Alice c. CLS Bank : la Cour suprême des États-Unis d’Amérique établit un test général de brevetabilité
Par Julia Powles, chercheuse à l’Université de Cambridge, Royaume-Uni
Tout brevet doit porter sur un objet brevetable; en d’autres termes, il doit répondre au critère d’admissibilité à la protection par brevet ou impliquer “une activité inventive”. Concrètement, donc, l’invention revendiquée doit être un type d’objet susceptible d’être breveté.
La plupart des pays définissent le champ des objets brevetables par la négative. À ce titre, tout objet est brevetable à moins que la loi ou la jurisprudence ne l’en empêche. Une fois cette condition remplie, l’examen se fonde sur d’autres critères factuels précis, l’invention devant être nouvelle, non évidente, susceptible d’application industrielle et suffisamment décrite. Si l’invention ne satisfait pas au critère de brevetabilité, c’en est fini du brevet.
Dans la très grande majorité des cas, la question de l’objet brevetable se pose à peine. Néanmoins, compte tenu de l’existence d’exclusions expresses ou tacites, elle peut constituer une véritable pierre d’achoppement dans certains domaines particuliers comme les logiciels, la biotechnologie ou encore les méthodes diagnostiques ou d’affaires. En tant que motif suffisant pour rejeter une demande de brevet, certains systèmes de brevets pourraient également invoquer cette condition pour venir à bout d’importants retards dans le traitement des demandes ou pour lutter contre toute utilisation jugée impropre ou abusive du système. Ce contexte global explique peut-être pourquoi, ces cinq dernières années, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a rendu pas moins de quatre grandes décisions après être reste muette sur le sujet pendant près de 30 ans : Bilski c. Kappos, Mayo c. Prometheus, AMP c. Myriad – toutes abordées dans de précédents numéros du Magazine – et, plus récemment, la décision très attendue dans l’affaire Alice c. CLS Bank .
L’affaire Alice et les idées abstraites
Si l’affaire Alice a suscité un aussi grand intérêt, c’est principalement parce que les brevets en cause se rapportaient à une méthode d’affaires mise en œuvre par ordinateur. De nombreux experts y virent l’occasion d’obtenir enfin des orientations sur la protection par brevet des logiciels, mais à la lumière des faits et du déroulement de l’audience, ils comprirent que ce ne serait sans doute pas le cas. Au moment de rendre sa décision le 19 juin 2014, la Cour suprême se limita à un champ restreint, s’en tint strictement aux faits exposés et se garda de fournir des orientations plus larges (et même de mentionner le terme “logiciel”).
Les quatre brevets en cause dans l’affaire Alice avaient trait à la couverture du risque de règlement au moyen d’un intermédiaire (en d’autres termes, il s’agissait de réduire le risque qu’une partie à une transaction manque à son obligation de paiement ou ne respecte pas d’autres conditions). La Cour suprême considéra que les revendications portaient les unes et les autres sur : une méthode permettant d’échanger des obligations financières; un système informatique configuré pour exécuter la méthode en question; un support lisible par ordinateur contenant un code programme destiné à la mise en œuvre de la méthode. Les parties au dossier étaient constituées du titulaire des brevets, la société Alice Corp, dont le siège est à Melbourne et qui n’exerçait aucune activité commerciale en lien avec les brevets, et de l’établissement bancaire CLS Bank International, basé à New York, qui engageait quotidiennement pour 5 milliards de dollars É.-U. de règlements au moyen des méthodes brevetées.
L’article 101 de la loi américaine sur les brevets dispose que “tout procédé, machine, article manufacturé ou composition de matières répondant aux critères de nouveauté et d’utilité ou tout perfectionnement nouveau et utile de ces derniers peut avoir droit à la protection par brevet”. La justice américaine a cependant formulé trois exceptions à cette disposition générale : les lois de la nature, les phénomènes physiques et les idées abstraites. Dans l’affaire Alice, en rapport avec l’exception relative aux “idées abstraites”, la Cour suprême a estimé que ces exceptions reposaient toutes sur le principe de “préemption”, qui veut que les modules fondamentaux ou éléments constitutifs de base de travaux scientifiques ou technologiques restent dans le domaine public.
La cour a cependant reconnu que, à un certain stade, “toutes les inventions […] renferment, utilisent, reflètent, reposent sur ou mettent en application des lois de la nature, des phénomènes naturels ou des idées abstraites”. De crainte que ces exceptions ébranlent les fondements mêmes du droit des brevets, la cour s’est employée à faire une distinction entre les brevets revendiquant les composantes de base de l’ingéniosité humaine et ceux qui intègrent ces composantes pour obtenir quelque chose “de supplémentaire”.
Une pincée d’affaire Bilski, un zeste d’affaire Mayo
Si l’affaire Alice cfut portée devant la Cour suprême, c’est essentiellement en raison de la décision rendue en assemblée plénière par la Cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le Circuit fédéral le 10 mai 2013 . Un ensemble d’opinions extrêmement divergentes avait alors été exprimé et il avait été impossible d’établir un test précis de brevetabilité. Des incohérences présumées dans la jurisprudence de la Cour suprême avaient été invoquées pour justifier la situation. La Cour suprême profita donc de l’affaire Alice pour établir un test unique, homogène, permettant de définir si un objet est brevetable ou non. Ce test, qui représente en soi une généralisation des conclusions d’une précédente affaire (l’affaire Mayo v. Prometheus), se divise en deux grandes étapes :
Dans un premier temps, il convient de déterminer si les revendications en question visent l’une des exceptions à la brevetabilité d’un objet [c.-à-d. les lois de la nature, les phénomènes naturels ou les idées abstraites].
Dans l’affirmative, la cour se demande sur quels autres éléments se fondent les revendications qui lui sont soumises. Pour répondre à cette question, elle les examine individuellement puis “selon une combinaison ordonnée” pour établir si ces éléments complémentaires ont pour effet de “transformer la nature de la revendication” de sorte qu’une protection par brevet soit envisageable. La deuxième étape de cette analyse revient à déterminer s’il existe une “activité inventive” – c’est-à-dire un élément ou un ensemble d’éléments “suffisant pour garantir que dans la pratique, le brevet représente quelque chose qui va bien au-delà d’un brevet se rapportant au [motif de non-admissibilité] en soi.”
À la lumière de ce test en deux temps, les neuf juges de la Cour suprême sont arrivés à la conclusion unanime que les brevets invoqués dans l’affaire Alice ne répondaient pas aux critères requis concernant l’objet brevetable et, de ce fait, étaient invalides. En ce qui concerne d’éventuelles orientations futures, la cour a jugé qu’il était inutile de “s’attarder à délimiter les contours précis de la catégorie des ‛idées abstraites’”. Pour justifier sa décision, elle a néanmoins donné plusieurs exemples d’idées abstraites, à savoir les pratiques économiques fondamentales, certains procédés d’organisation d’activités humaines, les idées en tant que telles et les formules/lois mathématiques. S’agissant du second volet du test, elle est parvenue à la conclusion suivante :
La cour considère que les revendications en question reposent sur l’idée abstraite du règlement au moyen d’un intermédiaire et que le simple fait de recourir à sa mise en œuvre par un ordinateur générique [c’est-à-dire un système informatique, un contrôleur de communications et une unité de stockage des données] ne suffit pas pour transformer cette idée abstraite en une invention susceptible de faire l’objet d’une protection par brevet.
En somme, la décision rendue dans l’affaire Alice c. CLS Bank rejoint en grande partie les conclusions de fait établies dans l’affaire Bilski c. Kappos – dans laquelle une méthode d’affaires liée à la couverture de risque avait été assimilée à une idée abstraite non brevetable – ainsi que les conclusions de droit dans l’affaire Mayo, où la cour avait statué, après avoir appliqué le test en deux étapes, qu’une méthode diagnostique reposait sur les lois de la nature, qu’elle était appliquée uniquement à l’aide de procédés classiques et, de ce fait, n’était pas susceptible de protection par brevet.
A contrario, la décision rendue dans l’affaire Alices’accommode moins bien des conclusions de la cour dans l’affaire AMP c. Myriad, postérieure à la décision Mayo , qui se gardaient bien de faire appel au test en deux étapes. Au lieu de cela, la décision s’appuyait sur une jurisprudence antérieure relative à la brevetabilité du vivant – affaires Diamond c. Chakrabarty et Funk c. Kalo. Dans l’affaire Myriad, la cour décida que des gènes isolés n’étaient pas brevetables car il s’agissait de phénomènes naturels. Ce qui posa davantage problème, en particulier à la lumière du test évoqué dans les affaires Mayo et Alice, c’est qu’elle conclut également que l’ADN complémentaire produit en laboratoire était bien brevetable, même s’il était produit à partir de gènes isolés (c’est-à-dire des phénomènes naturels) à l’aide de seuls procédés classiques.
Les conséquences pour les brevets logiciels
La question des inventions plus méritoires mises en œuvre par ordinateur ne fut pas directement abordée dans le cadre de l’affaire Alice, si ce n’est dans la mesure où la cour confirma un principe bien établi (au titre d’arrêts remontant aux années 70 et 80) selon lequel toute invention améliorant le fonctionnement d’un ordinateur (en termes de rapidité, d’efficacité ou de sécurité) ou apportant une amélioration à une technique ou une technologie peut faire l’objet d’un brevet.
Ce sur quoi mit très fortement l’accent la décisionAlice, c’est que le simple fait de formuler une idée abstraite et d’ajouter le terme “appliquer” à l’aide d’un ordinateur générique ou de fonctions informatiques génériques ne suffit pas. Certes, le fait d’insister sur ce point suscite une adhésion spontanée, mais cette approche appliquée à d’autres types d’inventions non informatisées soulève des difficultés. Elle ne permet pas non plus de déterminer par quel moyen une mise en œuvre par ordinateur peut permettre la concrétisation d’une idée à une échelle et à une vitesse inconcevables par d’autres moyens, sachant qu’obtenir ce résultat demande de très vastes compétences en programmation.
Curieusement, il est plausible que selon le test évoqué dans les affaires Mayo et Alice une idée complexe, mise en œuvre à l’aide d’un code et de plates-formes informatiques génériques ne soit pas brevetable; a contrario, une idée générique mise en œuvre au moyen d’un système insolite pourra l’être.
L’interprétation de l’affaire Diamond c. Diehr par la cour est un autre élément intéressant de la décision Alice. Cet arrêt de la Cour suprême remonte à 1981 et concerne un procédé de séchage du caoutchouc au moyen d’un logiciel de calcul de la température à l’intérieur d’un moule au cours d’un processus de durcissement du caoutchouc par étapes, lequel fut déclaré brevetable. Dans l’affaire Alice, la cour a adopté une lecture de cette jurisprudence qui a paru novatrice – même si elle s’inscrit dans la même ligne que d’autres décisions prises en dehors des États-Unis d’Amérique – puisqu’elle jugea l’invention en cause dans l’affaire Diehr brevetable au motif qu’elle faisait appel à une équation qui, elle, n’aurait pas pu faire l’objet d’un brevet, pour “résoudre un problème technique” et “améliorer un processus technologique existant”. Cette position traduit un infléchissement intéressant de la jurisprudence des États-Unis d’Amérique et un éventuel rapprochement vis-à-vis de la conception de l’Europe et d’autres pays.
Une autre décision de la Cour d’appel pour le Circuit fédéral rendue peu de temps après l’affaire Alice donne une indication de la façon dont cette position peut s’appliquer de manière plus générale. Ainsi, dans l’affaire Digitech c. Electronics for Imaging, la Cour d’appel a rejeté un brevet revendiquant un procédé de manipulation de données à l’intérieur d’un système de traitement d’images numériques. Selon la cour d’appel, la revendication de brevet décrivait :
un procédé abstrait non brevetable permettant de collecter et de combiner des données qui ne nécessite pas l’intervention d’un dispositif physique… En l’absence de limitations supplémentaires, un procédé utilisant des algorithmes mathématiques pour manipuler des informations existantes afin de produire des informations supplémentaires n’est pas susceptible de protection par brevet.
Nul doute que les limites imposées par l’utilisation dans l’arrêt Alice d’expressions comme “générique”, “technologique” ou “activité inventive” – et l’aspect magique associé aux termes “transformation” en “quelque chose de supplémentaire” – seront examinées avec le plus grand soin dans les affaires à venir.
Le critère de l’objet brevetable présente-t-il des avantages?
Une question qui n’a pas été abordée dans l’affaire Alice, et qui mérite qu’on s’y attarde, est celle de savoir si le critère de l’objet brevetable est d’une quelconque utilité pour le système des brevets. Le problème de ce critère, c’est qu’il sert de filtre grossier et encourage la tenue de débats satellites semblables à celui présenté plus haut. Il peut entraîner une annulation de brevets fondée sur des informations parcellaires et prive le système des brevets de ses plus grandes qualités, à savoir examiner une série de revendications à un moment donné et les mettre en regard d’éléments tangibles pour vérifier de manière objective si elles satisfont aux conditions de nouveauté, de non-évidence, de possibilité d’application industrielle et de description suffisamment complète. Au lieu de cela, évaluer si un objet est brevetable est une opération subjective, quelque peu aléatoire, qui empiète dangereusement sur l’examen de l’activité inventive et de la nouveauté d’une invention. C’est ce que l’on peut observer dans l’affaire Alice, où la cour a clairement été influencée par le fait que le règlement par intermédiaire était une pratique de longue date.
Le critère de l’objet brevetable n’est pas appliqué de la même manière et n’a pas la même utilité d’un pays à l’autre. En Europe, il a conduit à un dialogue de sourds entre les tribunaux britanniques et l’Office des brevets européen (OEB). Au Royaume-Uni, les tribunaux considèrent en effet que le critère de l’objet brevetable est déterminant et ont mis au point une batterie de tests complexes pour l’évaluer. L’OEB, lui, place la barre bien plus bas, tout en considérant les exclusions relatives aux logiciels et aux méthodes d’affaires ainsi que d’autres exclusions expresses “en tant que telles” aux stades de l’examen de la nouveauté et de la non-évidence, estimant que cette solution est plus pratique et plus adaptée.
Le critère de l’objet brevetable présente néanmoins l’avantage considérable d’éviter que des brevets de mauvaise qualité n’engorgent le système. Le problème, c’est que ce n’est ni le meilleur moyen, ni le plus efficace pour ce faire. Si les tests tels que ceux décrits dans l’affaire Alice ou d’autres procédés analogues utilisés dans des pays comme le Royaume-Uni peuvent paraître simples au premier abord, ils reposent en réalité sur une analyse complexe de termes flous, indéfinis, et pourtant familiers. On constate par exemple que l’utilisation de termes comme “technologique”, “technique” ou “activité inventive” peut prêter à polémique, sachant que ces expressions sont utilisées de manières très différentes dans d’autres volets du droit des brevets. Au lieu de la faciliter, tous ces éléments entravent la compréhension et peuvent finir par masquer des décisions qui, somme toute, se révèlent extrêmement subjectives.
Globalement, tout l’intérêt de la décision dans l’affaire Alice c. CLS Bank aura été de faire du test en deux temps de l’affaire Mayo un test général de brevetabilité aux États-Unis d’Amérique. Il sera particulièrement intéressant d’observer si cela amènera des changements substantiels dans le domaine de la protection par brevets des biotechnologies, des logiciels, des méthodes diagnostiques et des méthodes d’affaires, et ce aux États-Unis d’Amérique comme dans d’autres pays.
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