Christopher Harrison, responsable de l’analyse des brevets à l’OMPI
Les brevets représentent une source d’information unique. La plupart des informations techniques qu’ils contiennent ne sont jamais publiées ailleurs, alors qu’elles se trouvent sous un format relativement normalisé. Les brevets peuvent donc constituer des indicateurs reconnus de la production scientifique et technologique, et ils offrent un bon moyen de suivre l’innovation. C’est pourquoi l’analyse des mégadonnées fondée sur les données de brevet est rapidement devenue un moyen essentiel de mesurer les progrès accomplis.
Pour ce nouveau rapport sur les innovations liées aux objectifs de développement durable des Nations Unies, l’OMPI a travaillé avec l’entreprise LexisNexis IP Solutions. En exploitant les métadonnées des brevets en lien avec ces objectifs, les spécialistes de LexisNexis ont trouvé 100 catégories distinctes de technologies pertinentes. (On trouvera de plus amples détails sur l’analyse de LexisNexis ici.)
En établissant une concordance entre des brevets et les objectifs de développement durable, il est possible de recenser les domaines d’innovation qui contribuent le plus à nos objectifs communs. De nouvelles catégories de brevets commencent aussi à apparaître en lien avec des objectifs qui sont encore sous-représentés. Combinée à une analyse des brevets pour déterminer les technologies particulières qui contribuent aux objectifs, cette concordance peut faciliter les décisions stratégiques en matière de recherche-développement, de politiques d’innovation, de commercialisation de la propriété intellectuelle et de concession de licences, ainsi qu’en matière de recherche collaborative dans les secteurs public et privé.
Les brevets concernent 13 des 17 objectifs de développement durable, et près d’un brevet sur trois est désormais en lien avec ces objectifs.
Il existe en tout plus de 15,2 millions de familles de brevets actifs, une famille étant un ensemble de brevets liés à une même invention. Plus de 4,7 millions de familles de brevets sont déjà liées à ces objectifs.
L’Assemblée générale des Nations Unies a établi les objectifs de développement durable en 2015. Ces 17 objectifs comprennent 169 cibles précises touchant à des questions sociales, économiques et environnementales; ils constituent une feuille de route pour parvenir à la paix et la prospérité d’ici 2030. Les brevets sont par nature des signes manifestes d’innovation. Le fait d’établir une concordance avec les objectifs de durabilité permet d’établir un indicateur essentiel. Les brevets portent sur 13 des 17 objectifs, et 31,4% des familles de brevets actifs concernent désormais ceux-ci.
Il convient néanmoins d’observer que 4 des 17 objectifs ne peuvent pas être mis en correspondance avec des brevets. Il s’agit des objectifs 8 “Travail décent et croissance économique”, 10 “Inégalités réduites”, 16 “Paix, justice et institutions efficaces”, et 17 “Partenariats pour la réalisation des objectifs”.
L’analyse des tendances au sein des brevets montre aussi que la progression en direction de certaines cibles est plus rapide que vers d’autres. L’objectif 9 “Industrie, innovation et infrastructures” en est un exemple. Ce domaine arrive en tête avec le nombre de brevets le plus élevé (2,9 millions de familles de brevets actifs), ce qui illustre toute la portée de cet objectif de développement durable. Il recouvre en effet l’électronique, la production et les matériaux; or ces sujets donnent lieu à un grand nombre de brevets, comme le montre clairement l’analyse. La part des brevets actifs de ce domaine est passée de moins de 10% à environ 20%.
Parallèlement aux innovations dans l’industrie et les infrastructures (objectif 9), ce sont celles qui contribuent à la lutte contre les changements climatiques (objectif 13) qui sont le plus représentées. L’objectif 7, qui traite de la nécessité de disposer d’une énergie propre à un coût abordable, est en progression. Au total, 1,1 million de familles de brevets actifs contribuent à la lutte pour le climat et quelque 900 000 familles contribuent à l’énergie propre. Le domaine du climat (objectif 13) est porté par les technologies visant à limiter les émissions de gaz à effet de serre, tandis que le domaine de l’énergie propre (objectif 7) bénéficie des progrès accomplis dans les énergies renouvelables, notamment l’énergie solaire et éolienne. Ces deux objectifs affichent une tendance à la hausse légèrement plus marquée que la plupart des autres objectifs, ce qui témoigne d’une prise de conscience croissante de la part des consommateurs en faveur d’alternatives plus propres.
Les technologies vertes sont essentielles. Mais de manière plus générale, les objectifs de développement durable mettent en relief la nécessité de mettre fin à la pauvreté et à d’autres types de privations. Ces efforts doivent aller de pair avec des stratégies visant à améliorer la santé et l’éducation, à réduire les inégalités et à stimuler la croissance économique. Au demeurant, les brevets liés à des objectifs sociaux et économiques comme l’appel à l’élimination de la pauvreté (objectif 1), à une éducation de qualité (objectif 4), à une eau propre et à l’assainissement (objectif 6) et à une vie aquatique et terrestre durable (objectifs 14 et 15) suscitent un intérêt croissant.
Il est vrai que ces objectifs liés à des aspects socioéconomiques donnent lieu à un nombre limité de brevets du fait qu’ils ne bénéficient pas de la dynamique des technologies comme certains autres objectifs. Néanmoins, si l’on se concentre sur certaines technologies particulières, leur progression devient plus évidente. Considérons par exemple l’objectif 1 concernant l’élimination de la pauvreté. Dans ce domaine, l’innovation est surtout pilotée par l’apparition de la technologie de la chaîne de blocs. Cette technologie a considérablement favorisé les progrès en matière d’agriculture et de sécurité alimentaire. Une base de données de chaîne de blocs stocke des données en blocs, ceux-ci étant liés entre eux pour former une chaîne. Cette méthode permet d’améliorer la traçabilité des aliments, ce qui garantit l’approvisionnement en nourriture là où elle est nécessaire. La chaîne de blocs renforce aussi la transparence et peut améliorer la sûreté alimentaire et la qualité des aliments au sein de la chaîne d’approvisionnement en fermant l’accès au marché à tout aliment contaminé. Les notes d’information de l’ONU mettent d’ailleurs en évidence le fait que la chaîne de blocs peut favoriser “les transactions commerciales et l’accès aux chaînes de valeur mondiales, notamment pour les petites entreprises des économies en développement et en transition, ainsi que la fourniture de services publics efficaces à l’appui d’un progrès économique et social plus inclusif”.
La matrice de maturité des innovations concernant les brevets liés aux objectifs de développement durable révèle les objectifs qui sont actuellement les plus actifs, c’est-à-dire qu’ils donnent lieu à un grand nombre de brevets et qu’ils se sont beaucoup développés ces dernières années. Elle contribue aussi à mettre en évidence un intérêt pour certains domaines qui seraient normalement difficiles à détecter si l’on ne considérait que le nombre total de brevets, car ces domaines sont beaucoup plus discrets que les segments disposant d’un très grand nombre de brevets.
Les brevets sont organisés selon la Classification internationale des brevets (CIB). Il s’agit d’un système hiérarchique employé par la plupart des offices de propriété intellectuelle dans le monde pour regrouper des brevets en secteurs technologiques particuliers. À l’instar du système de classification des livres employé par les bibliothèques, la CIB permet de retrouver rapidement un brevet en fonction de la technologie dont il relève. Pour disposer de suffisamment de détails aux fins de l’analyse présentée dans le rapport, les auteurs ont employé en outre un tableau de concordance des technologies établi par l’OMPI. Ce tableau montre la relation entre des symboles de la CIB et 35 domaines technologiques répartis entre les cinq secteurs suivants : électrotechnique, instruments, chimie, mécanique et autres domaines. Cette analyse plus détaillée montre la concordance entre un domaine technologique particulier et les objectifs de développement durable. Elle relie par exemple l’objectif 3 “Bonne santé et bien-être” à des domaines pharmaceutiques, biologiques et médicaux grâce au degré de détail plus fin qu’elle permet d’obtenir. De même, une bonne concordance a pu être établie entre l’objectif 2 “Faim ‘zéro’” et la chimie alimentaire, ou encore entre l’objectif 11 “Villes et communautés durables” et l’ingénierie civile.
Plus généralement, la chimie est le domaine qui présente la plus grande proportion de brevets liés à des objectifs de développement durable, car elle recouvre les produits pharmaceutiques et les innovations permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Au sein du domaine de la chimie, la biotechnologie et les produits pharmaceutiques ont lutté pour la deuxième et la troisième places pendant de nombreuses années, en affichant tous deux une progression régulière chaque année. Cependant, en 2018 ils ont tous les deux été dépassés par le domaine des microstructures et de la nanotechnologie, qui est passé d’environ 25% en 2000 à près de 65% en 2023. Les technologies environnementales présentent aussi de bonnes concordances avec la description des objectifs de développement durable et affichent la plus grande proportion de brevets liés à ces objectifs, à environ 75%, étant entendu que beaucoup de ces brevets sont liés aux processus industriels de décarbonisation. La part de brevets liés aux objectifs qui sont classés dans les microstructures et la nanotechnologie, les produits pharmaceutiques et les technologies environnementales ne cesse de progresser en direction des 100%, mais il convient de noter qu’elle se trouvait déjà à un niveau très élevé.
Les objectifs de développement durable sont un appel urgent à tous les pays, développés et en développement, pour qu’ils agissent dans le cadre d’un partenariat mondial. Notre analyse montre que les principaux déposants, c’est-à-dire ceux qui possèdent le plus grand nombre de brevets liés aux objectifs dans leur portefeuille de propriété intellectuelle, sont représentés de manière approximativement équilibrée entre les entreprises et les organismes de recherche.
Parmi les principaux acteurs industriels, citons les entreprises CATL et Samsung SDI pour les batteries, ainsi que Roche et Merck pour les produits pharmaceutiques. Toutefois, ce sont des entreprises du secteur électronique comme Qualcomm, Ericsson, Baidu, LG Electronics et TDK qui affichent les taux de croissance les plus rapides.
Dans le monde des universités et de la recherche, l’Université de Californie et l’Académie des sciences chinoise sont en tête des brevets liés aux objectifs de développement durable, et l’on observe une contribution majeure d’organismes universitaires et de recherche aux États-Unis d’Amérique, en Chine, en France, en République de Corée et en Allemagne.
En examinant les objectifs de développement durable des Nations Unies à travers le prisme de l’analyse des brevets, nous pouvons façonner notre avenir commun.
Si certains objectifs particuliers des Nations Unies comme l’objectif 9 “Industrie, innovation et infrastructures” et l’objectif 13 “Lutte contre les changements climatiques” présentent une activité notable en termes de brevets, d’autres objectifs plus orientés vers des aspects socioéconomiques n’ont qu’un lien limité avec les brevets. Néanmoins, les tendances à la hausse observées dans les brevets liés à tous les objectifs, notamment dans les domaines des énergies renouvelables et de la réduction des émissions, indiquent qu’une attention croissante est accordée aux technologies durables.
La cartographie des concordances entre les brevets et les objectifs de développement durable révèle par ailleurs des intersections entre certaines technologies très récentes comme la chaîne de blocs et plusieurs objectifs. L’analyse des tendances par secteur technologique et par domaine permet donc de comprendre de manière plus précise la concordance entre les objectifs et certaines activités particulières, par exemple les innovations environnementales et pharmaceutiques.
Dans l’ensemble, les conclusions de ce nouveau rapport sur l’innovation au regard des objectifs de développement durable des Nations Unies mettent en relief le rôle central que joue la propriété intellectuelle dans l’orientation du développement en direction de la pérennité. La propriété intellectuelle offre aux décideurs, aux responsables politiques et aux innovateurs l’autonomie dont ils ont besoin pour faire des choix informés, pour répartir les ressources de manière efficace et pour encourager la collaboration dans les domaines où la contribution des inventeurs est la plus nécessaire. En nous fondant sur l’analyse des brevets pour mieux comprendre la relation entre l’innovation et les objectifs de développement durable, nous pouvons agir ensemble pour façonner activement notre avenir commun.
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