Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE
Société Berluti contre Monsieur Frederic Stefanovic
Litige n° D2004-0278
1. Les parties
La requérante est la Société Berluti, Paris, France, représentée par Selarl Marchais De Candé, France.
Le défendeur est Monsieur Frederic Stefanovic, Bruxelles, Belgique.
2. Nom de domaine et unité d’enregistrement
Le litige concerne le nom de domaine <berlutti.com>.
L'unité d'enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine est enregistré est Registration Technologies, Inc.
3. Rappel de la procédure
Une plainte a été déposée par la Société Berluti auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) le 15 avril 2004.
En date du 16 avril 2004, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux, Registration Technologies, Inc., aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par la requérante. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 3 juin 2004.
Le Centre a vérifié que la plainte répond aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d’application”), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI pour l’application des Principes directeurs précités (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”).
Le Centre a relevé que la plainte était rédigée en langue française, alors même que la procédure d'enregistrement doit en principe se dérouler dans la langue du contrat d'enregistrement, en l'occurrence l'anglais. Le Centre a, en conséquence, attiré l'attention de la requérante par courrier électronique du 13 mai 2004, sur le fait que la Commission administrative garde la possibilité d'exiger que la procédure se déroule en anglais et que tous les documents qui ne sont pas produits dans cette langue soient traduits.
Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d’application, le 13 mai 2004, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur.
Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 2 juin 2004. Le défendeur n’a fait parvenir aucune réponse. En date du 3 juin 2004, le Centre notifiait le défaut du défendeur.
Le 14 juin 2004, le Centre nommait dans le présent litige comme expert unique, Theda König Horowicz. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.
4. Les faits
La Société Berluti, fondée en 1895 et aujourd'hui membre du Groupe LVMH, a pour objet la fabrication et la commercialisation de souliers de grand luxe réputés auprès des amateurs de souliers haut de gamme.
Les souliers de la marque BERLUTI sont commercialisés dans un nombre très restreint de magasins à l'enseigne BERLUTI, à Paris, Londres, Milan, Tokyo, Osaka et Moscou.
La requérante est titulaire de divers enregistrements pour la marque BERLUTI depuis 1993, en particulier :
- Marque française No 93 460 261, du 19 mars 1993, renouvelée en 1998.
- Marque internationale No 607983, du 4 octobre 1993.
- Marque communautaire No 479 683, du 3 mars 1997.
La Société Berluti a également procédé à l'enregistrement de divers noms de domaine comprenant sa marque, dont <berluti.com>.
Monsieur Frederic Stefanovic a acquis le nom de domaine <berlutti.com> le 23 juin 2002.
Par lettre de mise en demeure du 22 janvier 2003, le Groupe LVMH a demandé au défendeur de lui transférer ce nom de domaine. Le Conseil du défendeur a répondu qu'il procédait à l'examen du bien-fondé de cette demande. Malgré plusieurs lettres de relance, le Groupe LVMH n'a cependant jamais reçu de réponse sur le fond de sa requête.
5. Argumentation des parties
A. Requérante
A la forme, la requérante explique que les parties ont échangé pendant plusieurs mois des lettres et courriers électroniques en langue française démontrant que le défendeur pratique sans difficultés cette langue et qu'il est donc possible de retenir le français comme langue de la procédure.
Au fond, la Société Berluti avance que <berlutti.com> est quasiment identique à sa marque BERLUTI et que le doublement de la lettre [t] dans le nom de domaine litigieux n'est pas de nature à écarter le risque de confusion. Elle invoque à cet égard que cette faute d'orthographe est fréquemment commise, notamment dans des articles de presse.
Par ailleurs, la requérante expose que Monsieur Frederic Stefanovic ne lui a pas signalé avoir des droits sur le nom BERLUTTI et que le nom de domaine litigieux n'est pas exploité.
La Société Berluti invoque en outre le fait que le nom de domaine litigieux est utilisé de mauvaise foi, le défendeur n'ayant pas répondu à ses lettres de mise en demeure. La requérante soutient également que le nom de domaine <berlutti.com> a été enregistré de mauvaise foi, Monsieur Stefanovic ne pouvant pas ignorer l'existence de la marque BERLUTI de la requérante, compte tenu notamment de sa notoriété en France et en Europe.
B. Défendeur
Le défendeur n'a pas fourni de réponse à la plainte.
6. Discussion et conclusions
A. A la forme - Langue de la procédure
Le contrat d'enregistrement pour le nom de domaine <berlutti.com> est rédigé en langue anglaise.
Ce nonobstant, la requérante estime que la procédure peut se dérouler en français, cette langue ayant été utilisée à ce jour par les parties dans leur échange de correspondance.
Le paragraphe 11 a) des Règles d'application énonce que “Sauf convention contraire entre les parties ou stipulation contraire du contrat d'enregistrement, la langue de la procédure est la langue du contrat d'enregistrement; toutefois, la commission peut décider qu'il en sera autrement, compte tenu des circonstances de la procédure administrative”.
Le paragraphe 10 b des Règles d'application dispose en outre que “… la commission veille à ce que les parties soient traitées de façon égale et à ce que chacune ait une possibilité équitable de faire valoir ses arguments”.
Il a été retenu dans plusieurs décisions OMPI qu'une langue différente de la langue du contrat d'enregistrement peut être retenue par la Commission administrative si cette langue est maîtrisée par le défendeur. Voir Groupe Industriel Marcel Dassault, Dassault Aviation v. Mr Minwoo Park - Litige OMPI No. D2003-0989; Société Nationale des Chemins de Fer Français (SNCF) v. Paco Elmundo - Litige OMPI No. D2002-1079.
La Commission administrative relève que le défendeur est domicilié à Bruxelles (Belgique), donc dans une ville francophone.
De surcroît, la requérante a rapporté la preuve que les parties ont communiqué en langue française.
La Commission administrative conlut que la procédure peut en conséquence se dérouler en français.
B. Au fond
Selon le paragraphe 4 a) des Principes directeurs, le requérant doit apporter la preuve que les trois éléments suivants sont réunis :
i) le nom de domaine est identique ou semblable au point de prêter à confusion à une marque de produits ou de services sur laquelle le requérant a des droits;
ii) le défendeur n'a aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime qui s'y attache; et
iii) le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi par le défendeur.
i) Identité ou similitude prêtant à confusion
La requérante détient des droits sur la marque BERLUTI dans divers pays, notamment en France où elle a son siège et en Belgique au domicile du défendeur.
Le nom de domaine <berlutti.com> se distingue de cette marque uniquement par le doublement de la lettre [t]. Il est donc fortement similaire à BERLUTI d'un point de vue visuel.
La requérante a en outre démontré que sa marque est fréquemment orthographiée par erreur dans la presse écrite ou dans des moteurs de recherches Internet avec cette double lettre [t].
Il est dès lors vraisemblable qu'un internaute cherchant des renseignements sur les produits de la requérante le fasse par erreur sous l'adresse <berlutti.com>, au lieu de <berluti.com>.
Par ailleurs, le nom BERLUTTI est phonétiquement identique à BERLUTI. A cet égard, la Commission administrative relève que l'identité phonétique est un critère dont il sied de tenir compte pour déterminer si un nom de domaine est susceptible de prêter à confusion avec une marque. Voir Microsoft Corporation v. Mike Rushton - Litige OMPI No. D2004-0123; Doctor.Ing.h.c. F. Porsche AG v. Stonybrook Investments Limited - Litige OMPI No. D2001-1095; Nandos International Limited v. M. Fareed Farukhi - Litige OMPI No. D2000-0225.
Au vu de ce qui précède, la Commission administrative estime que le nom de domaine litigieux prête à confusion avec la marque de la requérante et que la condition prévue par le paragraphe 4 a) i) des Principes directeurs est remplie.
ii) Droits ou légitimes intérêts
La requérante a décrit les raisons pour lesquelles le défendeur n'aurait ni des droits ni de légitimes intérêts sur le nom de domaine <berlutti.com>.
Au vu des pièces versées au dossier par la requérante et en l'absence de prise de position du défendeur dans le cadre de cette procédure, la Commission administrative estime que la condition prévue par le paragraphe 4 a) ii) des Principes directeurs est réalisée.
iii) Enregistrement et usage de mauvaise foi
Il ressort du site de la requérante (<berluti.com>) et des nombreux articles de presse produits par elle que les souliers BERLUTI sont des articles haut de gamme et de grand prestige s'adressant à des personnes intéressées par les souliers de luxe.
La requérante a également démontré qu'en faisant des recherches sur Internet avec les mots-clés BERLUTI et BERLUTTI, l'internaute est très souvent dirigé vers des sites ayant trait à la Société et aux souliers Berluti.
Par ailleurs, la requérante est titulaire depuis plusieurs années d'enregistrements pour sa marque BERLUTI dans divers pays dont la France et le Bénélux, la Belgique étant le pays de résidence du défendeur.
La requérante a ainsi rapporté la preuve que sa marque BERLUTI est non seulement enregistrée, mais aussi utilisée par elle et connue auprès des amateurs de souliers de luxe, en particulier en Europe.
Comme l'affirme la requérante, il est donc vraisemblable que le défendeur connaissait la marque BERLUTI et qu'il ait enregistré le nom de domaine <berlutti.com> pour s'en rapprocher.
Le défendeur n'a jamais daigné fournir d'explications sur l'enregistrement du nom de domaine litigieux. Il n'a pas non plus saisi l'occasion de la présente procédure pour exposer ses motifs, voire contester les allégations de la requérante.
Dans ce contexte, la Commission administrative note qu'il a été admis dans plusieurs décisions OMPI que le nom de domaine est utilisé de mauvaise foi lorsque le défendeur persiste à se montrer silencieux, en dépit des mises en demeure répétées de la requérante. Voir Telecom Personal, S.A. v. Namezero.com, Inc. - Litige OMPI No. D2001-0015.
En outre, la Commission administrative relève que le nom de domaine <berlutti.com> n'est pas lié à un site actif.
Or, l'usage passif d'un nom de domaine peut être considéré comme contraire au principe de la bonne foi. Voir Telstra Corporation Limited v. Nuclear Marshmallows - Litige OMPI No. D2000-0003; Banco Bilbao Vizcaya Argentaria, S.A. v. Victor Edet Okon - Litige OMPI No. D2004-0245.
Enfin, rien n'indique que le défendeur soit connu ou qu'il exerce une quelconque activité sous le nom BERLUTTI.
Ces circonstances amènent la Commission administrative à conclure que le nom de domaine <berlutti.com> a été enregistré et utilisé de mauvaise foi par le défendeur et que la condition prévue au paragraphe 4 a) iii) est donc remplie.
7. Décision
Pour les raisons exposées ci-dessus et conformément aux paragraphes 4 a) des Principes directeurs et 15 des Règles d'application, la Commission administrative ordonne le transfert de <berlutti.com> à la requérante.
Theda König Horowicz
Expert Unique
Le 28 juin 2004