Transformer l’enregistrement des droits de propriété intellectuelle et renforcer la protection des droits non enregistrés grâce à la chaîne de blocs
Anne Rose, associée et co-directrice de Blockchain Group, Mishcon de Reya, Londres (Royaume-Uni)
Les plateformes de blockchain créent une chaîne d’informations transparente voire immuable (autrement dit, impossible à modifier). Les offices de propriété intellectuelle pourraient profiter de ces caractéristiques pour transformer l’enregistrement des droits de propriété intellectuelle en rentabilisant davantage le processus, en l’accélérant, en le précisant et en le sécurisant davantage. La technologie pourrait contribuer par ailleurs à une utilisation plus rationnelle et à une plus grande transparence des informations relatives à la gestion des droits.
Quels sont les principes de base de la chaîne de blocs et comment pourrait-elle améliorer le processus d’enregistrement des marques et des dessins et modèles et apporter la preuve de leur utilisation? En ce qui concerne les droits de dessins et modèles non enregistrés et le droit d’auteur, comment la chaîne de blocs pourrait-elle fournir de meilleures preuves de la création de dessins et modèles non enregistrés ou de nouvelles œuvres protégées par le droit d’auteur?
Principes de base de la chaîne de blocs
Pour simplifier, la chaîne de blocs est une forme de technologie de registres distribués, qui créé un registre fiable et transparent pour chaque transaction et rend compte des transactions réalisées par toute partie prenante à ces transactions sur la plateforme de blockchain. Par exemple, si je souhaitais prouver la création de cet article (c’est-à-dire mon droit d’auteur) sur une chaîne de blocs, celle-ci ne stockerait pas l’article sous la forme où vous le voyez actuellement. Elle enregistrerait une empreinte ou “hash” (chaîne unique et cryptée de lettres et de chiffres) donnant à l’article un identifiant unique afin d’en vérifier la paternité et de prouver l’existence de l’œuvre créée (cet article) à un moment donné, sans toutefois en révéler le contenu. Cette empreinte est liée ensuite aux autres empreintes établies simultanément et elles sont enregistrées dans un “bloc”. Puis chaque bloc est traduit en hash, tout nouveau bloc faisant également référence au hash du bloc précédent, créant ainsi une chaîne de blocs connectée par cryptographie. Toute modification apportée à un bloc précédent cassera la chaîne car la référence au hash de ce bloc dans les blocs suivants ne sera plus valide.
La chaîne de blocs pourrait rendre l’enregistrement des dessins et modèles et des marques plus efficace en réduisant certains processus et certaines procédures.
Enregistrement d’un dessin ou modèle ou d’une marque : point sur la situation actuelle
Afin de mieux comprendre comment la chaîne de blocs pourrait être utilisée pour protéger la propriété intellectuelle et quel en serait l’intérêt, prenons l’exemple d'une marque ou d’un dessin ou modèle enregistré dans l’Union européenne (UE) ou au Royaume-Uni. Avant l’enregistrement, il convient de choisir le lieu où s’appliquera la protection, par exemple : UE ou Royaume-Uni. Ensuite se posent des questions sur la capacité de la marque à être enregistrée. S’il s’agit d’un dessin ou modèle, il convient de se demander i) s’il est “nouveau” et ii) s’il présente un caractère individuel (donne-t-il, à un utilisateur avisé, une impression globale différente de tout dessin ou modèle précédent déjà dans le domaine public?). S’il s’agit d’une marque, il convient d’examiner si elle présente un caractère distinctif et possède les qualités nécessaires pour être enregistrée. Il s’agit aussi de définir les produits ou services à protéger. Les déposants peuvent souhaiter également procéder aux recherches nécessaires pour supprimer tout droit antérieur, éventuellement en conflit. À l’heure actuelle, ils peuvent utiliser les applications disponibles, Design View et TMView de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), pour vérifier les dessins et modèles et les marques enregistrés dans les États membres de l’UE, mais ils peuvent avoir besoin aussi de mener des recherches d’antériorités plus vastes, par exemple en utilisant la Base de données mondiale de l’OMPI sur les marques et la Base de données mondiale de l’OMPI sur les dessins et modèles, ou des recherches commerciales. Pour finir, les déposants doivent s’acquitter de la taxe de dépôt et déposer la demande auprès de l’EUIPO ou de l’Office de la propriété intellectuelle du Royaume-Uni. Si le service d’enregistrement ne formule aucune objection ou s’il n’y a aucune opposition de la part de tiers, les droits de dessins et modèles peuvent être enregistrés quelques jours après la date de la demande et les marques dans les quatre mois suivant cette date.
Enregistrement d’un dessin ou modèle ou d’une marque : preuve de l’utilisation
La chaîne de blocs pourrait rendre l’enregistrement des dessins et modèles et des marques plus efficace en réduisant certains processus et certaines procédures. Pour certaines demandes d’enregistrement de marque, par exemple, s’il est impossible de prouver que la marque possède des caractères foncièrement distinctifs, il faudra démontrer qu’elle a acquis ces caractères par l’usage. En supposant que l’on ait procédé aux modifications juridiques nécessaires pour ajouter et consigner l’usage effectif d’une marque (par exemple) dans le registre officiel, il pourrait être aisé, grâce à la chaîne de blocs, de se partager et de rendre visible à tout un chacun sur la chaîne de blocs les preuves de l’usage effectif d’une marque dans le commerce et des informations à ce sujet, ainsi que la fréquence de cet usage. Si les propriétaires de marques décidaient de rendre ces informations publiquement et gratuitement disponibles, on gagnerait beaucoup de temps et d’argent. Consciente de ces avantages en puissance, l’OMPI s’attache actuellement à faciliter le dialogue sur la chaîne de blocs afin de mieux comprendre comment l’utiliser dans le contexte de la propriété intellectuelle.
Pour établir et maintenir les droits sur les marques dans l’UE et au Royaume-Uni après l’enregistrement, il peut s’avérer important que le titulaire du droit démontre l’usage effectif de la marque pendant une période donnée. Cet exercice, consistant à apporter des preuves d’un usage antérieur ou continu de la marque, peut être un processus laborieux, long et coûteux.
Pour que cette technologie perce dans le domaine de la gestion des droits de propriété intellectuelle, il faudrait une série de normes convenues et soutenues au niveau international.
Pour plus de facilité, on pourrait mettre en place un contrat intelligent sur la chaîne de blocs (sous la forme d’un code informatique auto-exécutable traitant automatiquement ses entrées une fois déclenché). Ce contrat pourrait apporter la preuve horodatée du premier usage ou de l’usage ultérieur d’une marque et cet élément pourrait être ensuite présenté (s’il est accepté) comme preuve à un tribunal ou au registre. En mai 2020, l’OMPI a lancé WIPO PROOF, nouveau service commercial électronique, qui délivre un certificat électronique signé prouvant l’existence d’un fichier numérique à une date et à une heure données. En évitant le recours habituel à la comptabilité et à d’autres systèmes (qui n’apportent pas forcément une preuve suffisante de l’usage effectif d’une marque) ainsi qu’à l’archivage papier, ce service peut ainsi réduire considérablement les coûts liés à la présentation de preuves. Cela peut également limiter le risque d’une remise en cause de l’enregistrement de la marque.
Droits de propriété intellectuelle non enregistrés : droits de dessin ou modèle et droit d’auteur
La chaîne de blocs pourrait aider aussi à la création d’un registre de droits de propriété intellectuelle non enregistrés tels que les droits de dessin ou modèle non enregistrés car elle peut facilement apporter la preuve horodatée de la création et fournir des informations sur la gestion des droits (le cas échéant) et les conditions juridictionnelles.
Il convient toutefois de réfléchir attentivement à la conception d’une telle plateforme. Un registre basé sur une chaîne de blocs, où toute personne pourrait apporter des informations sur la gestion des droits sous la forme d’une entrée horodatée, ne présenterait une utilité que s’il fait intervenir un tiers de confiance ou faisant autorité, comme un office de propriété intellectuelle ou une organisation de gestion collective. Une autre solution pourrait être que les titulaires de droits soient aussi titulaires de comptes. Le registre ne se contenterait pas d’enregistrer mais il faciliterait également la transaction de droits de propriété intellectuelle. Pour qu’un nouveau système de gestion du droit d’auteur, basé sur une chaîne de blocs, donne toute sa mesure, il faut qu’un grand nombre de titulaires de droits l’utilisent et il doit couvrir une quantité suffisante d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Comme indiqué par Alexander Savelyev, au fur et à mesure que le nombre d’utilisateurs augmente, le système pourrait devenir encore plus intéressant et élargir encore davantage sa base d’utilisateurs . En supposant que ces méthodes soient évolutives, fiables et faciles à adopter, on pourrait imaginer une situation où une œuvre (un enregistrement sonore, par exemple) ne pourrait être exploitée que si elle figurait dans un registre numérique. Cependant, étant donné les difficultés liées à la création d’un registre basé sur une chaîne de blocs, il se peut que les titulaires de droits non enregistrés envisagent plutôt de protéger leurs actifs de propriété intellectuelle via le nouveau service commercial WIPO PROOF de l’OMPI (détaillé ci-dessous).
WIPO PROOF : Des preuves numériques irréfutables
WIPO PROOF est un nouveau service commercial électronique, qui permet d’obtenir une empreinte numérique horodatée de tout fichier, établissant la preuve de son existence à un moment précis dans le temps. Ce nouveau service complète les systèmes de propriété intellectuelle existants de l’OMPI. Il a été spécialement conçu pour un monde où le numérique est de plus en plus présent et où l’innovation et la créativité sont favorisées par la technologie, les mégadonnées et la collaboration à l’échelle mondiale.
Un autre aspect à prendre en considération est l’authenticité des informations présentes sur une chaîne de blocs. Les chaînes de blocs sont des registres à ajout seulement; les informations qui y figurent ne peuvent être modifiées que dans des circonstances exceptionnelles. Si elles ont été saisies de manière incorrecte, il est quasiment impossible d’y remédier sans que soient en place des processus et systèmes techniques et administratifs adaptés.
Il convient également d’examiner comment gérer le scénario où le droit d’auteur est transféré en dehors du réseau de la chaîne de blocs. Prenons, par exemple, le cas d’un jeton en chaîne représentant un produit hors chaîne (droit d’auteur d’un livre). Il est important dans ce cas de s’assurer que tout ce qui arrive au produit hors chaîne (droit d’auteur du livre) soit enregistré avec exactitude dans le registre numérique. Sans intervention humaine adaptée, le système reposant sur une chaîne de blocs, au lieu de limiter les informations et d’accroître la fiabilité, peut avoir l’effet inverse.
Conclusion
Cet article a présenté quelques avantages et limites de la chaîne de blocs pour l’enregistrement et la fourniture de preuves de l’usage de la propriété intellectuelle. Pour que cette technologie perce dans le domaine de la gestion des droits de propriété intellectuelle, il faudrait une série de normes convenues et soutenues au niveau international. Il sera important aussi que les services de réglementation et les décideurs travaillent de concert pour que l’on puisse mettre en œuvre cette technologie en liaison avec l’enregistrement de droits de propriété intellectuelle.
En ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle non enregistrés tels que le droit d’auteur, nous avons examiné certains avantages et certaines limites de la chaîne de blocs. De nombreux aspects sont à prendre en considération d’un point de vue juridique, technique et socioéconomique. Et c’est seulement lorsque ces questions auront été résolues que la chaîne de blocs sera suffisamment évolutive, fiable et susceptible d’être adoptée sur le marché pour avoir un impact sur le droit d’auteur dans l’environnement numérique.
Cet article traite de différentes questions sous l’angle du droit anglais et ne formule en aucune manière des conseils juridiques. De nombreux sujets ne sont pas traités ici, notamment l’utilisation de la chaîne de blocs pour la gestion des droits et la lutte contre la contrefaçon.
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