Tribunal de commerce d’Abidjan
Jugement N°2234/2015 du 31 juillet 2015
LA SOCIETE AIR LIQUIDE COTE D’IVOIRE SA
c/
LA SOCIETE D’OXYGENE ET D’ACETYLENE DE COTE D’IVOIRE Dite SOA-CI
Le Tribunal,
Par exploit d’huissier
daté du 04 juin 2015, la société AIR LIQUIDE COTE D’IVOIRE a assigné la Société
d’OXYGENE et d’ACETYLENE de Côte d’Ivoire dite SOA-CI à comparaître le 11 juin
2015, par devant le Tribunal de céans pour s’entendre :
- Dire que la défenderesse
s’est rendue coupable de concurrence déloyale par pratiques contraires aux
usages honnêtes et par désorganisation de son réseau de distribution ;
- La condamner à lui payer
la somme de 2.000.000.000 FCFA à titre de dommages et intérêts pour tous
préjudices confondus ;
- Ordonner l’exécution
provisoire de la décision ;
La société AIR LIQUIDE
explique au soutien de son action que dans le cadre de ses activités de
commercialisation de gaz industriel et médical, elle vend à ses clients des
bouteilles en acier d’une contenance d’environ 7 m3 à 10 m3 ; Elle indique que
pour acquérir une bouteille, chaque client signe un contrat de consignation et
cette caution est remboursable lorsque le client retourne définitivement la
bouteille en bon état ; Elle ajoute qu’après avoir réglé la consignation, le
client paye séparément la charge de gaz et au fil du temps, il y a des échanges
de bouteilles « pleine contre vide » ; Elle précise que chaque bouteille est
gravée « propriété Air Liquide », porte un numéro unique de 5 à 7 chiffres, et
que les bouteilles sont également frappées d’un tampon des mines ; Chaque
bouteille, continue-t-elle, est équipée d’un robinet haut de gamme appelé
robinet RPV gravé « AL » et d’un chapeau gravé Air Liquide et coûte environ
200.000 FCFA ;
La demanderesse révèle que
depuis plusieurs années, elle a constaté la disparition progressive de ses
emballages (les bouteilles de gaz) dans lesquels elle commercialise le gaz
industriel et médical à ses clients, à ce jour au nombre de 8000 ; Elle affirme
avoir été informée, avec des prises de vue à l’appui, que des bouteilles lui
appartenant se trouvaient dans l’atelier de maintenance de la SOA-CI à Vridi ;
Elle déclare que pour vérifier cette information, elle a sollicité et obtenu
par ordonnance datée du 28 avril 2015 une autorisation de procéder à un constat
dans les locaux de la SOA-CI ;
Que Maître KOUAKOU Nogues
huissier de justice commis à cet effet, dit-elle, a fait les constatations
suivantes ;
- 43 bouteilles se trouvent
dans les locaux de la défenderesse
- sur les 43 bouteilles, 31
bouteilles sont sans robinets et 12 avec robinets ;
- la SOA-CI a estampillé des
bouteilles lui appartenant de son nom commercial ;
Selon la société Air
Liquide, cette découverte permet de dire que la défenderesse récupère les
emballages lui appartenant et commercialise son gaz dans lesdits emballages en
y apposant son nom commercial ;
La demanderesse spécifie
que l’huissier instrumentaire a également découvert plusieurs bouteilles
rouillées dans les locaux de la défenderesse et, en raison de leur état de
dégradation avancée, il n’a pu déterminer le propriétaire desdites bouteilles ;
mais, dit-il, tout porte à croire que ces emballages lui appartiennent dans la
mesure où la SOA-CI n’a aucun intérêt à laisser ses propres emballages se
retrouver dans un tel état ; La société Air Liquide déduit de ce qui précède
que la défenderesse lui fait une concurrence déloyale au sens des articles 1a
et 7 de l’Annexe VIII de l’accord de Bangui sur la concurrence déloyale ; Elle
fait noter que la pratique anticoncurrentielle de la défenderesse a consisté
d’une part à récupérer et stocker dans ses locaux les bouteilles lui
appartenant, alors qu’elle ne peut ignorer que toute bouteille vide doit être remplie
pour être vendue à un autre client ;
Elle estime que le fait
pour la défenderesse d’avoir gardé par devers elle ses bouteilles constitue un
acte déloyal et est contraire aux usages honnêtes ; En outre, elle soutient que
le stockage de ces 43 bouteilles, l’empêche de satisfaire une quarantaine de
demandes et rappelle que ce sont environ 8.000 bouteilles qui ont
progressivement disparu de son stock ; D’autre part, la demanderesse relève que
l’absence de robinets et de chapeaux sur certaines bouteilles est imputable à
la défenderesse puisque tant les bouteilles que les robinets démontés ont été
retrouvés dans ses locaux ; Elle affirme que le fait de démonter les chapeaux
et les robinets de ses bouteilles constitue un acte déloyal dans la mesure où il
y a manifestement une intention de nuire en empêchant le retour des bouteilles
vides et de créer ainsi une pénurie d’emballage ; Elle déclare que ces actes
ont pour but de désorganiser son réseau de distribution en ce que le but
recherché par la SOA-CI est qu’elle ne soit plus à même de satisfaire ses
clients qui s’adresseraient à elle ;
Selon la demanderesse, il
est indéniable que la SOA-CI s’est rendue coupable de concurrence déloyale et
que cet acte lui cause un préjudice certain ; Aussi sollicite-t-elle, sur la
base de l’article 1b de l’Annexe VIII de l’accord de Bangui, la condamnation de
la défenderesse à lui payer la somme susvisée à titre de dommages et intérêts
pour toutes causes de préjudices confondues ;
Poursuivant, la demanderesse
fait valoir que les pièces sur lesquelles elle assoie son action sont probantes
; En effet, elle explique que c’est sur la base des informations faisant état
de la présence de 36 bouteilles lui appartenant dans les locaux de la
défenderesse qui lui ont été transmises qu’elle a procédé aux constatations ;
Or, dit-elle, ces
constatations ont révélé la présence de 43 bouteilles, et il est clairement
indiqué sur la bouteille mise sous scellé par la police et dont la photo figure
à la page 10 du procès-verbal de constat qu’il s’agit d’une bouteille de gaz
étiqueté Air Liquide/SOA-CI ;
Elle estime que cette
bouteille à elle seule rapporte la preuve de l’utilisation de ses bouteilles
par la défenderesse et le fait que les robinets démontés n’aient pas été
retrouvés ne peut ôter aux preuves qu’elle produit leur caractère probant ;
En réplique, la SOA-CI
fait valoir que la demanderesse ne démontre pas en quoi son comportement
constitue une pratique contraire aux usages honnêtes dans l’exercice de ses activités
professionnelles au regard des dispositions légales en vigueur ; En effet, elle
explique que dans le secteur du gaz industriel et médical, les clients ont
parfois deux fournisseurs ou plusieurs fournisseurs pour éviter d’être
confrontés à des ruptures de stocks et ceux-ci ont l’habitude de stocker les
bouteilles appartenant à plusieurs fournisseurs au même endroit sans
distinction ;
Elle précise que ces
bouteilles ne sont pas aussi distinctes comme les bouteilles de gaz domestique,
hormis l’étiquetage et la gravure sur les bouteilles qui deviennent
quasi-illisibles lorsque les bouteilles vieillissent ; Elle indique que c’est
sur la base d’une coopération non formalisée entre les deux parties, mise en
œuvre avec l’accord tacite des précédents directeurs généraux desdites sociétés
qui consistait à récupérer et à transmettre au fournisseur concerné ses
bouteilles retrouvées chez l’une ou chez l’autre que parfois des clients
venaient pour le rechargement du gaz avec des bouteilles appartenant au concurrent,
qui sont alors mises de côté vides pour être récupérées par le client par la
suite, car dit-elle, les bouteilles sont garanties par une somme d’argent par
les clients ;
La SOA-CI indique que
c’est dans ce contexte que les 43 bouteilles litigieuses se sont retrouvées
dans ses locaux et que des bouteilles lui appartenant ont été retrouvées aussi
dans les locaux de la société Air Liquide ; Elle soutient que la seule présence
de ces 43 bouteilles dans ces locaux ne saurait constituer une désorganisation
du réseau de vente telle que prévue par l’article 7 de l’Annexe VIII de
l’accord de Bangui révisé ; Selon elle, les 43 bouteilles retrouvées dans ses
locaux l’ont été par le fait d’un tiers dénommé Gabi qui est venu de Divo qui
ne les a pas convoyées chez la demanderesse ;
Elle affirme n’avoir ni
rempli de gaz ni utilisé à des fins commerciales les 43 bouteilles litigieuses
qui étaient vides et entreposées dans un endroit précis comme cela ressort du
procès-verbal de constat ; Elle estime n’avoir donc commis aucun acte de
désorganisation pouvant engager sa responsabilité ; Poursuivant, la SOA-CI
conteste d’une part, les photos produites par la société Air Liquide pour
soutenir son action au motif que ces photos ont été prises avant la désignation
de l’huissier dans des conditions douteuses et d’autre part, les commentaires
qui ont été faits dans le procès-verbal de constat ; Elle allègue qu’elle n’a
commis aucun acte déloyal de sorte que c’est à tort que la société Air Liquide
lui impute les faits de concurrence déloyale ; Elle conclut donc que la société
Air Liquide doit être déboutée de sa demande ; celle-ci étant mal fondée ;
SUR CE
[…]
AU FOND
La société AIR LIQUIDE
sollicite la condamnation de la SOA-CI à lui payer des dommages et intérêts pour
concurrence déloyale au motif que celle-ci a désorganisé son réseau de
distribution en stockant ses bouteilles dans ses locaux ; La SOA-CI s’oppose en
affirmant que la présence des bouteilles dans ses locaux n’est pas constitutive
d’un acte déloyal ; Aux termes de l’article 7 de l’Annexe VIII de l’accord
portant révision de l’accord de Bangui du 02 mars 1977 instituant une
Organisation Africaine de la Propriété Intellectuelle, « constitue un acte de
concurrence déloyale tout acte ou pratique qui dans l’exercice d’activités
industrielles ou commerciales crée ou est de nature à désorganiser l’entreprise
concurrente, son marché ou le marché de la profession concernée ; La
désorganisation peut se réaliser par la désorganisation du réseau de vente » ;
La désorganisation est un dommage consistant en une atteinte certaine et
significative subie par une organisation économique, de nature à faire obstacle
à son fonctionnement ;
Il est constant comme
résultant des pièces du dossier notamment du procès-verbal versé au dossier que
43 bouteilles appartenant à la société AIR LIQUIDE ont été retrouvées dans les
locaux de la SOA-CI ; Celle-ci explique que la présence des bouteilles de la
demanderesse dans ses locaux résulte d’une pratique dans le milieu du gaz ;
Toutefois, cette assertion
ne peut prospérer ;
En effet, si tant est que
cette pratique existe dans ce milieu, la défenderesse ne rapporte pas la preuve
qu’une société concurrente peut garder dans ses locaux une aussi importante
quantité de bouteilles d’une part, et d’autre part, que cette société peut
démonter les robinets et les chapeaux de ces bouteilles comme c’est le cas en
l’espèce ; En outre, il est établi que c’est sur une information suivie des
photos révélant la présence des bouteilles dans les locaux de la SOA-CI que la
société AIR LIQUIDE a obtenu l’ordonnance pour procéder à des constatations
dans lesdits locaux ; Les constatations faites ayant confirmé la présence de 43
bouteilles de la société AIR LIQUIDE dans les locaux de la SOA-CI, celle-ci ne
peut soutenir que les pièces produites ne sont pas probantes ;
Au surplus, il est acquis
tel qu’il résulte des pièces du dossier que la défenderesse a mis son étiquette
sur certaines bouteilles objets du présent litige pour les commercialiser au détriment
de la société AIR LIQUIDE ;
Il s’infère de ce qui
précède que la SOA-CI a intentionnellement stocké les bouteilles dans ses
locaux pendant plusieurs jours pour les utiliser, et cet acte constitue bien un
acte déloyal ; Cet acte déloyal désorganise le réseau de distribution de la
société AIR LIQUIDE en ce sens qu’en raison du stockage de plusieurs de ses
bouteilles, celle-ci ne peut pas satisfaire sa clientèle contrairement à la
SOA-CI qui, disposant d’une quantité importante de bouteilles, pourra faire
face aux besoins de ses clients à elle ; Cette désorganisation de son réseau
lui cause un préjudice certain qu’il convient de réparer en faisant droit à sa
demande en paiement des dommages et intérêts ; Cependant en tenant compte des
circonstances de la cause et des éléments du dossier, il convient de réduire la
somme réclamée par la société AIR LIQUIDE à une proportion plus juste et
condamner la SOA-CI à lui payer la somme de 100.000.000 FCFA à titre de
dommages et intérêts toutes causes de préjudices confondues ;
Sur l’exécution provisoire
La société AIR LIQUIDE
sollicite l’exécution provisoire de la présente décision ;
En l’espèce il y a extrême
urgence à faire cesser la concurrence déloyale dont elle est l’objet ; Il y a
donc lieu d’ordonner l’exécution provisoire en application des dispositions de
l’article 146 du code procédure civile, commerciale et administrative
Sur les dépens
La société SOA-CI
succombant, il y a lieu de mettre les dépens à sa charge ;
PAR
CES MOTIFS
Statuant publiquement,
contradictoirement et en premier ressort ;
Déclare la société AIR
LIQUIDE recevable en son action ;
L’y dit partiellement fondée
;
Condamne la société
d’OXYGENE et d’ACETYLENE de Côte d’Ivoire dite SOA-CI à lui payer la somme de
100.000.000 FCFA à titre de dommages et intérêts toutes causes de préjudices
confondues ;
Ordonne l’exécution
provisoire de la présente décision ;
Condamne la société SOA-CI
aux dépens.