Propriété intellectuelle et spécificité du sport
Stephen Townley*, Active Rights Management Limited (Royaume-Uni)
Depuis 40 ans que je m’intéresse au secteur du sport, il m’est arrivé d’observer de la part des athlètes et des dirigeants sportifs l’expression d’une certaine jalousie par rapport aux droits de propriété intellectuelle dont font l’objet les œuvres littéraires, dramatiques, musicales et artistiques. Les athlètes, en particulier, constatent que les acteurs, les chanteurs, les musiciens, les danseurs et d’autres artistes bénéficient pour leurs œuvres d’une protection par le droit d’auteur, alors qu’eux-mêmes, de manière générale, n’y ont pas droit.
Jusqu’à une proposition récente du Parlement européen (voir ci-après), la raison de cette situation était claire : un événement sportif ne constitue pas en tant que tel une œuvre susceptible de bénéficier d’une protection au titre du droit d’auteur parce que son issue est aléatoire et incertaine. Or certains estiment par exemple qu’il y a de vraies œuvres chorégraphiques dans le sport et des athlètes se demandent quelle pourra bien être la différence, à la fin de leur carrière, entre une danse sur glace exécutée aux Jeux olympiques et une danse sur glace présentée dans le cadre d’un spectacle de patinage artistique (laquelle devrait en principe être protégée par le droit d’auteur)?
Reformuler la question du sport et de la propriété intellectuelle autour de l’e-sport
Comme je l’indiquais dans E-sport : tout reste à jouer, un article publié dans le Magazine de l’OMPI en février 2018 qui examinait certaines des similitudes et des différences entre sport et e-sport, le sport électronique constitue un large sous-ensemble de la catégorie des jeux vidéo et des jeux sur ordinateur. Les joueurs peuvent s’affronter directement les uns contre les autres ou bien en parallèle en jouant contre un ordinateur. Certains sports électroniques “empruntent” une partie de leurs règles à une discipline sportive existante, mais pour ceux qui ont le plus de succès, notamment financier, les règles et la mécanique du jeu sont celles qui ont été inventées par leurs créateurs.
Dans le sport, les règles ont pour but de promouvoir la loyauté dans la compétition, de mettre en valeur les capacités physiques des athlètes et de garantir l’intégrité des performances. Cela correspond assez mal aux contenus vidéo, qui prennent souvent des libertés avec la réalité et les limites du corps humain pour le simple plaisir de l’utilisateur. Cette tension était du reste manifeste au sommet du Comité international olympique (CIO) de décembre 2018, où le “refroidissement” observé au sujet du sport électronique a été largement relayé par l’agence Associated Press (voir l’article “IOC gets cold on eSports”). On sait maintenant que l’e-sport n’est pas quelque chose d’accessoire qui viendrait simplement se greffer sur un événement sportif ordinaire.
Une autre différence entre le sport et le sport électronique tient au fait que le droit d’auteur est susceptible d’accompagner le développement d’un jeu de sport électronique, alors qu’il ne s’applique pas au sport en tant que tel.
Le sport est une industrie mondiale qui s’appuie sur un système de propriété intellectuelle fragmenté
D’après les estimations générales, l’industrie du sport représente au moins 3% du PIB mondial. Le fait que la FIFA compte plus de membres qu’il n’y a de pays dans le monde montre bien l’attrait universel du sport. Cette dimension mondiale de l’industrie et des grands événements sportifs est une source de problèmes complexes, notamment parce que la protection des contenus par les lois sur la propriété intellectuelle et par les droits connexes varie selon les pays.
Pour monnayer ses actifs, le sport s’appuie à l’heure actuelle sur une combinaison de droits contractuels et de droits de la propriété intellectuelle, auxquels viennent s’ajouter des droits voisins et analogues qui sont souvent propres à un événement ou à un pays particulier.
Certains pays ont créé des droits voisins pour les événements sportifs, par exemple la France, l’Italie, le Mexique, les Pays-Bas et les États-Unis d’Amérique, pour n’en citer que quelques-uns, et certains organismes sportifs exigent une protection spéciale de la législation nationale comme condition préalable à la tenue d’un événement. Ainsi, le CIO exige une protection spéciale pour le terme “Olympique” et impose des conditions en matière de publicité sur le lieu des compétitions et autour. En outre, dans certains pays mais pas dans tous, les athlètes peuvent bénéficier d’un droit au respect de la vie privée qui leur confère une protection similaire à celle des acteurs, à la différence près qu’ils ne sont pas tenus pour cela de justifier d’une œuvre protégeable par le droit d’auteur.
Si la technologie n’a pas attendu dans les coulisses que les gouvernements fassent preuve de clarté et de cohérence, le sport non plus.
La perspective européenne
Pendant un certain temps, la Communauté européenne, comme en témoigne le livre blanc de 2007 sur le sport, a reconnu la spécificité du sport et envisagé qu’il puisse faire l’objet d’une protection particulière. Dans son arrêt concernant les affaires jointes C-403/08 et C-429/08, Football Association Premier League c. QC Leisure et Karen Murphy c. Media Protection Services Limited, la Cour de justice de l’Union européenne estime que les rencontres sportives comme les matchs de football ne sauraient être considérées comme des créations intellectuelles qualifiables d’œuvres susceptibles d’être protégées au titre du droit d’auteur. Mais elle ajoute toutefois que le caractère unique et original d’une rencontre sportive peut transformer celle-ci en un objet digne de protection.
Dernières évolutions de la proposition de directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique
Le 12 septembre 2018, le Parlement européen a adopté plusieurs amendements à la proposition de directive sur le droit d’auteur dans le marché unique (COM (2016) 0593), parmi lesquels de nouvelles mesures de protection importantes pour les organisateurs d’événements sportifs.
Ainsi, selon l’amendement 76 :
“…
Titre IV – chapitre 1bis (nouveau) – article 12bis (nouveau)
CHAPITRE 1bis
Protection des organisateurs d’événements sportifs
Article 12bis
Les États membres confèrent aux organisateurs d’événements sportifs les droits prévus à l’article 2 et à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2001/29/CE et à l’article 7 de la directive 2006/115/CE”.
L’inclusion de la référence aux sports, promue par la Commission des affaires juridiques du Parlement européen, était en partie justifiée par les commentaires mentionnés plus haut à propos de l’affaire Murphy.
L’article 2 de la directive 2001/29/CE confère à diverses catégories de titulaires de droits d’auteur (dont les auteurs, les artistes interprètes ou exécutants et les radiodiffuseurs) le droit exclusif d’interdire la reproduction de leurs œuvres, des fixations de leurs exécutions et du contenu de leurs émissions.
L’article 3, paragraphe 2, de la même directive permet aux titulaires de droits susmentionnés d’interdire l’accès du public à leurs productions sans leur autorisation préalable.
Après l’adoption des amendements, des discussions tripartites ont eu lieu entre le Conseil, le Parlement et la Commission, mais, le 26 septembre 2018, le Secrétariat général du Conseil de l’Union européenne a abandonné les modifications proposées et, le 20 février 2019, le Conseil a présenté un nouveau texte de directive qui ne contenait plus aucune référence au sport. C’est cette nouvelle version du texte qui a été soumise au Conseil et au Parlement pour adoption et finalement approuvée par le Parlement, après un débat en séance plénière, le 26 mars 2019.
Le fait que la Commission européenne n’ait pas voulu accorder une meilleure protection juridique aux contenus sportifs dans une directive sur le droit d’auteur à l’ère du numérique n’a pas vraiment de quoi surprendre dans la mesure où le sport ne relève pas en lui-même de la législation sur le droit d’auteur. Si l’objectif de la directive est de faire en sorte que les utilisateurs de contenus (via les plateformes Internet, par exemple) contribuent au financement de leur production, cette protection serait certainement souhaitable pour tous ceux qui organisent des manifestations sportives et pour les athlètes qui y participent.
Comment l’industrie du sport monnaye ses actifs
Pour monnayer ses actifs, le sport s’appuie à l’heure actuelle sur une combinaison de droits contractuels et de droits de la propriété intellectuelle, auxquels viennent s’ajouter des droits voisins et analogues qui sont souvent propres à un événement ou à un pays particulier. Ces droits sont d’abord agrégés au sein d’une structure qui peut être une équipe, une ligue, une compétition, un jeu, une fédération, etc., ou regrouper plusieurs de ces entités.
Les recettes commerciales des grandes manifestations sportives sont liées aux droits médiatiques, dont la vente rapporte des sommes colossales aux sports traditionnels. Ces droits sont aussi le principal moyen de mobiliser la foule des fans. D’après une étude du cabinet de conseil KPMG, les droits médiatiques représentent plus de la moitié des recettes commerciales générées par la Coupe du Monde de la FIFA.
Dans le monde du sport, la chaîne des droits médiatiques commence sans doute avec celui qui possède la clé de la porte d’entrée, comme le montre le jugement rendu en Angleterre dans l’affaire Sports and General Press Agency c. “Our Dogs” Publishing Company, Limited [1917] 2 KB 125.
Selon le juge d’appel Swinfen Eady, en effet :
“… Il est un fait que… [l’organisateur] s’était donné du mal et avait engagé des dépenses pour organiser la manifestation… et qu’il avait certainement le droit de laisser entrer les personnes de son choix et d’exclure les autres, et ce droit emportait avec lui celui d’imposer des conditions aux parties autorisées à entrer;”
Cette approche est celle qui s’est imposée dans la pratique : l’organisateur s’assure d’abord d’un lieu pour sa manifestation et il impose ensuite ses conditions aux médias et autres acteurs en échange de la permission d’entrer. Ainsi, la radiodiffusion ou la retransmission de la manifestation à partir du lieu en question, indépendamment du fait que l’événement sportif soit lui-même susceptible d’être protégé par le droit d’auteur, deviendra une œuvre protégée par le droit d’auteur dès qu’elle sera effective. Le titulaire des droits sportifs obtient généralement du radiodiffuseur la cession du droit d’auteur lié au signal d’émission, pour les besoins de ses archives mais aussi pour lutter contre le piratage : c’est ainsi que les droits de propriété intellectuelle finissent entre les mains de l’organisateur.
Problèmes
Cela étant, contrôler l’accès physique d’un lieu n’est pas une solution idéale. Lorsqu’il n’existe aucune protection juridictionnelle supplémentaire et qu’une manifestation sportive a lieu en dehors d’un lieu contrôlé, comme une course de voiliers ou un marathon, le risque que court l’organisateur, du point de vue de ses droits de propriété intellectuelle, est évident. Face à ce problème et aux pratiques auxquelles il donne lieu, souvent qualifiées de “marketing embusqué” (voir page xx), des solutions ont toutefois vu le jour. Elles sont souvent propres à un pays ou à un événement particulier; certaines sont fondées sur les droits de propriété intellectuelle et d’autres non : elles s’appuient par exemple sur les droits de la personnalité et la protection de la vie privée, la publicité mensongère et la concurrence déloyale, les atteintes au droit des marques, la violation du droit de propriété, les règles commerciales ou la législation en matière de licences. On trouvera une analyse sur le sujet dans Sponsorship of Sports, Art and Leisure (1984, Townley et Grayson).
De nouveaux problèmes ont surgi dans le domaine du sport avec le développement de l’Internet. Une fois qu’un événement sportif en direct est terminé, sa valeur ajoutée est perdue à jamais. Or, on peut aujourd’hui, avec un simple appareil portable, générer des contenus d’excellente qualité sur le lieu même de cet événement et les mettre rapidement en ligne. Débusquer les auteurs de ces détournements de contenu qui portent atteinte aux droits de propriété intellectuelle est devenu un casse-tête généralisé. Le piratage de contenus sportifs a souvent lieu dans des pays où les contrôles ne sont pas simples, de sorte que dès la fin de l’événement parasité, le pirate a déjà plié bagage. Des sanctions pénales sont indispensables. À cet égard, on peut espérer que les articles 11 et 17 (ancien article 13) de la directive européenne aideront les organisateurs de manifestations sportives et les athlètes, s’ils deviennent propriétaires de droits d’auteur par voie de cession.
Comme le montre de nouveau clairement la volte-face récente du Parlement européen sur la question du sport et de la propriété intellectuelle, le sport a encore besoin d’un effort mondial coordonné pour s’attaquer à ces problèmes.
*Stephen Townley est avocat, arbitre et médiateur auprès de l’OMPI, du TAS et de JAMS, spécialiste des droits commerciaux. En avril 2019, Synchro Arts, un éditeur de logiciels de musique dont Stephen Townley est président et actionnaire, a reçu un EMMY Award for Technology and Engineering décerné par la National Academy of Television Arts and Science. Le 6 mai 2019, Stephen Townley animera les débats de la conférence LawAccord, qu’il a fondée en 2003 et dont le programme sera consacré cette année à la question de la propriété intellectuelle dans le domaine du sport.
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