Par Catherine Jewell, Division de l’information et de la communication numérique, OMPI
Rencontre avec la directrice générale de Jobbatical, Karoli Hindriks. Elle s’est fixé pour mission de faire de la réinstallation des talents une expérience fluide et sans tracas. Face à la plus grande pénurie de talents de l’histoire, Jobbatical crée pour les entreprises des possibilités d’accéder aux talents de haut niveau dont elles ont besoin pour prospérer et, pour les gouvernements, de remédier aux pénuries potentielles de main-d’œuvre résultant du vieillissement de la population et d’autres facteurs.
Nous pouvons tous avoir des idées qui changent le monde.
Dans le cadre d’un projet étudiant, nous devions créer une entreprise et développer un nouveau produit. Au cours de nos séances de brainstorming, j’ai eu l’idée de créer des réflecteurs très tendance à accrocher sur les vêtements et autres accessoires. Ils avaient l’air super cool le jour et pouvaient vous sauver la vie la nuit. C’était une idée exceptionnelle. J’en ai parlé à mon père aujourd’hui décédé. Il m’a beaucoup soutenue et m’a encouragée à la faire breveter. C’est donc ce que j’ai fait. Et je suis ainsi devenue la plus jeune inventrice d’Estonie. J’ai même créé ma première entreprise autour de cette invention. Cette expérience a changé quelque chose en moi. J’ai pris conscience que mon idée pouvait faire la différence et qu’il n’était pas nécessaire d’être super intelligent(e) ou d’avoir beaucoup d’argent pour changer le monde. Nous pouvons tous avoir des idées qui changent le monde.
Mon objectif, en tant qu’entrepreneuse, est de montrer qu’il est tout à fait possible pour une femme de créer une entreprise florissante et, ce faisant, de contribuer à changer les mentalités et le monde.
En 2012, j’étais en Californie et, un jour que je courais, je me suis demandée pourquoi les “Google” qui changent la donne dans le monde se trouvaient en Californie. Après réflexion, je me suis rendu compte que ce n’était pas parce que les gens de la Silicon Valley étaient plus intelligents, mais parce que les gens intelligents venaient s’y installer et contribuaient à la création de ces entreprises. Ensuite, j’ai commencé à réfléchir à ce que nous devions faire pour inciter ces personnes à s’installer à Tallinn, Stockholm et Kuala Lumpur. Dans un premier temps, fin 2014, avec Jobbatical, nous avons créé une communauté de personnes sans frontières et hautement qualifiées et nous les avons mises en contact avec des créateurs d’entreprises et des sociétés qui se trouvaient à ces endroits. Dans le cadre de ce processus, nous avons appris que le plus gros problème que rencontraient les employeurs n’était pas de recruter des talents, mais plutôt de les faire entrer dans le pays.
C’est pourquoi, en 2019, nous avons changé d’orientation et avons commencé à construire une plateforme technologique axée sur le processus d’immigration et de réinstallation. Aujourd’hui, nous sommes pleinement opérationnels dans huit pays : Allemagne, Espagne, Estonie, États-Unis d’Amérique, France, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni et nous sommes en mesure de réinstaller des talents dans 17 autres pays. Au cours des deux prochaines années, nous allons élargir nos opérations sur le terrain dans plus de trente nouveaux pays.
Il y a un énorme appétit pour ces services. Nous connaissons une croissance fulgurante grâce à deux vents favorables. Premièrement, nous nous trouvons face à la plus importante pénurie de talents de l’histoire de l’humanité, en raison du vieillissement de la population, des inadéquations des formations et d’autres facteurs. Recruter des talents a toujours été difficile, mais cela va devenir extrêmement compliqué. Selon les prévisions, d’ici à 2050, l’Allemagne aura besoin de 7 millions de personnes pour répondre à ses besoins de main-d’œuvre et des pays comme le Brésil, l’Indonésie et le Japon auront chacun besoin d’environ 18 millions de personnes d’ici à 2030. Ces personnes existent quelque part, mais il faut arriver à les faire venir dans ces pays. Et c’est la problématique que Jobbatical s’efforce de résoudre.
Nous nous trouvons face à la plus importante pénurie de talents de l’histoire de l’humanité.
Le deuxième vent favorable est le nomadisme numérique. Dans cette ère post-pandémie, les employés savent qu’ils peuvent travailler à distance. Et face à la pénurie de talents, les employeurs, en particulier les grandes entreprises, se montrent de plus en plus souples en ce qui concerne le travail de leurs employés. Nombre d’entre elles considèrent un visa de travail comme un nouvel avantage : les talents peuvent choisir où habiter et où travailler avec la garantie que leur employeur réglera tous les problèmes d’immigration. Il s’agit-là d’une toute nouvelle opportunité de marché.
Dans certains cas, oui. Nous avons en effet créé le premier visa nomade numérique au monde en collaboration avec le Gouvernement d’Estonie. Aujourd’hui, d’autres pays comme l’Espagne suivent. C’est une bonne nouvelle, parce que Jobbatical ne peut apporter son aide que si les politiques correspondantes sont en place.
Notre plateforme automatise le processus d’immigration et de réinstallation et élimine la paperasserie, ce qui en fait une expérience fluide et sans tracas pour les entreprises et leurs employés. Imaginez que vous déménagiez des États-Unis d’Amérique vers l’Allemagne. Nous nous intégrons à la plateforme de votre employeur ou alors celui-ci télécharge vos données (par exemple, les renseignements de votre passeport, vos certificats d’études) sur la nôtre. Vous vous connectez ensuite à la plateforme, qui vous guide tout au long de la procédure. En fait, nous prenons le relais à partir du moment où vous êtes embauché(e) ou décidez de déménager. Notre système intelligent fondé sur la technologie extrait les informations de vos documents et remplit automatiquement les formulaires appropriés. Notre équipe d’appui est là pour vous aider en cas de problème. Vous et votre employeur suivez simplement la procédure. Nous nous occupons de tout le reste.
L’Estonie est un pays entièrement numérique qui offre une expérience utilisateur exceptionnelle. J’ai créé mon entreprise en 10 minutes depuis un café en buvant un cappuccino. C’est tellement simple. Vous n’avez pas à perdre de temps avec la bureaucratie. C’est la principale raison. Mais je voulais aussi montrer que c’était possible dans un pays comme l’Estonie.
Vous avez deviné! C’est la combinaison de “job” et de “sabbatique”. En 2014, les gens voyaient le travail comme une activité routinière et ennuyeuse, avec la possibilité, tous les deux ans, de prendre un congé sabbatique, de vivre son rêve et de voyager à travers le monde. J’ai prédit qu’à l’avenir, les gens voudraient travailler à distance, depuis l’endroit de leur choix, sur des sujets qui les intéressent. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui. Aujourd’hui le travail est “jobbatique”. Les personnes choisissent de travailler avec des employeurs qui partagent leurs valeurs et comme les talents sont rares, ils peuvent exiger la souplesse dont ils ont besoin pour vivre leur rêve.
Je me souviens du moment exact où j’ai inventé “jobbatical”. Il était deux heures du matin; ma fille d’un an dormait et j’ai tapé “jobbatical” dans Google et rien n’est apparu. C’était une excellente nouvelle. Tout ce qui est “jobbatical” est créé par l’entreprise. C’est notre propriété intellectuelle.
Nous sommes une plateforme technologique, de sorte que la propriété intellectuelle joue un rôle très important pour nous. Une grande partie de l’avenir dans lequel nos investisseurs investissent tient à la propriété intellectuelle que nous avons créée. Notre propriété intellectuelle attire les investisseurs, nous distingue de nos concurrents et préserve notre avantage concurrentiel.
Nous permettons à des personnes brillantes de passer d’un pays à un autre, ce qui leur ouvre de toutes nouvelles perspectives, ainsi qu’aux entreprises pour lesquelles elles travaillent. Elles font le travail qu’elles veulent faire et les employeurs ont accès aux ressources intellectuelles dont ils ont besoin pour se développer. C’est une situation avantageuse pour tous. Nous supprimons essentiellement les frictions liées à la mobilité de la main-d’œuvre. Ce faisant, vous favorisez l’innovation et créez davantage d’opportunités pour que les pays sortent gagnants dans la concurrence mondiale pour l’acquisition de talents.
Nous permettons à des personnes brillantes de passer d’un pays à un autre, ce qui leur ouvre de toutes nouvelles perspectives, ainsi qu’aux entreprises pour lesquelles elles travaillent.
L’ampleur de la pénurie de talents est aujourd’hui telle que les économies des pays qui sont capables de les attirer sont les grandes gagnantes. C’est aussi simple que cela. En éliminant les obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre, vous facilitez l’accès des personnes à votre marché du travail et leur contribution à votre économie. Les pays qui éliminent les obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre permettent à leurs entreprises de concentrer leur temps et leur énergie au développement de leurs activités plutôt qu’à la gestion de processus bureaucratiques fastidieux.
L’ampleur de la pénurie de talents est aujourd’hui telle que les économies des pays qui sont capables de les attirer sont les grandes gagnantes.
Siim Sikkut, ancien directeur de l’information de l’Estonie, a estimé que la numérisation permettrait à l’Estonie, ce pays de 1,3 million d’habitants, d’économiser 2% de son PIB chaque année. Cela équivaut à économiser chaque mois une pile de papier aussi haute que la tour Eiffel. Imaginez ce que des pays plus importants pourraient réaliser. En supprimant le papier du processus, nous rendons l’immigration plus efficace et plus conviviale, et nous sauvons également la planète.
Nous voulons devenir le guichet unique de la réinstallation et contribuer à éliminer les frictions qui entravent actuellement la mobilité de la main-d’œuvre. Notre mission consiste à rendre l’immigration et la réinstallation si abordables et si faciles que les entreprises et les personnes se réinstalleront précisément parce que nous existons. Nous collaborons avec les gouvernements pour numériser les systèmes d’immigration à l’aide de notre technologie afin de leur faire gagner du temps et de l’argent. Nos recherches montrent que les ambassades du monde entier passent environ un tiers de leur temps à répondre aux demandes de renseignements sur l’état d’avancement des demandes de passeports et de visas. Les passeports numériques peuvent résoudre ce problème. Grâce à notre système, les demandes de passeport et de visa peuvent être traitées en quelques heures.
Les passeports traditionnels ne sont plus adaptés aux entreprises. Ils sont même souvent discriminatoires à l’égard des pays où se trouvent les personnes les plus talentueuses. Nous pensons qu’en numérisant et en balisant les informations relatives au passeport, aux talents et à l’expérience professionnelle d’une personne, nous pouvons répondre aux besoins des employeurs en matière de talents en l’espace de quelques heures.
Tout d’abord, il est important d’instaurer une culture d’entreprise transparente. Lorsque votre équipe dispose des informations dont elle a besoin sur l’entreprise, elle prend de meilleures décisions.
Ensuite, lorsque vous embauchez des personnes, faites-leur confiance et donnez-leur la liberté d’utiliser le pouvoir dont elles disposent pour faire leur travail et évoluer. Pour constituer une équipe dynamique et performante, il faut accepter l’échec : cela fait partie du jeu.
Troisièmement, il faut développer la résilience pour faire face à des évolutions imprévues. La pandémie de COVID a été un véritable test pour notre résilience.
Quatrièmement, vous devez être optimiste. Comme l’a dit Steve Jobs : “les gens qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde sont ceux qui le font”. C’est mon slogan préféré.
Et cinquièmement, pour être un grand dirigeant, il faut prendre soin de soi.
La première chose à faire est de moderniser et d’améliorer l’expérience en matière d’immigration afin de permettre aux employeurs d’embaucher plus rapidement les meilleurs profils et d’être les grandes gagnantes dans la concurrence mondiale pour l’acquisition de talents. Faciliter le déplacement des personnes d’un point A à un point B est une véritable opportunité. L’Estonie est un tout petit pays, mais nous avons aujourd’hui plus de licornes technologiques par habitant - une pour 130 000 personnes - que n’importe quel autre pays, du moins en Europe. C’est possible parce qu’en Estonie, vous n’avez pas besoin de perdre votre temps avec la bureaucratie, vous avez juste à créer votre entreprise.
Oui, et je suis devenue une féministe engagée. Les femmes continuent de se heurter à d’énormes préjugés, en particulier dans le monde de la technologie. En 2022, les créatrices d’entreprise d’Europe n’ont obtenu que 1% des financements.
De même, lorsque nous nous adressons à des bailleurs de fonds, les questions qui nous sont posées en tant que créatrices d’entreprise ont tendance à porter sur le risque. Si l’on vous pose des questions sur le risque, vous parlez du risque, et tout ce que les investisseurs retiennent, c’est le risque. Alors que dans le cas de créateurs d’entreprises hommes, ils parlent plus volontiers d’opportunités et de vision. Désormais, je garde cela à l’esprit et je mets l’accent sur les opportunités dès que possible. Mon objectif, en tant qu’entrepreneuse, est de montrer qu’il est tout à fait possible pour une femme de créer une entreprise florissante et, ce faisant, de contribuer à changer les mentalités et le monde.
Les femmes continuent de se heurter à d’énormes préjugés, en particulier dans le monde de la technologie. En 2022, les créatrices d’entreprise d’Europe n’ont obtenu que 1% des financements.
Au fur et à mesure de l’élaboration de notre vision, nous rencontrerons inévitablement des succès et des échecs. L’échec est normal et n’a rien à voir avec le fait d’être une femme. En tant que femmes, nous avons tendance à nous faire plus petites dans ce vaste monde, mais en fait, le monde est bien plus petit que nous le pensons et nos idées bien plus grandes que nous n’avons tendance à le croire. Nous devons trouver le courage de penser plus grand et de croire que nos idées peuvent avoir une portée mondiale.
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