il présente des produits de nettoyage industriel, et ont été visionnées des centaines de milliers de fois. De même, l’an dernier, un hypertrucage d’Harry Styles exigeant plus de fraises dans une ode musicale à sa chanson Watermelon Sugar est devenu instantanément viral sur TikTok.
Si une personne ou une entreprise souhaite créer un deepfake de célébrité pour un contenu multimédia, elle doit examiner attentivement avec un avocat si elle est autorisée à le faire en vertu du droit applicable. Il est recommandé de se renseigner sur les bases juridiques fondamentales régissant la publication de ce type de contenu, en déterminant notamment s’il relève d’une classe protégée de la liberté d’expression (une parodie, par exemple), si le droit à l’image de la célébrité est tombé dans le domaine public et si elle peut faire valoir l’usage loyal face à une plainte pour atteinte au droit d’auteur. Sinon, comme dans tous les autres cas, le consentement est vraisemblablement requis pour utiliser l’image du talent dans ce contexte.
Prise en compte des lois applicables
Aux États-Unis d’Amérique, le paysage juridique relatif aux hypertrucages évolue rapidement. Un particulier ou une entreprise devrait tenir compte des lois récemment promulguées par les États qui portent spécifiquement sur les médias de synthèse manipulés numériquement.
Par exemple, en novembre 2020, l’État de New York a adopté une loi interdisant expressément l’utilisation de “la réplique numérique d’un interprète décédé” dans un contenu audiovisuel pendant 40 ans après le décès de l’interprète, si cette utilisation est “susceptible de faire croire à tort au public qu’elle a été autorisée”. Cela pourrait interdire l’usage d’hypertrucages dans des cas comme le documentaire d’Anthony Bourdain intitulé Roadrunner. Dans ce cas, le réalisateur du film a fait le choix controversé d’utiliser la technologie de l’hypertrucage pour générer trois répliques en “recréant la voix” de Bourdain afin de terminer la production après sa mort, en dépit du fait que la veuve du célèbre chef, Ottavia Bourdain, a affirmé qu’elle n’avait pas donné son accord pour cette utilisation.
Sur le plan politique, en septembre 2019, le Texas a adopté une loi interdisant la diffusion de vidéos truquées trompeuses destinées à nuire aux candidats ou à influencer une base électorale dans les 30 jours précédant une élection. Le mois suivant, la Californie a adopté une loi similaire, mais en allongeant la période visée à 60 jours avant une élection. Par ailleurs, les plateformes hébergeant des deepfakes devront également prendre en compte les problèmes de conformité concernant les allégations de tromperie.
Personnages de jeux vidéo en réalité augmentée grâce aux hypertrucages
L’industrie des jeux vidéo est un autre domaine privilégié que les hypertrucages sont susceptibles de bouleverser, notamment les avatars. De nombreux jeux reposent sur l’idée que le joueur endosse le rôle d’un personnage, comme Luke Skywalker ou la princesse Leia dans Star Wars. Mais pour que l’expérience soit encore plus immersive, il ne suffirait pas de contrôler Luke ou Leia à l’aide d’une manette de jeu. Il faudrait aussi que l’avatar suive les mouvements de votre visage et de votre bouche, un exploit rendu possible par la technologie deepfake. En outre, grâce à la synthèse vocale générée par l’hypertrucage, il est possible de faire en sorte que votre voix ressemble à celle de Luke ou de Leia, générant parfois des conséquences positives inattendues. Par exemple, ces “habillages vocaux” permettent aux personnes LGBT+ de modifier leur voix dans le jeu, contribuant à rendre la partie plus agréable - un résultat peu surprenant au vu des statistiques de 2020 publiées par la Ligue anti-diffamation, selon lesquelles plus de la moitié des utilisateurs de chat vocal sont harcelés pendant le jeu, et 37% des joueurs LGBT+ le sont en raison de leur orientation sexuelle.
L’omniprésence des hypertrucages continuant de se renforcer dans les divers aspects des médias numériques, les particuliers et les entreprises qui cherchent à tirer parti de la technologie sous-jacente devront au préalable passer en revue leurs arrangements contractuels existants et tenir compte du droit applicable dans ce domaine.
Il va de soi qu’une technologie de type universel comme celle-ci peut aussi être utilisée à mauvais escient, par exemple pour une usurpation d’identité frauduleuse à des fins lucratives ou pour des connexions frauduleuses à des systèmes à commande vocale. De plus, la technologie deepfake aura des répercussions à la fois sur les personnages non joueurs (PNJ) et sur votre propre avatar. La combinaison associant d’impressionnants modèles de génération de langage naturel tels que GPT-3 et des hypertrucages de jeux vidéo donnera aux PNJ la capacité illimitée de converser avec votre avatar avec des mouvements synchronisés et convaincants du visage et de la bouche sans avoir à suivre des scripts précis. Les développeurs de jeux vidéo devront analyser leurs accords de licence existants avec les propriétaires de contenu de ces personnages et arcs narratifs pour déterminer si les cas d’utilisation des hypertrucages sont autorisés.
Autres avantages potentiels
Outre les avantages économiques du recours aux hypertrucages évoqués ci-dessus, la technologie sous-jacente peut également contribuer au bien social dans les médias numériques. Prenons l’exemple d’un documentaire de HBO qui décrit en détail la vie de militants LGBTQ+ menacés d’exécution et contraints de vivre dans la clandestinité. Pour protéger l’identité de ces militants, le documentaire a utilisé des avatars, le réalisateur ne prenant en compte que ceux qui représentaient des militants LGBTQ+ résidant dans des pays où ils n’étaient pas menacés de mort en raison de leur orientation sexuelle. Les hypertrucages ont également été utilisés pour créer des voix uniques et sur mesure pour les millions de personnes qui ne peuvent communiquer qu’à l’aide de voix de synthèse.
Considérations pratiques pour l’avenir
Alors que les hypertrucages sont de plus en plus omniprésents dans les différents aspects des médias numériques, les particuliers et les entreprises qui cherchent à tirer parti de la technologie sous-jacente devront au préalable passer en revue leurs arrangements contractuels existants et tenir compte du droit applicable dans ce domaine. En outre, lorsqu’ils signent des contrats, les talents devraient examiner attentivement les conditions relatives à leur droit à l’image afin de conserver un contrôle suffisant sur la manière dont ce droit pourrait être utilisé eu égard aux technologies reposant sur l’intelligence artificielle. S’ils sont appréhendés de manière réfléchie, le développement et l’utilisation des hypertrucages peuvent avoir des retombées positives, tant sur le plan commercial que social.
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