Protéger la propriété intellectuelle : une question d’équilibre
Par Mike Weatherley, député, conseiller du Premier ministre britannique en matière de propriété intellectuelle
En 2010, après avoir travaillé 10 ans dans l’industrie du disque et du cinéma, j’ai été élu membre du Parlement du Royaume-Uni. J’ai lancé depuis un grand nombre d’initiatives afin d’éduquer mes collègues du Parlement et de stimuler le débat en ce qui concerne l’importance de la protection des droits de propriété intellectuelle. Ce travail a conduit récemment à ma nomination en tant que conseiller en matière de propriété intellectuelle de M. David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni.
La grande question à laquelle je me trouve confronté à ce poste nouvellement créé est celle-ci : quelle est la bonne façon d’assurer le maintien des droits de propriété intellectuelle et de les faire respecter? Faut-il la participation des pouvoirs publics, celle de l’industrie ou un mélange des deux? Pour s’attaquer à ce sujet, il convient d’examiner dans un premier temps les implications des réformes à la législation tant nationale qu’européenne en matière de licences. Il s’agit là d’un terrain particulièrement complexe, car il englobe un grand nombre de secteurs créatifs, chacun avec ses propres enjeux de marché, dont la plupart sont caractérisés par la médiocrité des bases de données de droits (même selon les critères de l’ère analogique, pour ne pas parler de ceux d’une époque hautement numérisée) et la discordance de politiques fondées sur des intérêts nationaux antagoniques au sein de l’Europe.
Propositions de réforme de la législation nationale
Le Gouvernement britannique a commandé au cours de ces dernières années le rapport Hargreaves (Magazine de l'OMPI 6/2011), puis le rapport Hooper sur l’économie numérique et la bourse numérique des droits – ou “hub” du droit d’auteur.
Le rapport Hooper
Publié en juillet 2012 sous le titre Copyright Works, ce rapport indépendant de Richard Hooper et Ros Lynch étudie la possibilité de créer la bourse numérique de droits préconisée dans le rapport Hargreaves. Selon un communiqué de presse de l’Office de la propriété intellectuelle du Royaume-Uni, ses deux principales recommandations concernent la création d’un centre du droit d’auteur à but non lucratif conduit et financé par l’industrie et l’établissement d’un groupe directeur chargé de mener et de superviser la conception et la mise en place de ce “hub”. Les cinq principales missions du centre du droit d’auteur seraient les suivantes :
- servir de repère et de mécanisme de navigation dans le monde complexe du droit d’auteur;
- être un lieu d’éducation en matière de droit d’auteur;
- être le lieu où tous les titulaires de droits d’auteur peuvent enregistrer leurs œuvres, les droits qui s’y rattachent, les utilisations autorisées de ces œuvres et les licences concédées à leur égard;
- être le lieu où les éventuels preneurs de licence peuvent acheter des droits facilement, de façon transparente et à bas prix;
- être un lieu officiel où peuvent aller les personnes intéressées à utiliser des œuvres orphelines pour démontrer qu’elles ont procédé avec diligence à toutes les recherches appropriées pour localiser les titulaires de ces œuvres avant de les numériser.
“L’établissement d’un centre du droit d’auteur conduit et financé par l’industrie contribuera à maximiser les potentialités pour les créateurs et les titulaires de droits du côté de l’offre et pour le large éventail des preneurs de licence et des utilisateurs du côté de la demande”, a déclaré Richard Hooper à l’occasion de la présentation du rapport.
Dans leurs commentaires sur les recommandations d’exceptions formulées dans le rapport Hargreaves, de nombreux experts du domaine ont jugé que ce dernier faisait, au nom du compromis, trop de concessions unilatérales aux groupes de défense des consommateurs et des licences ouvertes. Le cas des parodies, que le rapport préconise d’accepter, mériterait par exemple d’être réexaminé, selon ces experts. L’importance de la propriété intellectuelle en tant que bien a été confirmée par les deux rapports, et l’étude de Richard Hooper concernant la faisabilité d’une bourse numérique de droits a fait progresser le débat en examinant le fonctionnement éventuel d’une solution gérée par l’industrie.
Responsable de sa propre obsolescence
L’industrie de la création doit reconnaître qu’en fin de compte, c’est à elle-même que revient la faute de ne pas avoir su évoluer avec l’ère numérique. La technologie ne cessera jamais d’inventer de nouvelles manières d’accéder à des contenus. Si les créateurs ne s’y adaptent pas très bientôt, ils seront perdants, et les règles du marché seront dictées, par défaut, par des groupes d’intérêts défenseurs d’une totale liberté de droits. L’industrie créative ne peut s’en prendre qu’à elle-même de ne pas avoir progressé assez rapidement. Le secteur du disque, par exemple, a passé des années à dire “non” au lieu de demander “comment?”
La promptitude à prendre en compte les technologies n’est que l’un des aspects sur lesquels l’industrie de la création doit réexaminer ses politiques et sa manière de penser. Un autre réside dans les efforts qu’elle déploie pour défendre les droits de propriété intellectuelle. Lors du Forum sur la gouvernance de l’Internet, qui s’est tenu en 2010 à Vilnius (Lituanie), on a pu constater avec effarement qu’aucun représentant de l’une ou l’autre industrie ni du gouvernement n’était présent pour plaider en faveur de la protection des droits de propriété intellectuelle. Le Parti Pirate, en revanche, était là en force pour faire valoir que tous les contenus devraient être mis à disposition gratuitement.
Le rôle essentiel des titulaires de droits
Il importe pour les titulaires de droits de l’ensemble de l’industrie de prendre conscience de la responsabilité qui leur incombe et du rôle essentiel qu’ils ont à jouer dans l’orientation de l’actuel débat sur le droit d’auteur. L’industrie communique avec elle-même, fréquemment et très efficacement, mais elle néglige souvent de s’adresser à un public extérieur. Certaines initiatives ont du succès – y compris des initiatives du Parlement telles que les concours Rock the House (voir encadré), Film the House et House the House – mais l’industrie fait peu pour “éduquer” le public en ce qui concerne les avantages de la protection des droits de propriété intellectuelle. Elle a perdu jusqu’à présent la bataille de la propagande et a permis aux exceptions évoquées dans le rapport Hargreaves de gagner du terrain. L’industrie dit à ses membres qu’elle n’aime pas ces exceptions, mais le public n’est pas du même avis, et c’est son message qui est entendu.
Le concours Rock the House
Imaginé par le député Mike Weatherley et lancé en 2011, Rock the House, est un concours de musique sur scène du Parlement destiné à célébrer des artistes britanniques montants. L’édition 2013 a attiré plus de 1500 candidatures de musiciens et d’orchestres. L’objectif du concours est de sensibiliser les membres du Parlement à l’importance du droit d’auteur pour les musiciens. Les parlementaires sont invités à présenter un soliste, un orchestre, une prestation d’un artiste de moins de 18 ans et la meilleure petite salle où des musiciens peuvent se produire en public dans leur circonscription. Les finalistes désignés par un jury de musiciens et d’experts de l’industrie du disque sont départagés devant spectateurs, et les gagnants de chaque catégorie sont ensuite invités à jouer en public à la Chambre des communes.
Création d’un centre du droit d’auteur géré par l’industrie
L’une des principales recommandations du rapport Hooper concerne la création d’un “centre du droit d’auteur à but non lucratif guidé par l’industrie, réalisant une liaison interfonctionnelle et évolutive avec le réseau de plus en plus important, tant au niveau national qu’international, de registres et de bourses numériques de droits des secteurs public et privé […] utilisant pour la constitution de données intersectorielles et transfrontalières des éléments convenus entre les parties et des normes fondées sur des principes de liberté de participation, de non-exclusivité et d’encouragement de la concurrence”.
Une telle approche aurait toutes les chances d’être beaucoup plus efficace et rationnelle que celles que pourraient élaborer de savants rédacteurs de politiques de Westminster ou de l’Union européenne, parce qu’étant conduite par l’industrie, elle favoriserait l’adhésion de plein gré des parties concernées.
Autres solutions
La Motion Picture Licensing Corporation, par exemple, a reconnu que le modèle coûteux et bureaucratique consistant à concéder des licences titre par titre pour le visionnement de films ailleurs qu’en salle était un échec partout en Europe. Les utilisateurs contournent en effet le processus pour projeter les vidéos de manière illicite et nuisent ainsi aux revenus des cinéastes. Elle s’est donc unie à l’industrie du cinéma pour élaborer et mettre en place avec succès un modèle de redevance annuelle forfaitaire. Bien que celui-ci diffère pour chaque territoire, il est en application dans de nombreux pays.
Il n’en reste pas moins, eu égard à la portée territoriale de la législation en matière de propriété intellectuelle – un droit de propriété intellectuelle ne s’applique que dans le pays dans lequel il a été accordé –, qu’une base de données centralisée dirigeant les utilisateurs vers des solutions de licence et fournissant des informations telles que langages de flux, taxes et réglementation applicables serait extrêmement utile. Il ne pourrait jamais s’agir, toutefois, d’une formule de licence obligatoire, gérée d’une manière centralisée et écartant le titulaire de droits de la fixation des prix. La meilleure façon de résoudre la question est d’adopter une solution faisant intervenir l’industrie et bénéficiant d’un appui gouvernemental fort.
Pertinence hors du Royaume-Uni?
Vous vous demandez peut-être si tout cela a une quelconque pertinence en dehors du Royaume-Uni. Les politiques du Royaume-Uni peuvent-elles être utilisées et appliquées plus largement au sein de l’Union européenne? En tant que leader du monde électronique des services numériques (devant la République de Corée, la Chine, le Japon et les États-Unis d’Amérique) et exportateur net de musique aux côtés de deux autres pays seulement (la Suède et les États-Unis d’Amérique), le Royaume-Uni est largement qualifié pour assumer un rôle de premier plan dans l’élaboration de cet aspect de la politique européenne.
Certains estiment que les exceptions évoquées dans le rapport Hargreaves indiquent une volonté de la part du Royaume-Uni d’affaiblir la législation en matière de droit d’auteur; il n’en est rien, et cela ne doit pas faire oublier que ce rapport constitue en fait un vote de confiance retentissant à l’égard de la propriété intellectuelle. Il ne doit y avoir aucun doute : le Gouvernement du Royaume-Uni reconnaît les mérites d’un système de droit d’auteur équilibré et attache une grande importance à la mise en place d’un tel système. Ma nomination en est une preuve.
L’Union européenne demande actuellement aux industries créatives d’élaborer des solutions à court terme, et un débat est en cours au sein du Parlement européen concernant l’actualisation à moyen ou long terme de la législation en matière de droit d’auteur. Pourtant, si l’industrie pouvait simplifier et uniformiser la procédure d’obtention de licences afin de réduire les éléments de complexité et de coût si souvent invoqués pour justifier le piratage, le besoin de légiférer et les arguments en faveur d’exceptions n’auraient plus de raison d’être.
Pour aller de l’avant, une solution plus efficace et pragmatique que l’ajout d’une série d’exceptions serait d’encourager l’industrie à fournir un accès simple, bon marché et licite aux œuvres protégées par le droit d’auteur. Le raisonnement en faveur d’une législation assurant la protection du droit d’auteur est inchangé, mais la discussion et la mise en place des futures directives communautaires devraient mettre l’accent sur la manière de protéger les titulaires de droits d’auteur et leur propriété, et non sur celle d’éroder la production par une multiplication des exceptions ou la concession de la gratuité d’accès revendiquée par certaines des voix opposées les plus extrêmes. C’est ce délicat équilibre que doit réaliser toute bonne législation.
Comment pouvons-nous faire, donc, pour nous assurer que l’approche législative et celle de l’industrie trouvent un juste milieu entre les intérêts des titulaires de droits et ceux des consommateurs? À mon avis, la solution réside dans l’adoption d’une stratégie de propriété intellectuelle à trois composantes : éducation, carotte et bâton.
L'éducation
C’est à l’industrie et au gouvernement qu’il appartient d’éduquer les consommateurs en ce qui concerne la nécessité d’appuyer la défense des droits de propriété intellectuelle. Lorsque nous ne payons pas pour un contenu, nous ne faisons qu’encourager une production de qualité médiocre et contribuer à détruire la diversité des produits offerts sur le marché. Tout le monde est perdant dans un tel scénario. Il est donc essentiel de faire avant tout un effort d’éducation, afin d’en convaincre les consommateurs.
La carotte
La “carotte” que l’industrie doit offrir aux consommateurs afin de les inciter à accéder légalement à ses contenus est de leur fournir le moyen de le faire facilement. Les partisans du piratage estiment en effet que le téléchargement légal de contenu est trop compliqué. Il faut donc que l’industrie innove en trouvant des moyens de simplifier la mise à disposition des contenus, ce qui aura pour résultat de réduire l’attrait du piratage. Nous devons nous affranchir des vieux dogmes pour définir et développer des solutions nouvelles et pratiques. La formule de licence multiformat pour utilisation à domicile mise au point par l’industrie du cinéma constitue un compromis innovant. Nous devons commencer à adopter des solutions comme Spotify et Bloom.fm, dont le modèle de licence par écoute s’avère populaire.
Le bâton
Pour le cas où les efforts d’éducation et d’incitation échoueraient, il faut prévoir un “bâton”. Le gouvernement doit aider l’industrie en mettant en place des mécanismes d’application des droits. La responsabilité des fournisseurs de services Internet devrait notamment être mise en jeu s’ils facilitent des pratiques de téléchargement illicite en connaissance de cause et ne prennent pas de mesures pour empêcher cette forme de piratage.
Quel que soit le pays, le secteur de la création contribue toujours de façon importante au PIB. Une société qui veut prospérer doit valoriser ses créateurs. Son public doit comprendre que s’il se procure quelque chose sans payer (ou en payant moins que ce qu’il faudrait) pour en jouir brièvement à des fins personnelles, il contribue à un ralentissement de l’innovation et de la créativité qui sera préjudiciable à tous. Tout repose donc en premier lieu sur une éducation et une communication efficaces sur la position de l’industrie et les conséquences en cas d’échec à concevoir un cadre de politique adéquat en matière de droit d’auteur. L’industrie doit ensuite montrer la voie et répondre aux désirs des consommateurs dans un marché en rapide évolution. Elle doit faire en sorte que la “carotte” qu’elle propose soit attrayante. Après cela, si tous ses efforts sont restés vains, c’est de l’aide du législateur qu’elle aura besoin devant les tribunaux.
Le secteur créatif doit faire preuve de plus de souplesse et faire partie de la solution.
À propos de Mike Weatherley
Mike Weatherley a été nommé récemment au poste nouvellement créé de conseiller en matière de propriété intellectuelle du Premier ministre du Royaume-Uni, M. David Cameron. Avant son entrée au parlement, il a été vice-président pour l’Europe de la Motion Picture Licensing Corporation et auparavant, contrôleur financier du groupe Pete Waterman.
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