La dure réalité de la vie de musicien : entretien avec Miranda Mulholland
Catherine Jewell, Division des publications, OMPI
Miranda Mulholland, musicienne canadienne plusieurs fois primée, propriétaire d’une maison de disques et fondatrice d’un festival de musique, livre un témoignage personnel des réalités auxquelles sont confrontés les artistes à l’ère du numérique.
Quels défis les artistes comme vous doivent-ils relever?
De nos jours, même les musiciens professionnellement accomplis peinent à s’en sortir financièrement. Au début, je pensais être la seule dans ce cas, puis, un jour, en prononçant un discours devant des grands noms de l’industrie musicale canadienne, des représentants des pouvoirs publics, des avocats, des responsables politiques, des décideurs et d’autres musiciens professionnels, j’ai réalisé que nous étions tous confrontés au même problème. Lorsque j’ai évoqué mes réalisations professionnelles et mes propres difficultés financières, j’ai vu dans le public des musiciens hocher de la tête. À l’heure actuelle, les artistes comme moi devons passer énormément de temps à faire des mises à jour, de la promotion, à publier, à faire du suivi, à collaborer ou à nouer des relations. Toutes ces activités pèsent sur le temps que nous pouvons consacrer à notre créativité, de même que sur notre énergie et notre confiance, et il devient alors difficile pour nous de vivre de notre musique. En effet, nombreux (trop nombreux) sont celles et ceux qui estiment que le métier d’artiste n’est plus un choix de carrière viable.
Derrière ce monde de paillettes que nous présentent les réseaux sociaux se cache pourtant une tout autre réalité : celle de la dure vie de musicien professionnel sur le marché numérique. Le fait de pouvoir m’exprimer ouvertement au sujet des difficultés que je rencontre et de découvrir que mes pairs, que j’admire, rencontrent les mêmes difficultés que moi, a été pour moi une révélation. J’ai découvert que cette situation ne me concernait pas moi uniquement, mais qu’elle nous concernait tous, y compris les maisons de disques indépendantes, les grandes maisons de disques, les artistes-entrepreneurs, les journalistes, les écrivains, etc. Ce qu’il est convenu d’appeler la “répartition inégale de la valeur” était en train de mettre en péril l’ensemble du système. En fait, c’est toute la classe moyenne des créateurs qui est menacée.
Quel est le fond du problème?
Bien que le marché musical montre des signes de reprise, jamais les artistes n’ont été aussi mal rémunérés. Nous ne gagnons tous simplement pas assez pour payer nos factures. Il y a un écart gigantesque entre la valeur du contenu créatif qui est consommé et ce que touchent les artistes qui créent ce contenu.
Les entreprises de haute technologie nous disent, à nous musiciens, que si nous ne parvenons pas à vivre de notre métier c’est parce que nous ne sommes pas assez bons ou que nous nous y prenons mal. Tout ce qu’ils font c’est rejeter la faute sur la victime. Mais le fait est que nous faisons du bon travail. Le problème vient du système dans lequel nous devons opérer qui, lui, est injuste et défaillant. L’une des principales causes du problème réside dans l’application de dispositions d’exonération de responsabilité trop larges. Prévues au départ pour favoriser le développement des plateformes en ligne, ces dispositions sont utilisées par certains services numériques pour imposer des conditions de licence inéquitables. Il en résulte que certains artistes de la communauté des créateurs ne sont pas équitablement rémunérés pour leur travail. Il nous est ainsi difficile de gagner notre vie en créant de la musique et en l’enregistrant. En fin de compte, les consommateurs eux aussi sont touchés.
Ne devriez-vous pas simplement vous adapter à l’économie numérique?
On pourrait dire que nous n’avons qu’à nous adapter – en fait, c’est ce que les entreprises de haute technologie nous disent – et c’est vrai. La vérité, c’est que nous nous sommes adaptés et que nous continuons de nous adapter. Nous faisons preuve de souplesse, adoptons les stratégies des réseaux sociaux et parvenons à nous faire entendre, mais nous avons face à nous un adversaire réel qui dévalorise tout ce que nous faisons et nous prive des moyens dont nous disposons pour pouvoir travailler dans un marché qui fonctionne bien. Les règles qui permettent à cet adversaire de s’en tirer à bon compte sont plus anciennes que celui-ci. Ces règles doivent être actualisées. Les musiciens ne créent pas un produit obsolète – nous ne sommes des fabricants de cravaches des années 1920 – jamais l’on n’a produit autant de musique qu’aujourd’hui et jamais celle-ci n’a été aussi accessible et populaire. Elle a de la valeur, mais les grandes entreprises de haute technologie utilisent cette valeur pour exploiter les données sur les consommateurs et pour se remplir les poches. YouTube paie un vingtième de ce que Spotify paie aux créateurs à cause des dispositions d’exonération de responsabilité. YouTube collecte aussi toutes les données sur les préférences des consommateurs, leur âge, leur revenu, etc. Dans le monde numérique, lorsque quelque chose est gratuit pour vous en tant que consommateur, c’est parce que vous êtes le produit. C’est VOUS que l’on vend.
Dans son livre passionnant intitulé Ruling the Waves, Deborah Spar se tourne vers le passé pour démontrer que l’innovation génère des périodes successives de commerce, de chaos, de monopole, puis de réglementation. Songez à l’imprimerie, à la cartographie, à la boussole, à la radio ou encore à la télévision – tous ces éléments, qui représentent un peu le Far West de l’Internet, suivent le même schéma. Dans un autre excellent ouvrage intitulé Move Fast and Break Things, Jonathan Taplin explique que, contrairement à ce que l’Internet promettait en termes de démocratisation, ce dernier nuit aux personnes qui tentent de gagner leur vie en exerçant le métier d’artiste plutôt qu’il ne les aide. Ces ouvrages, auxquels s’ajoute le rapport 2017 sur la répartition inégale de la valeur établi par Music Canada, ont été une révélation pour moi.
C’est donc le système qui est défaillant?
Oui, découvrir ce qu’était la “répartition inégale de la valeur”, ainsi que ses causes, m’a permis de confirmer que le problème ne venait ni de moi en tant que musicienne, ni d’un quelconque manque de travail ou d’engagement dans mon métier. Si je n’ai jamais gagné, à compétences égales, autant que mes collègues entrés sur le marché avant moi, ce n’est pas par manque de compétences ou par faute de talent, mais parce que le système est défaillant. Ce constat m’a permis de me débarrasser de mes doutes et de la honte que je ressentais et m’a encouragée à chercher des solutions et, ce faisant, à m’unir à d’autres artistes.
Les artistes parviennent-ils progressivement à faire entendre leur voix?
Depuis que j’ai compris que c’est le système qui est défaillant, je partage mon expérience personnelle au sein de nombreux forums internationaux. Je suis frappée par les changements profonds qui se profilent à l’horizon depuis que j’ai commencé à en parler. Fini le cynisme à l’égard des créateurs, terminé la croyance selon laquelle, si les artistes ne s’en sortent pas, c’est de leur faute. Depuis les scandales de Cambridge Analytica et de l’ingérence dans les élections, autant le public que les gouvernements se méfient, à juste titre, de la façon dont les grandes entreprises de haute technologie évoluent et cassent les codes. On observe une véritable volonté de la part des décideurs de comprendre le quotidien des créateurs, les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés dans le monde numérique et les mesures que le gouvernement peut prendre pour définir des règles du jeu équitables.
Cette histoire, c’est la mienne, mais je ne suis pas la seule dans ce cas-là. Il s’agit d’un enjeu mondial et nous avons remporté des victoires importantes. Chez moi, au Canada, lors de la révision de la loi sur le droit d’auteur, on a pu voir des éditeurs, des maisons de disques, des artistes indépendants et des maisons de disques indépendantes s’entendre sur un certain nombre de recommandations. C’est quasiment sans précédent.
En octobre 2018, la Chambre des représentants des États-Unis d’Amérique a adopté à l’unanimité la Music Modernisation Act (loi de modernisation de la musique), soutenue par les deux partis. De nombreux artistes, représentants du secteur et représentants des pouvoirs publics ont contribué à ce projet de loi historique. C’était impressionnant de voir comment les deux forces politiques et les représentants du secteur ont œuvré ensemble au changement..
En Europe, début mai 2019, le Parlement européen a adopté une série d’amendements relatifs à la Directive sur le droit d’auteur, marquant ainsi une étape importante vers la reconstruction d’un marché efficace après que celui-ci a été pratiquement détruit par les dispositions d’exonération de responsabilité des années 1990. Aujourd’hui, au Canada, le comité permanent du patrimoine canadien, après avoir examiné les modèles de rémunération pour les artistes et les secteurs de la création dans le cadre de la révision de la loi sur le droit d’auteur, a publié un rapport prospectif axé sur les créateurs ainsi que des recommandations. Ce rapport reprend les principales revendications des artistes. Les recommandations du comité, si elles sont mises en œuvre dans la loi, apporteront des améliorations importantes et immédiates dans la vie et les activités professionnelles des artistes et des créateurs.
S’agit-il simplement de remettre au goût du jour des lois désuètes?
La plupart des lois qu’exploitent les entreprises de haute technologie existaient avant même que l’on puisse faire des recherches sur Google. La plupart de ces lois datent du temps des modems commutés, des téléphones fixes ou encore de l’époque où l’on achetait des disques compacts chez un disquaire, par opposition au monde actuel de la diffusion en continu. Pour mieux situer le contexte, après l’adoption des traités Internet de l’OMPI en 1996 (voir l’encadré), il a fallu attendre deux années et demie pour voir apparaître Napster, quatre années et demie pour qu’Apple lance l’iPod, six années pour voir arriver le premier smartphone BlackBerry, huit années pour que la première vidéo soit téléchargée sur YouTube et plus d’une dizaine d’années pour la première diffusion en continu d’une chanson sur Spotify.
Mais le problème ne vient pas des traités Internet. Ce qui pose problème, c’est la façon dont de nombreux pays les ont appliqués. Les traités OMPI reposent sur de bonnes intentions, mais il y a toujours une marge de manœuvre et d’interprétation lorsqu’il s’agit de les mettre en œuvre. Il y a un risque de dérive qui peut mettre en péril les droits des créateurs.
Êtes-vous optimiste quant à l’avenir?
La mobilisation actuelle en faveur du changement, dernièrement au Canada, aux États-Unis d’Amérique et en Europe, me donne de l’espoir. Les leçons tirées du passé concernant le rééquilibrage des forces et la mise en place d’une réglementation me donnent de l’espoir. Nous entrons dans une nouvelle phase et le mouvement prend de l’ampleur. Nous assistons à une véritable prise de conscience. Tout le monde comprend à présent que ce qui est gratuit ne l’est qu’en apparence. Il existe une volonté générale de préserver l’art et la culture afin de laisser à la postérité une trace de notre passage. La musique est le langage universel qui nous rassemble.
Les traités Internet de l’OMPI
Les traités Internet de l’OMPI, qui comprennent le Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur (WCT) et le Traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT), établissent des normes internationales dont l’objet est d’empêcher l’accès non autorisé aux œuvres de l’esprit et l’utilisation de ces œuvres sur l’Internet ou d’autres réseaux numériques.
Qu’ils soient musiciens, écrivains ou artistes des arts visuels, de tout temps, les créateurs ont été à l’avant-garde des révolutions et ont lutté pour améliorer les conditions de vie de tous. La musique a fourni la trame sonore des mouvements de défense des droits humains dans le monde entier. Les musiciens ont été les porte-paroles des mouvements en faveur des droits civils, de la démocratie, de la paix, du droit de vote, de la contraception, de l’environnement et d’autres causes importantes. Nous avons été là pour vous. Cette fois, c’est nous qui avons besoin de votre aide.
Chacun de nous à un rôle à jouer dans ce rééquilibrage des forces. Pour les musiciens, cela consiste à reconnaître la situation malgré la pression des réseaux sociaux et l’illusion de réussite. Cela consiste à œuvrer en faveur de l’adoption d’une législation forte en matière de droit d’auteur et à encourager nos homologues artistes à s’exprimer et à rejoindre le mouvement.
Que peuvent faire les consommateurs pour soutenir votre cause?
Les personnes qui considèrent que la musique est utile peuvent décider, en connaissance de cause, d’écouter de la musique en ligne d’une manière responsable, qui profite aux musiciens, mais qui protège également leurs précieuses données. Abonnez-vous à des services de diffusion de musique en ligne, achetez des disques et allez à des concerts.
Qu’en est-il de l’industrie musicale et des décideurs?
Je recommanderais à l’industrie musicale de continuer d’investir dans les jeunes créateurs et dans la diversité et de continuer de mettre en œuvre les moyens importants dont elle dispose pour encourager la croissance à tous les niveaux de l’écosystème musical.
Quant aux décideurs, mon message est très clair : il faut mettre un terme aux dispositions d’exonération de responsabilité trop larges. Il faut cesser de subventionner les sociétés milliardaires qui commercialisent des œuvres sans rémunérer justement les artistes qui les créent.
Et vous, chers lecteurs, qu’allez-vous faire?
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